antiAtlas Journal #01 - Printemps 2016

ARTS, SCIENCES
ET PROCESSUS EXPLORATOIRES

Jean Cristofol


Jean Cristofol est philosophe, Professeur à l'École Supérieure d'Art d'Aix-en-Provence

Mots-clefs : arts-sciences, exploration, technique, médias, expérience-expérimentation, organe, appareil, critique.

Laura Kurgan, Shade of green, Brésil, Imagery reprocessed from Geo-Eye 1m resolution, 2010

Pour citer cet article : Cristofol, Jean, 2016, "Arts, Sciences et processus exploratoires", antiAtlas Journal 01 | 2016 [En ligne], publié le 13 avril 2016, URL : http://www.antiatlas-journal.net/01-arts-sciences-et-processus-exploratoires, DOI : http://dx.doi.org/10.23724/AAJ.3, consulté le Date

1 « […] J'ai senti que j'essayais de décrire un présent impensable, mais en réalité je sens que le meilleur usage que l'on puisse faire de la science-fiction aujourd'hui est d'explorer la réalité contemporaine au lieu d'essayer de prédire l'avenir… La meilleure chose à faire avec la science aujourd'hui, c'est de l'utiliser pour explorer le présent. La Terre est la planète alien d'aujourd'hui. »

William Gibson

La vieille question des relations entre arts et sciences a pris, depuis quelques années, une nouvelle actualité. Elle s'est aussi profondément transformée, élargie, renouvelée. Pendant longtemps elle était restée relativement marginale, apparemment cantonnée à une frange des pratiques artistiques et largement ignorée par la grande majorité des scientifiques, toutes disciplines confondues. Tout se passait comme si ce n'était pas, au fond, une question sérieuse, ni du point de vue de l'art, ni du point de vue de la science. Et même si il est possible d’établir une longue liste d’artistes qui pourrait illustrer, sous des formes très diverses, l’ancienneté et la constance des relations entre arts et sciences, il me semble qu'elles ont continué jusqu'à une époque récente à n’être considérées que comme un objet de spéculation un peu hasardeux, sans portée réelle sur ce qui pouvait faire l'intérêt véritable et la qualité des œuvres, une forme de justification mise au service d'expériences fondamentalement ludiques, le domaine réservé de quelques amateurs de science fiction, une sorte de cour de récréation pour chercheurs en quête de poésie et pour artistes en quête de reconnaissance. L’un des aspects de cette marginalisation me semble lié à l’idée qu’il ne s’agirait là que d’une question de « moyens » ou de « technique ». Ainsi, tout s’est longtemps passé comme si l'art pouvait au mieux trouver dans la science des modèles et des instruments, et comme si la science cherchait dans l'art une sorte d'écho, un libre prolongement, ou simplement l’occasion d'illustrer une part de son propos. Mais les choses sont en train de changer rapidement et la relation entre arts et sciences s'impose de plus en plus comme un enjeu réel, à la fois sur le terrain des pratiques artistiques et sur celui de la recherche scientifique. Elle apparait de plus en plus clairement comme un aspect important de la culture contemporaine et elle fait irruption comme une dimension de l'action politique.

Tout s’est longtemps passé comme si l'art pouvait au mieux trouver dans la science des modèles et des instruments, et comme si la science cherchait dans l'art une sorte d'écho ou l’occasion d'illustrer son propos.

Il devient donc nécessaire d’aborder autrement cette question. Il faut par exemple s’interroger sur la diversité des formes de la connaissance scientifique, sur l’intérêt croissant pour les démarches interdisciplinaires et sur le rôle des sciences humaines et sociales. Il faut tenir compte de l’impact des technologies de l’information et du développement des techno-sciences. Il faut certainement prendre la mesure de la confrontation des modèles scientifiques avec les crises économiques et sociales, les enjeux écologiques, le développement de technocraties qui revendiquent une légitimité dans l’expertise scientifique et qui conduisent à s’interroger sur le devenir démocratique des sociétés modernes. Les sciences sont aujourd’hui plus que jamais confrontées à des enjeux de méthode, de culture et de sens.

2 Mais, d’un autre côté, il faut aussi prendre en compte l’évolution des pratiques artistiques elles-mêmes. On a encore tendance, quand on pense à l'art, et en particulier aux arts plastiques ou visuels, à faire référence aux pratiques traditionnelles de la peinture, de la sculpture, du dessin et aux différentes disciplines qui leurs sont associées. Pourtant, dès le XIXe siècle avec la photographie, puis de plus en plus largement au XXe siècle avec le cinéma, la vidéo, et enfin le développement des technologies numériques, les pratiques artistiques se sont considérablement diversifiées. Elles se sont trouvées engagées dans l'espace technologique des médias et elles se sont confrontées à l'univers des machines. Ce sont les formes d'existence des pratiques artistiques qui se sont alors modifiées, et avec elles l'idée même de ce qu'on appelle l'art. Dès les années 1920 ces transformations et leurs conséquences étaient clairement énoncées par des artistes comme Moholy-Nagy (1993) ou par des philosophes comme Paul Valéry (Valéry, 1928).

Ceux-là avaient bien compris que ces transformations ne consistaient pas seulement dans l'apparition de nouveaux moyens qui viendraient prendre la place des anciens, ni même dans l’apparition de nouveaux médiums qui s'ajouteraient aux médiums traditionnels. Il serait plus juste de dire qu’elles bouleversaient la relation de la pratique artistique à l'espace matériel et social dans lequel elle se constitue. Voici que le médium ne se trouve plus attaché à la pratique artistique comme s’il constituait le territoire « naturel » qui pourrait la définir, à la façon dont la réalité matérielle de la peinture pouvait définir le territoire d'exercice de la pratique du peintre. La photographie est déjà, non plus un médium, mais un media généraliste. C'est le vecteur technique et industriel d'une foule d'activités différentes, scientifiques, journalistiques, familiales, et aussi artistiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles il n’y a pas de sens à revendiquer la photographie comme un art : pour faire simple, ce n'est plus alors le médium photographique qui définit la pratique de l’artiste, c'est plutôt l'artiste qui constitue la photographie comme un médium dans et par l’exercice de sa pratique. Et c’est bien pourquoi Benjamin (Benjamin, 1931/2012) substitue à la question de savoir si la photographie est un art, celle de savoir ce que devient l’art à l’époque de la photographie.

