antiAtlas Journal #01 - Printemps 2016

Re-dessiner l’expérience :
Art, science et conditions migratoires

Sarah Mekdjian et Marie Moreau


Sarah Mekdjian est enseignante-chercheuse au département de géographie sociale de l’Université Grenoble Alpes et au laboratoire PACTE. Elle travaille à des manières de faire, entre recherche et création, qui permettent d’interroger et de déstabiliser les statuts, entre autres, de chercheur·se·s, artistes ; migrant·e·s, citoyen·ne·s.

 

Marie Moreau vit et travaille en Rhône-Alpes, elle est diplômée de l’École Supérieure d’Art de Grenoble. Réalisatrice, artiste-exploreuse, ses films et ses installations sont actuellement présentés en France et à l’étranger. Ses installations, actions et films s’ancrent dans le réel. Ses réalisations questionnent la transmission d’expériences oubliées, endormies, cachées ou exclues. Par la création de dispositifs conviviaux, elle engage les protagonistes vers un en-commun esthétique.

 

Photographies : © Mabeye Deme

Mots-clefs : cartographie, migrations, participation, recherche-création, réfugiés

Pour citer cet article : Mekdjian Sarah et Moreau Marie, "Redessiner l'expérience : Art, sciences et conditions migratoires", antiAtlas Journal, 01 | 2016, En ligne, publié le 13 avril 2016, URL : http://www.antiatlas-journal.net/01/re-dessiner-lexperience-art-science-et-conditions-migratoires, DOI : http://dx.doi.org/10.23724/AAJ.4, consulté le Date

Introduction

1 Le travail que nous documentons ici s’intitule Cartographies traverses/Crossing Maps. Débuté en 2013 à Grenoble, en France, il a réuni deux chercheuses en géographie, trois artistes, et douze habitant·e·s grenoblois·e·s, en situation présente ou passée de demande d’asile. Nous, Sarah Mekdjian, géographe, Marie Moreau, artiste, revenons sur l’intérêt que nous avons et avons eu à travailler ensemble. Le « nous » désigne, sauf cas indiqués dans le texte, les deux auteures de cette publication, Sarah Mekdjian et Marie Moreau. Chacune d’entre nous s’exprime aussi par endroits depuis le « je » : ces passages sont signalés par nos initiales [SM] et [MM]. Notre projet a été élaboré à partir de plusieurs problèmes politiques, éthiques et méthodologiques que posent les approches des migrations contemporaines par les sciences sociales.

Alors que la recherche qualitative en sciences sociales repose en grande partie sur des méthodologies narratives pour rendre compte et analyser des parcours migratoires, celles-ci posent la question d’une reconduite de la violence induite par les procédures administratives du droit d’asile. Ces procédures sont, en effet, fondées sur des épreuves individuelles de crédibilité narrative. Les personnes en situation de demande d’asile dans les pays signataires de la Convention de Genève sont confrontées à l’injonction administrative répétée de « se raconter » dans un contexte de confiance impossible et de suspicion de « faux réfugiés ». En France, les récits individuels doivent être adressés en français à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). À Grenoble, ces récits sont retranscrits et traduits par une antenne associative qui dépend de la Préfecture de l'Isère et qui a pour fonction l'enregistrement des empreintes digitales des requérant∙e∙s dans le système Eurodac. Une fois les récits envoyés, l’OFPRA convoque les demandeur∙se∙s d'asile pour un entretien oral. Il s'agit alors de produire un récit cohérent avec la première version écrite et de donner à entendre un récit « vérifiable », correspondant à la définition statutaire du réfugié, tel qu’établie par la Convention de Genève. Le registre de la preuve fait partie des conditions requises pour le succès de la procédure (Fassin, Kobelinsky, 2012). Ces interactions, qui nient le travail discontinu de la mémoire, de l’inconscient, du contexte d’énonciation, sont génératrices d’une importante violence symbolique, qui s’invite dans les interactions avec les chercheur∙se∙s ou tout représentant d’une autorité (administrative, politique, scientifique, médicale, artistique…). En cas de refus de protection par l'OFPRA, les personnes ont la possibilité de demander un recours et de poursuivre la procédure à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). En 2014 le taux de protection accordé par l’OFPRA et la CNDA était de 22,5%, autrement dit le taux de refus s’élevait à 77,5% des demandes.

Mettre en crise la notion de « vérité » narrative

Ainsi, alors que les administrations exigent des récits de vie « vérifiables » pour délivrer ou non le droit d'asile, le projet de recherche-création Cartographies traverses/Crossing Maps ne répond à aucune injonction de vérité, ni de référentialité. Depuis le champ de l’art et depuis le champ de la science, nous avons travaillé à mettre en crise la notion de « vérité » narrative, utilisée par les administrations pour juger les récits migratoires des personnes demandant l’asile, en co-produisant des cartes d’expériences migratoires, ni vraies, ni fausses, autant référentielles qu’imaginaires. Nous avons donc