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Laura Kurgan, Yellow southern desert southeastern Iraq,
between Al Busayyah abd An Nasiriyyah, zoom3, 
2003

3 Les technologies numériques ont radicalement généralisé et prolongé ce déplacement, parce qu'elles ne constituent plus un médium ni même un média particulier, mais qu'elles se développent à l'échelle de la société toute entière. Elles en pénètrent, traversent et font muter l'ensemble des pratiques, qu'elles soient de conception, de communication ou de production. Les artistes qui s’en saisissent ne se trouvent plus placés dans la sphère constituée par la particularité du médium dans lequel leur pratique s'inscrit, mais ils se trouvent de plein pied dans ce qui constitue la matière même dans laquelle s'articulent les relations à la connaissance et à l'action (Cristofol, 2005). La diversification et la transversalité des pratiques artistiques contemporaines, qu’elles fassent usage ou non des technologies numériques, ne peuvent se comprendre sans prendre en compte le caractère fondamental de ces bouleversements, parce qu’ils touchent à la matière même dans laquelle la culture s’articule. Ils modifient par exemple les relations entre les domaines de l’industrie, ceux de la science et ceux de la culture. L’artiste ne se trouve plus cantonné dans l’artisanat de son savoir-faire comme dans un territoire qui lui serait propre et à partir duquel il regarderait le monde. Il se trouve engagé dans un jeu mouvant où la production des formes, des discours et des situations vient questionner la façon dont les enjeux technologiques, scientifiques, sociaux et culturels déterminent pour chacun un point de vue, une place, une expérience.

Il ne s'agit plus seulement de s'interroger sur la place que les sciences peuvent occuper dans les domaines de l'art, que ce soit dans les formes de composition et de structuration des œuvres ou dans l'horizon culturel qui les nourrit et détermine leurs contenus. Il s'agit d'interroger la place des pratiques artistiques dans l'ensemble des pratiques sociales. Il s'agit de prendre en compte les déplacements qui modifient les relations entre des domaines que nos cultures avaient constitués comme des espaces séparés. L'art ne se ramène plus seulement au domaine privé et à l'exercice intime d'une élévation de l'esprit ou d'une éducation du goût. Il ne se cantonne plus dans un monde bien distinct du domaine social de la production industrielle, ou bien du champ théorique de la production du savoir ou encore de l'espace public de l'action politique. Il interfère avec un espace social dont l'ensemble des domaines traditionnellement séparés semblent déplacer et croiser leurs limites. La valorisation marchande se construit maintenant sur le terrain du style de vie, de l'esthétique sociale, du jeu symbolique des marques et du storytelling (Rifkin, 2005). Le champ du savoir et de l'innovation est au cœur de ce qu'on appelle l'économie de la connaissance. La politique est étroitement articulée aux médias et aux stratégies de production de l'acceptation par les citoyens de décisions prises par des instances administratives et technocratiques qui paraissent largement échapper au contrôle démocratique (Salomon, 2007).

Revenir sur le caractère exploratoire des pratiques artistiques

Pour dire les choses plus directement, c'est la place de l'art dans la société qui a changé, sa fonction et ses relations avec des formes culturelles qui se développent dans le champ médiatique. Cela ne signifie pas que l'art, les pratiques artistiques, se confondent ou tendent à se confondre avec les domaines de la communication, du divertissement, de la publicité ou de la politique, ou encore de la production du discours scientifique. Il est au contraire essentiel de défendre la spécificité de démarches qui ne sont pas les produits des mêmes intentions, qui ne se donnent pas les mêmes règles et qui n'engagent pas les mêmes enjeux. Par contre, cela signifie que les pratiques artistiques se confrontent et s'affrontent à ces autres réalités. Elles engagent l'expérience que nous pouvons faire d'un environnement qui s'est profondément transformé, qui s'est technicisé et qui s'est médiatisé. Mais cela suppose que l’art ne se réduit pas à l’expression subjective d’une sensibilité, ni à la création d’une forme dont la destination consisterait essentiellement à faire l’objet d’un jugement de goût — cela suppose qu’il engage une relation particulière à la connaissance et à la production du sens. L’enjeu de ce petit essai est bien de revenir sur cette idée, somme toute bien banale, à propos de ce que j’appellerais le caractère exploratoire des pratiques artistiques.

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I. La notion d’exploration,
l’exemple de Moholy-Nagy

4 L'idée que l'art soit une modalité de l'expérience participe d'un point de vue qui est développé dès 1934 par le philosophe américain John Dewey (Dewey, 2010). La réflexion de Dewey s’inscrit très clairement dans un processus qui était largement engagé dans la réalité des pratiques artistiques de son époque. Il peut être intéressant, par exemple, de la rapprocher des propositions théoriques très novatrices qu'un artiste comme László Moholy-Nagy développait au milieu des années 20, c’est-à-dire dix ans plus tôt (Moholy-Nagy, 1993). Alors que la philosophie classique fondait l'esthétique sur l'expérience que le spectateur fait de l'œuvre d'art, essentiellement pensée comme un résultat, un produit « fini » et constitué en lui-même, il s'agit maintenant de rapporter les pratiques artistiques à un ensemble de processus, de démarches et d'élaborations qui ne consistent pas seulement à produire des œuvres-objets mais à agir sur notre environnement et sur la perception que nous en avons. Il s'agit de comprendre l'art comme une façon de mettre en jeu l'expérience que nous faisons du monde qui nous entoure. Cette action suppose que les formes et les moyens de l'art se transforment en même temps que la société elle-même se transforme. Mais cette transformation n’est pas seulement une transformation culturelle. Elle ne concerne pas seulement des façons de vivre, de penser, de percevoir. Elle engage aussi une relation aux conditions matérielles de l’existence, de la perception et de la connaissance. C’est ainsi que Moholy-Nagy voit dans l'industrie et les technologies de communication des puissances qui renouvellent profondément le monde dans lequel nous vivons, et il conçoit du coup l'art comme le lieu privilégié de l'exploration des potentialités portées par ces transformations.

Les machines sont devenues aussi des machines à voir et à écouter qui prolongent, autonomisent et démultiplient nos organes.

Que signifie exactement cette notion d'exploration ? On attribue communément à l'art une fonction esthétique (formelle) et une fonction de représentation (mimétique). La notion d'exploration ne se ramène entièrement ni à l'une ni à l'autre. Chez Moholy-Nagy, par exemple, elle apparaît dans la volonté de prendre en compte la façon dont le développement de la société industrielle au début du XX° siècle a transformé à la fois les relations sociales et les façons de percevoir la réalité. D'un côté, la mécanisation de la production, la croissance de l'urbanisation, la standardisation des marchandises, la révolution des moyens de transport et de communication ont fait apparaître des sociétés dans lesquelles ce qu'on appelle « les masses » jouent un rôle déterminant. L'art ne peut plus alors être pensé sur le seul modèle de la relation inter-individuelle, ni comme le privilège d’une minorité cultivée. Les industries culturelles naissantes ouvrent à l'imaginaire collectif des horizons qu'on n'avait pas imaginés jusque-là, et dont l'impact sur les comportements va se révéler un terrain complexe d'influence, si ce n'est de manipulation (Bernays, 2007). D'un autre côté, la puissance des machines et des appareils d'enregistrement et de diffusion des images et des sons a profondément modifié la façon dont nous voyons, dont nous entendons, dont nous communiquons. Moholy-Nagy écrit en 1925 : 

« Cent ans de photographie et deux décennies de film nous ont formidablement enrichis et l'on peut affirmer que nous voyons le monde avec de tout autres yeux » (Moholy-Nagy, 1993).

C'est que les machines sont devenues aussi des machines à voir et à écouter qui prolongent, autonomisent, démultiplient nos organes. Le montage cinématographique, le collage photographique, se sont constitués comme des formes d'écriture et de composition qui font surgir de nouvelles façons de jouer de l'espace et du temps, en relation avec la vitesse des trains, des automobiles et des avions. L'accès à l'œuvre n'est plus commandé par la présence d'un objet unique ou d'une occasion programmée, mais l'image se démultiplie comme l'enregistrement sonore se diffuse et devient accessible à distance et, de plus en plus, à tout moment. 

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László Moholy-Nagy, Bauhaus Balconies, 1926

5 La tâche est donc d'un côté de jouer des nouvelles relations entre l'art et la vie quotidienne, et d'un autre côté de tester les possibilités perceptives qui nous sont offertes par cette extension et cette autonomisation de nos facultés, ce que Moholy-Nagy appelle nos « appareils fonctionnels », désignant par là à la fois nos organes naturels et les prothèses techniques qui les prolongent et les transforment. Le principe qui distingue l'art de toute autre démarche est alors l’invention libre de nouvelles relations (auditives, optiques, narratives) qui se saisissent des moyens générés par l'industrie pour ouvrir de nouveaux espaces de création et lutter contre la tendance à la répétition, à la banalisation du quotidien, à l'homogénéisation du comportement. L’idée d’une opposition entre les mécanismes de la répétition, de la normalisation, de la reconnaissance réconfortante des formes et des valeurs conventionnelles et l’aspiration à l’émancipation d’une humanité disposant des moyens d’accéder à des connaissances toujours plus nombreuses, de vivre des expériences jusqu’alors inaccessibles, de participer activement à la vie collective se retrouve chez des auteurs très différents en ce début du XX° siècle. C’est un affrontement entre la reproduction du même et la production du nouveau, le conditionnement des comportements et des désirs et la conquête d’une liberté qui vient modifier jusqu’à nos façon de sentir, de vivre et de penser.

« La production (la création productive) servant au premier chef la constitution humaine, nous devons tenter d'exploiter à des fins productives les appareils (moyens) qui jusqu'alors n'avaient été utilisés qu'à des fins reproductives. » (Moholy-Nagy, 1993)

Moholy-Nagy inscrit les pratiques artistiques dans un contexte esthétique élargi qui prend en compte l’expérience comme un champ d’exploration.

L’art est ainsi pensé comme la pratique qui permet de transformer qualitativement la relation des individus à leur environnement et de générer des expériences perceptives et cognitives d’un type nouveau. Ou plus exactement, l’art est le lieu où peut s’expérimenter les potentialités sensibles liées à un monde en pleine transformation. Il s’agit de faire surgir des événements sensibles et poétiques jusqu’alors impossibles ou inimaginables. Il s’agit de faire surgir des possibilités nouvelles d’expérience. Moholy-Nagy écrit :

« La constitution de l'homme est la synthèse de tous ses appareils fonctionnels, et il est au faîte de sa perfection au moment où les appareils qui le constituent – des cellules aux organes les plus complexes – sont perfectionnés et intentionnellement portés aux limites de leurs capacités. L'art est l'agent de ce perfectionnement et c'est là l'une de ses missions les plus importantes. De la perfection de l'organe de perception dépend en effet toute l'efficacité de ses tentatives pour établir et imposer aux appareils fonctionnels des relations nouvelles et fécondes entre des phénomènes connus (optiques, acoustiques ou relevant d'autres organes), et d'autres phénomènes encore inconnus. L'homme a ceci de particulier que ses appareils fonctionnels n'arrivent jamais à saturation. À l'inverse, toute sensation nouvelle provoque chez lui le désir de recevoir d'autres impressions.
C'est fondamentalement ce qui explique cette nécessité que ressent l'homme de renouveler en permanence ses expériences créatrices. À cet égard, les créations ne sont profitables qu'à la condition de produire des rapports encore inconnus. Je veux dire par là que la reproduction (c'est-à-dire la répétition de relations déjà existantes) ne pourra être considérée, dans le meilleur des cas et du point de vue particulier de la création, que comme un exercice de virtuosité » (Moholy-Nagy, 1993).

Moholy-Nagy inscrit les pratiques artistiques dans un contexte esthétique élargi qui prend en compte l’expérience comme un champ d’exploration. Il ne conçoit pas cette expérience comme abstraite ni première, parce qu’elle est historiquement, socialement et technologiquement déterminée. Elle ne se réduit pas pour autant à l’univers raffiné d’une élite cultivée, mais elle est indissociable de la réalité vécue de l’existence humaine. Plus largement encore, elle met en jeu les relations entre un organisme vivant et son milieu techniquement transformé. Mais c’est bien parce que ces relations sont produites et qu’elles peuvent être travaillées, développées, enrichies, toujours renouvelées et réinventées qu’il peut être question d’art et de pratiques artistiques.

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László Moholy-Nagy, untitled, 1940

II. Vilèm Flusser,
l’appareil et le programme

6 Cette dimension exploratoire n’est certainement pas seulement le produit des avant-gardes du début du XXe siècle. Je ferais au contraire l’hypothèse qu’on peut la retrouver dans des contextes très différents et sous des formes elles aussi très différentes, sans que la notion ne perde pour autant son sens et son fondement. C’est par exemple le cas chez Vilèm Flusser, dans les années 80, avec son essai percutant sur la photographie (Flusser, 1996). C’est un exemple qui m’intéresse ici pour deux raisons. D’abord parce qu’il concerne la relation à la technique et qu’il contribue à montrer qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de moyens, mais que les techniques et les technologies ouvrent des champs de recherches spécifiques. Ensuite parce qu’il introduit la question de la forme et du formalisme, mais qu’il le fait d’une façon à la fois originale et éclairante.

L'une des idées principales de Flusser consiste à montrer que tous les appareils issus des technologies ne sont pas seulement des dispositifs techniques, mais des agencements répondant à un programme qu’ils sont conçus pour exécuter.

L'une des idées principales que Flusser développe dans ce texte consiste à montrer que les appareils photographiques, et par-delà tous les appareils issus des technologies, ne sont pas seulement des dispositifs techniques matériels, des objets fonctionnels, mais des agencements répondant à un programme qu’ils sont conçus pour exécuter. D'une certaine façon, l'appareil photographique et la pratique dont il est la condition représentent, chez Flusser, la première manifestation d'une sorte nouvelle d'appareils. Ce sont des objets techniques qui ne s'épuisent pas dans leur réalité immédiate, mais qui existent par rapport à quelque chose d'autre, le programme, dont ils sont une manifestation nécessairement relative, provisoire et limitée. Cela suppose d’abord une distance ou une incomplétude entre l'appareil et le programme qui, inévitablement, le déborde. Et pour sa part, le programme ouvre un champ de possibilités qui, à son tour, dépasse son simple énoncé formel, comme il dépasse l'intention nécessairement limitée de celui qui l'a conçu et produit.

On se souvient que Walter Benjamin, dans un passage célèbre de la « Petite Histoire de la Photographie », rappelle comment Arago, présentant l’invention de Daguerre devant l’Assemblée Nationale en 1839, ne se contente pas de la justifier face à la peinture, mais déploie la diversité des potentialités qu’elle porte et l’immensité des conséquences qu’elle ne manquera pas d’avoir sur les activités humaines. Cela le conduit à réfléchir aux enjeux des inventions et à ce qui fait même le propre de l’invention, qui ne consiste pas seulement à apporter un nouvel appareil, mais à voir cette nouveauté donner naissance à des développements qui vont bien au-delà de ce qui avait été imaginé. Et Benjamin de citer Arago :

« Quand des observateurs appliquent un nouvel instrument à l’étude de la nature, ce qu’ils en ont espéré est toujours peu de chose relativement à la succession de découvertes dont l’instrument devient l’origine. » (Benjamin, 1931/2012).

L’idée est bien de marquer l’écart qui se creuse entre le projet de l’inventeur et les potentialités de l’invention, il est bien de montrer qu’il y a, dans l’invention, bien plus que ne pouvait l’imaginer celui qui l’a conçue. La proposition de Flusser va encore plus loin. Elle met en jeu la structure même des technologies dans leur relation à des modèles scientifiques. Ce faisant, il inscrit dans l’histoire un processus qui va trouver plus tard un développement immensément plus vaste avec l’apparition de la notion de machine abstraite chez Alan Turing (1936) et plus généralement dans la distinction devenue triviale entre hardware et software. Mais elle pose aussi l’idée d’une spécificité de la position de l’artiste dans sa relation non seulement à l’appareil, mais aussi aux écarts qui se creusent entre l’appareil et le programme, entre les usages prévus et les possibilités à inventer (ou à révéler), entre les jeux de l’imagination inventive et la conception étroitement instrumentale d’une conception utilitariste des techniques et des savoirs. 

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7 Ce ne sont que les utilisateurs et leurs usages des appareils qui peuvent dévoiler et réaliser les potentialités que les programmes génèrent. Mais encore faut-il que ces usages ne soient pas réduits à l’application prédéfinie de procédures conventionnelles. C’est pourquoi Flusser affirme que l'artiste se trouve non seulement dans une relation au réel mais au champ des possibles qu'ouvre l'expérimentation des appareils. Il s’agit pour le photographe de créer de nouvelles images et de nouvelles relations aux images, de faire surgir des formes imprévues, de détourner et perturber des fonctionnalités insaturées. La démarche de l'artiste a pour horizon formel l'épuisement du programme. Flusser écrit :

« Les possibilités offertes par le programme de l'appareil sont pratiquement inépuisables. Il est impossible de photographier effectivement tout ce qui est photographiable. L'imagination de l'appareil dépasse celle de chaque photographe particulier, et même celle de l'ensemble de tous les photographes c'est justement là que réside le défi que doit affronter le photographe… Ce que le photographe tel qu'on l'entend ici recherche dans le programme de l'appareil, ce sont des possibilités encore inexplorées, des images informatives, improbables, jamais vues auparavant. » (Flusser, 1996)

L’art est un espace d'interrogation et d’exploration des « appareils »

Ce qu’énonce Flusser à propos de la production technologique des images peut s’étendre au champ toujours plus large des technologies dont les artistes ne cessent de se saisir, jusqu'à la robotique ou aux bio-technologies. Si Moholy-Nagy proposait d’envisager les pratiques artistiques comme des façons de révéler les potentialités ouvertes par les transformations matérielles à la fois de notre environnement et de nos facultés de percevoir et d’agir, Flusser montre que, simultanément, l’art est un espace d'interrogation et d’exploration des « appareils », quels qu’ils soient, dès lors qu’on les considère comme des dispositifs répondant à un programme. C’est ce qui explique que les artistes se soient immédiatement trouvés impliqués dans le champ des technologies numériques, non seulement comme des utilisateurs, mais comme des acteurs et des explorateurs.

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Trevor Paglen, Detachment 3, Air Force Flight Test Center #2Groom Lake, NVDistance ~ 26 Miles, 2008

III. L’espace concret
comme champ d’expérience

8 Une autre façon encore d’aborder la réflexion sur le caractère exploratoire des pratiques artistiques est sans aucun doute liée aux champs dans lesquels ces pratiques se développent et qui déterminent tout un jeu de relation entre arts, sciences et techniques. C’est le cas des pratiques sonores et de la musique, par exemple. C’est aussi le cas, très différemment, des pratiques artistiques de l’espace concret. Il faut d’ailleurs noter que ces catégorises sont relatives et qu’elles ne constituent pas des domaines par nature séparés, de telle sorte qu’ils seraient susceptible de conduire à une catégorisation pertinente et suffisante des pratiques artistiques les unes par rapport aux autres. Les pratiques de l’espace concret peuvent aussi bien être des pratiques sonores, par exemple, comme c’est exemplairement le cas pour les soundwalk ou les pratiques qui utilisent les technologies de la mobilité, la géolocalisation, etc. Ce qui constitue la pertinence de ces « champs de pratiques » est donc moins la distinction de leurs « objets », toujours complexes et susceptibles de se combiner, que la façon dont elles peuvent dessiner des configurations problématiques où se construisent des relations entre démarches artistiques, technologies, domaines scientifiques, savoirs collectifs, enjeux culturel et politiques. C’est très exactement ce que montrent les travaux de la géographe Anne Volvey, quand elle décrit la façon dont les sciences de l’espace (géographie, mais aussi urbanisme, architecture, aménagement) rencontrent dans les démarches d’artistes qui viennent interroger et construire les formes contemporaines de la spatialité, une dynamique à la fois critique et constructive qui contribue à redéfinir le champ de leurs propres constructions de connaissance et d’action.

Involuntary parks et cyberspace

« Ce qui est en jeu ici, écrit-elle, c’est la capacité de l’art contemporain comme pratique (ou ensemble de pratiques) à créer des situations qui articulent une spatialité et une temporalité données autour d’un projet individuel ou collectif par le truchement de procédures               interactionnelles et contractuelles, situations qui créent les conditions de possibilités du dégagement de significations attachées aux lieux et à leur mise en jeu, en forme et en ce dans des objets d’art-lieux » (Volvey, 2008).

La question de l’espace vécu, traversé, habité, donne lieu depuis quelques décennies à des interventions qui dépassent très largement l’activité classique de la représentation du paysage. Il est toujours difficile de définir l'enchaînement des éléments qui conduisent à l'apparition d'un phénomène historique, d'autant qu'il n'y a pas de raison de penser que cet enchaînement doive consister en une suite linéaire d'événements successifs. Du point de vue de l'histoire de l'art, on peut évoquer la suite des pratiques de la déambulation, de la promenade et de la marche qui, depuis au moins les surréalistes, en passant par les situationnistes des années 60, on fait de l'espace urbain le terrain d'une expérience à la fois poétique et savante (Debord, 1995). On doit certainement souligner l'importance du rôle du mouvement du Land-Art, dominé par des artistes américains, mais dont la naissance s'est jouée pour une bonne part en Allemagne, dans la relation à la division de la ville de Berlin par le mur qui matérialisait la frontière avec une violence et une radicalité tout à fait nouvelle (Semin, 2015). On peut même imaginer que la littérature cyberpunk, qui invente à la fois les « involuntary parks » avec Bruce Sterling (Sterling, 2000) et le Cyberspace avec William Gibson (Gibson, 1985) jouent un rôle important dans ce processus et en constitue l'une des manifestations. S'ajoute à ces éléments les relations de plus en plus nourries entre art et cartographie, la transformation profonde de notre relation à la carte avec la multiplication des croisements entre espace réel et espace virtuel, les possibilités ouvertes par les systèmes de géolocalisation et les technologies de la mobilité. La question des frontières, avec tout ce qu’elle mobilise de complexité, tout ce qu’elle porte d’imaginaire, la relation au territoire qu’elle cristallise, tout ce qu’elle révèle des stratégies de la surveillance et des dispositifs de contrôle, tout ce qu’elle génère d’enjeux politiques et sociaux – les flux de migrations par exemple – constitue dans ce contexte un élément de polarisation et un point critique.

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9 Ce recoupement de préoccupations qui se développent dans des voies et des formes multiples me parait témoigner d'une réalité fondamentale, celle de la transformation de notre relation à l'espace concret, aux modalités de sa production, de son organisation, de ses usages, ainsi que de la façon dont il détermine nos existences, nos statuts, nos identités et nos représentations. Nous habitions un monde qui se déployait dans un espace relativement homogène et cohérent, commandé par des oppositions symboliquement et esthétiquement structurantes entre le proche et le lointain, l'intérieur et l'extérieur, l'en deçà et l'au-delà des limites (urbanistiques, sociologiques, politiques, culturelles) qui l'organisaient. Ce monde a disparu au profit d'une réalité bien plus complexe, faites d'ensembles qui ne se superposent plus, mais qui constituent autant de sphères entrelacées. Une réalité dans laquelle le lointain fait irruption au coin de la rue pendant que l'identique se dissémine partout sur la planète, où l'économie efface les frontières pendant que les murs se construisent pour empêcher des hommes de se déplacer, et où des drones permettent de cibler des individus à des milliers de kilomètres dans des États avec lesquels aucune guerre n'est déclarée. Ce qui était ou semblait évident, l'ordre spatial dans lequel se dessinait l'horizon de nos existences, semble échapper à la possibilité d'une saisie unifiée et cohérente et aux lois de bon sens qui nous paraissaient intangibles. Ce qui nous semblait donné nous apparaît maintenant, clairement, comme une construction, le produit de nos opérations. Le rôle des technologies est évidemment déterminant dans ces transformations, parce que nos relations spatiales sont inévitablement une construction de médiations, et que ces médiations sont indissociables des appareils et des dispositifs concrets dans lesquels nous mettons en œuvre nos déplacements, nos habitats, nos actions et nos productions, nos communications et nos échanges.

Il ne s'agit plus de représenter ce qui nous est donné mais de donner à expérimenter ce qui en train de se produire.

Il ne s'agit plus, pour beaucoup d'artistes, de représenter ce qui nous est donné mais de révéler, travailler, donner à expérimenter ce qui en train de se produire. L'espace n'est plus ce qui s'ouvre devant nous, mais ce qui s'articule dans nos gestes et nos appareils. Nous ne sommes plus devant, mais d'une certaine façon dedans, et il nous faut redécouvrir ce que c'est que percevoir et se situer. Cette réalité ne se manifeste que parce qu'elle est sollicitée, activée ou subie.

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IV. Trevor Paglen
et la géographie expérimentale

10 Il y a là le terrain sur lequel se redistribue la relation ancienne de la théorie et de la pratique. Cela fait bien longtemps que l'art a intériorisé la fonction critique dans sa propre pratique. Et il n'est pas nouveau que des artistes soient aussi, par ailleurs, des théoriciens ou des scientifiques, ouvrant entre ces deux dimensions de leur travail un jeu d'échos et de contaminations. Je pense par exemple aux écrivains-mathématiciens de l'Oulipo. Mais même dans ce cas, et malgré toutes les passerelles qu'on voudra, les deux activités demeuraient non seulement distinctes, mais bien ancrées dans leurs champs disciplinaires respectifs. Il me semble que ce sont d'autres constructions qui se montrent quand des artistes pensent leurs pratiques comme des processus heuristiques.

C'est, par exemple, le cas de Trevor Paglen, quand il avance, à propos de son travail, la notion de « géographie expérimentale ». Comme artiste, Trevor Paglen est particulièrement connu pour son travail d'enquête, d'arpentage et de repérage qui le conduit des bibliothèques aux zones désertiques du territoire américain. Il vient travailler la relation du visible et de l'invisible, comme ce que la représentation met en œuvre dans son jeu et ses manques, ses méthodes et ses évitements. Dans ses textes, ses photographies, ses vidéos, il cherche à révéler les installations secrètes abritées dans des zones inaccessibles, il documente les disparitions de personnes organisées par les agences de renseignement américaines et les réseaux sur lesquelles elles s'appuient, il questionne la façon dont l'espace se construit et manifeste l'état de notre monde. Il dit :

« le thème que je développe n’est pas, contrairement à ce que l’on croit souvent, la révélation de secrets mais l’épistémologie politique. »

Le travail de Paglen s'inscrit dans le contexte des développements nouveaux de la géographie et de la cartographie, et en particulier de la façon dont les cartes, et plus généralement les technologies numériques de représentation et de traitement de l'espace, comme le GPS, ont vu leurs usages s'étendre, des utilisations les plus sophistiquées aux aspects les plus banals de la vie quotidienne. Ces évolutions contribuent à instaurer une relation tout à fait nouvelle à l'espace et aux technologies de sa représentation, elles élargissent radicalement et brouillent aussi l'horizon du visible, elles ouvrent de nouveaux domaines d'interventions pour les acteurs les plus divers et de nouvelles possibilités à l'imaginaire collectif.

D'un point de vue historique, on souligne volontiers les liens qui unissent la cartographie avec les intérêts stratégiques des puissances de chaque époque, qu'ils soient militaires ou économiques, et donc ce que cela engage d'enjeux à la fois scientifiques et idéologiques. La représentation géographique est traditionnellement marquée par cette dimension particulière des cartes, qui articule étroitement la connaissance théorique et les perspectives de l'action. Cela a contribué au développement d'une approche critique qui montre combien la représentation de l'espace est indissociable du processus matériel de sa production. Cela montre comment la production de l'espace concret est inséparable de la production d'un certain type de point de vue. Les façons de voir et de représenter accompagnent l'instauration d'une spatialité qui détermine la place des sujets, leurs relations réciproques, les règles de distribution et d'occupation des territoires, les logiques de déplacement, de contrôle et de discrimination, les enjeux de l'accès à la mobilité ou des obstacles qui l'interdisent. Comme l'écrit Trevor Paglen :

La production culturelle et la production de l’espace ne peuvent pas être séparées l’une de l’autre, et consistent en une pratique spatiale.

« La géographie expérimentale désigne les pratiques qui saisissent la production de l’espace d’une façon auto-réflexive. Ce sont des pratiques qui reconnaissent que la production culturelle et la production de l’espace ne peuvent pas être séparées l’une de l’autre, et que cette production culturelle et intellectuelle est une pratique spatiale. Au-delà, la géographie expérimentale implique non seulement de concevoir la production de l’espace dans sa dimension ontologique, mais d’expérimenter activement la production de l’espace comme partie intégrante de notre propre pratique. Si les activités humaines sont indissociablement spatiales, alors, les nouvelles formes de liberté et de démocratie ne pourront émerger que dans une relation dialectique avec la production de nouveaux espaces » (Paglen, 2009).

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Trevor Paglen, Open Hangar; Cactus Flats, NV; Distance ~ 18 miles; 10:04 a.m., 2007

Trevor Paglen, The Salt Pit, Northeast of Kabul, Afghanistan, 2006
Courtesy of the Artist, Altman Siegel, San Francisco and Metro Pictures

Trevor Paglen, National Reconnaissance Office Ground Services Station (ADF-SW) Jornada del Muerto,
New Mexico: Distance approx. 16 Miles
, 2012

V. Laura Kurgan
et la place du sujet

11 C'est un point de vue qui n'est pas très éloigné de celui qu'exprime l’artiste et designer Laura Kurgan dans un très beau livre qu'elle a publié récemment sous le titre révélateur de Close Up at a Distance (Kurgan, 2013). Le premier chapitre de ce livre est clairement méthodologique, ou plus exactement, il propose une réflexion sur les conditions historiques et technologiques qui fondent et orientent la démarche que l’artiste développe depuis plus de deux décennies. Il me semble utile de la citer un peu longuement :

« Depuis le début des années 90 – depuis la première guerre du Golfe, pour être précise – j’ai réfléchi aux nouvelles technologies de localisation, de captation à distance et de cartographie, et j’ai travaillé avec elles. Je considère ce travail comme une forme de recherche menée à travers la pratique. Les propositions et les affirmations que je propose ici, même quand elles apparaissent comme théoriques, n’ont émergé pour moi que dans un processus d’expérimentation des technologies elles-mêmes, en travaillant avec elles et sur elles pour créer des images. Cette recherche n’était pas simplement destinée à développer un travail théorique pour mieux comprendre ces nouvelles sortes de représentations spatiales, mais elles ont pris la forme d’une série de projets qui mettaient en œuvre les technologies qui avaient produit ces images dans une démarche d’investigation. Ce travail est présenté ici sous la forme d’une série de projets qui ont constitué les bases de mon enquête. Ce sont autant d’exemplifications d’une approche de compréhension des images numériques qui se trouve articulée ici et, je l’espère, autant de pistes d’explorations pour aller plus loin » (Kurgan, 2013).

Une forme de recherche menée dans la pratique

La formulation de Laura Kurgan est particulièrement intéressante, en particulier parce qu’elle articule très clairement la notion d’exploration à la pratique. Le caractère exploratoire suppose un engagement dans une forme de pratique, dans des processus de mise en œuvre qui produisent un effet de connaissance. Il ne s’agit plus exactement de penser la relation entre théorie et pratique sur le mode de la démarche expérimentale dans les sciences, ou celle de l’aller-retour entre théorie et pratique de la tradition marxiste. Comme l’écrit très bien Laura Kurgan il s’agit d’une « forme de recherche menée dans la pratique ». La pratique n’est pas articulée à la théorie comme un terme avec un autre terme, mais elle devient le champ d’une démarche de recherche particulière, qui a évidemment des effets théoriques. Il ne s’agit pas de dire que la pratique nourrit et enrichit la théorie, elle n’est pas seulement pierre de touche, modalité de contrôle, ou instance de falsifiabilité de la théorie. Elle est espace de développement de démarches heuristiques et d’effets critiques.

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Laura Kurgan, New York, September 11, 2001, Four Days Later, World Trade Center site as seen by Ikonos satellite, 2001

12 Or, cette réflexion sur les relations entre pratique et théorie se prolonge dans un autre constat, qui concerne la situation dans laquelle les technologies de captation des données à distance, de localisation et de représentation cartographique, place chacun d’entre nous, la façon dont elle transforme essentiellement notre relation à l’espace concret et aux formes de sa représentation. Nous ne sommes plus devant la carte, constituée comme un document extérieur, mais nous sommes situés, définis et inclus dans la carte elle-même. L'expression célèbre de Korzybski suivant laquelle « une carte n'est pas le territoire » (Korzybski, 2001) doit être repensée pour un contexte cognitif dans lequel la carte est devenue une part active du territoire, un monde dans lequel nous nous déplaçons dans la carte en même temps que dans le territoire. Penser les processus de production de l'espace suppose d'accepter le fait premier que nous en soyons partie prenante. Cela implique pour Laura Kurgan que la connaissance des technologies par lesquelles ces processus opèrent est devenue un enjeu majeur. Cela suppose aussi que cette connaissance ne saurait se satisfaire d’une énonciation théorique, sans mettre en œuvre l'expérience même qui s'en trouve transformée. Le point de vue qui espérerait fonder la démarche critique dans le préalable d'une extériorité critique est alors renvoyé à sa propre illusion. Laura Kurgan nous dit :

« Nous ne pouvons pas nous tenir à distance de ces technologies, qui nous situent et qui nous incorporent » (Kurgan, 2013).

Une investigation en acte

Ainsi, très clairement, la démarche artistique se construit comme une forme d’investigation en acte, une élaboration qui se développe par la mise en œuvre de projets spécifiques, eux-mêmes inscrits dans des circonstances, un contexte et des conditions bien définis. Il y a bien production, mais ce qui est produit relève autant de l’œuvre que de la situation. Ce à quoi invite la démarche artistique, c'est à poser l'existence d'une expérience qui ne vise pas à alimenter ou à conforter une théorie ou un modèle d'explication, mais qui vise à se mettre en jeu elle-même, comme espace ouvert de significations possibles. Il me semble alors que le caractère exploratoire des pratiques artistiques vient renouveler l’impératif de la « critique », qui est d’une certaine façon consubstantiel à la modernité.

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Laura Kurgan, Shade of green, Brésil, Imagery reprocessed from Geo-Eye 1m resolution, 2010

VI.

Pour un nouvel exercice de la critique

13 Ce fil-là, celui de la critique, ou de la position critique en art, on peut en suivre les métamorphoses tout au long d’un chemin qui va planter ses racines très profondément dans l’histoire, mais qui émerge comme une lame coupante avec les avant-gardes du début du XXe siècle. Ce n’est pas le propos d’en parcourir le fil ici, ni de remonter à Benjamin ou à la « distanciation » brechtienne, ou de souligner ce moment révélateur où Jameson vient interroger la possibilité même d’une position critique face au flux total de la télévision, faute de l’espace et du temps d’une prise de « distance » (Jameson, 2007). C’est bien la question du sujet qui est chaque fois posée, et de sa place dans la production et la circulation des formes et des informations. Mais nous savons maintenant que les espaces dans lesquels nous sommes placés ne sauraient se donner comme des objets extérieurs, des objets de spectacle entièrement posés devant nous. Nous savons que notre retrait n’est au mieux qu’une figure de style provisoire et que la façon dont nous nous situons par rapport à des flux d’informations, dans lesquels nous sommes toujours partie prenante, doit être à la fois inquiétée et activée par la mise en œuvre d’une situation. Et nous savons que cette mise en situation implique de se confronter à la configuration effective de ces flux d’informations, c’est-à-dire à du savoir par et dans la pratique.

La démarche artistique ne s’oppose pas à la démarche scientifique, mais lui pose en acte la question de sa propre relation à la réalité.

Et c’est bien par sa capacité à engager un tel savoir que la démarche artistique ne vient pas s’opposer à la démarche scientifique, qu’elle ne lui tourne pas le dos, mais lui pose en acte la question de sa propre relation à la réalité. Cette question est celle de la place qu’on occupe et du point de vue qu’on impose, en tant qu’« acteur », en tant qu’observateur, en tant que scientifique, en tant qu’artiste. Les artistes et les scientifiques sont à la fois observateurs et acteurs d'une histoire partagée, même s’ils ne le sont pas de la même façon. Peut-être peut-on s’amuser à dire que quand les uns sont préoccupés par la volonté de connaître et de comprendre la réalité qui se construit en élaborant des modèles qui puissent en rendre compte, dans un mouvement que l’on pourrait dire d’extraction, les autres sont attachés à faire surgir les possibles (positifs ou négatifs) qu'elle contient, c'est-à-dire à nous placer dans une relation à cette réalité qui engage notre position de sujets porteurs de désirs et de connaissances, de craintes et d'espérances, dans un mouvement qu’on pourrait dire d’intrication. Dans les deux cas, il s’agit de ne pas économiser la complexité de ce qui se donne, d’une façon ou d’une autre, dans l’expérience, ou le moins possible. Et dans les deux cas, on sait bien qu’une certaine forme de fiction est convoquée, inséparable du processus même par lequel l’expérience, ou son objet, sont construits.

L'art a pour effet de nous confronter au contexte dans lequel un événement se produit, un récit s'énonce et se partage, une situation s'invente et s'expérimente. Il vient interroger la parole « autorisée » et a priori légitime, parce qu'elle est la parole de l'expert, du dominant ou de l'entreprise, qui sont toujours des paroles qui sont essentiellement légitimées par l'institution, et qui tendent à réduire l’expérience à une explication prédéfinie ou à une recette exécutée. La parole artistique n'est pas, en tant que telle, une parole légitimée, sinon par sa propre institutionnalisation, mais ce n'est alors qu'une légitimation relative et partielle, celle du marché de l’art ou celle de la constitution d'un académisme inévitablement confronté à ses propres limites. C'est une parole fragile, une parole qui réintroduit la place singulière de la subjectivité qui l'énonce et de celle qui la partage. C'est une parole en situation d'émergence. L'intérêt de la pratique artistique, c'est de mettre en jeu l'émergence de la parole, comme l'émergence de la représentation, comme l'émergence du sens. Souvenons-nous de ce que disait déjà Victor Chklovski en 1917 :

« L'art est fait pour donner la sensation de la chose en tant que chose vue et non que chose reconnue … l'art est le moyen de vivre la chose en train de se faire et en art ce qui est (déjà) fait n'a pas d'importance. » (Chklovski, 1973).

bibliographie...

Laura Kurgan, légende à compléter

Bibliographie

14 Benjamin, Walter, 1931/2012, Petite Histoire de la Photographie, Paris, Éditions Allia.
 

Bernays, Edward, 2007, Propaganda, Paris, Éditions Zones.
 

Chklovski, Victor, 1973, Sur la théorie de la prose, Lausanne, Éditions L'Âge d'Homme, Traduction Guy Verret, Paris, 1973.
 

Cristofol, Jean, 2005, « Écritures, dispositifs et expériences », in Nouveaux médias, nouveaux langages, nouvelles écritures, Lavérune, Éditions L'Entretemps.
 

Dagognet, François, 1975, Une Epistémologie de l’Espace Concret : Néo-Géographie, Paris, Vrin.
 

Dagognet, François, 1977, Pour une Théorie Générale des Formes, Paris, Vrin.
 

Debord, Guy, 1955, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les lèvres Nues, n°6 Bruxelles.
 

Déotte, Jean-Louis, 2007, Qu’est-ce qu’un appareil ? Walter Benjamin, Jean-François Lyotard, Rancière, Paris, Coll. Esthétiques.
 

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Gibson, William, 1985, Neuromancien, Paris, La Découverte.
 

Huyghe, Pierre-Damien, 2006, L’art au temps des appareils, Paris, Éditions L’Harmattan.
 

Ginzburg, Carlo, 1998/2001, À distance, Neuf essais sur le point de vue en histoire, traduction Pierre-Antoine Fabre, Paris, NRF, Éditions Gallimard.
 

Jameson, Fredric, 2007, « Le surréalisme sans l’inconscient », in Le Postmodernisme ou la Logique Culturelle du Capitalisme Tardif, Paris, Éditions des Beaux-Arts de Paris.
 

Joy, Jérôme, et Sinclair, Peter (dir.), 2015, Locus Sonus, 10 ans d’expérimentations en art sonore, Paris, Éditions Le Mot et le Reste.
 

Korzybski, Alfred, 2001, Une carte n'est pas le territoire, Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale, Montréal, Éditions de l'Éclat.
 

Kurgan, Laura, 2013, Close Up at a Distance, Mapping, Technology, and Politics, New York, Zone Books.
 

Lefebvre, Henri, 1974, La production de l'espace, Paris, Anthropos.
 

Moholy-Nagy, Laszlo, 1993, Peinture, photographie, film, Paris, Éditions Jacqueline Chambon.

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Rifkin, Jeremy, 2005, L'âge de l'accès, La nouvelle culture du capitalisme, Paris, Éditions La Découverte.
 

Salmon, Christian, 2007, Storytelling, La machine à fabriquer les histoires et à formater les esprits, Paris, Éditions La Découverte.

 

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Sterling, Bruce, 2000,  Viridian Note 00023: The World is Becoming Uninsurable, Part 3.
 

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Volvey, Anne, 2008, « Land Arts, Les fabriques spatiales de l’art contemporain », Travaux de l’Institut de Géographie de Reims, n° 129-130.

notes...


 

Notes

15

 


1. William Gibson, lors d’une interview accordée sur CNN, le 26 août 1997, cité par Wikipedia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/William_Gibson (dernière consultation octobre 2015).

 

2. Nous trouvons la même préoccupation chez Dziga Vertov. Voir le Manifeste du ciné-oeil, 1923 (http://revuemanifeste.free.fr/numeroun/manifestedv.html).

 

3. Ce qui est très clairement énoncé par Paul Valery (Valery, 1928).

 

4. Moholy-Nagy rejoint en cela les idées de Victor Chklovski (Chklovski, 1973).

 

5. Une précaution est sans doute nécessaire ici. Le travail de Flusser a joué un rôle important dans les recherches qui, depuis une vingtaine d’années, se sont développées à propos des appareils, marquées par les apports d’auteurs comme Jean-Louis Déotte (Déotte, 2007) ou Pierre-Damien Huyghe (Huyghe, 2006). Et c’est bien d’appareil qu’il est question dans le passage qui m’intéresse. Il ne s’agit pourtant pas pour moi de m’inscrire ici dans la perspective de ce qui peut apparaître comme un courant de pensée qui me semble par ailleurs riche et intéressant.

 

6. Je renvoie à titre d’exemple à la récente publication du livre de Jérôme Joy et Peter Sinclair (Joy et Sinclair, 2015).

 

7. Je reprends le concept d’« espace concret » à François Dagognet, (Dagognet, 1975, 1977).

 

8. Voir Limit Telephotography. Par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=LTb0sW13iqQ (consulté en octobre 2015).

 

9. Voir Missing Persons : http://www.paglen.com/_oldsite/pages/projects/CIA/missing_persons.html (consulté en octobre 2015).

 

10. Cité par Stéphanie Vidal, « Trevor Paglen, le secret dans tous ses états », site de la Gaité Lyrique, 2014.

 

11. Trevor Paglen ne manque pas de citer le texte de Henri Lefebvre (Lefebvre, 1974).

 

12. (Traduction personnelle) : "Experimental geography means practices that take on the production of space in a self-reflexive way, practices that recognize that cultural production and the production of space cannot be separated from each another, and that cultural and intellectual production is a spatial practice. Moreover, experimental geography means not only seeing the production of space as an ontological condition, but actively experimenting with the production of space as an integral part of one’s own practice. If human activities are inextricably spatial, then new forms of freedom and democracy can only emerge in dialectical relation to the production of new spaces ».

 

13. (Traduction personnelle) : "Since the early 1990s — since the first Gulf War, to be precise — I have been thinking about and working with new technologies of location, remote sensing, and mapping. I understand this work as a form of research conducted through practice. The propositions and claims I offer here, however theoretical they are, only emerge for me through the process of experimenting with the technologies themselves, working with and through them to create images. That research has not simply been aimed at developing a theoretical framework for better understanding these new sorts of spatial representations, but has taken the form of a series of projects utilizing the technologies that have produced these images in order to investigate them. That work is presented here in terms of a series of projects that have formed the basis of my inquiry. They both exemplify the approach to understanding digital images articulated here and, I hope, suggest further lines of exploration."

 

14. Déjà, Daniel Kaplan reprenait en 2006 l’expression en citant le sociologue Alain Gras : http://www.internetactu.net/2006/09/01/la-carte-fait-le-territoire (consulté en octobre 2015).

 

15. « ...We do not stand at a distance from these technologies, but are addressed by and embedded within them ».

 

16. La traduction du texte de Chklovski utilisée ici est celle que l'on trouve dans le texte L'estrangement de Carlo Ginzburg, qui figure dans le recueil intitulé À distance, traduit par Pierre-Antoine Fabre pour les éditions Gallimard (2001).

 

Introduction

http://www.antiatlas-journal.net/pdf/01-Cristofol-arts-sciences-et-processus-exploratoires.pdf

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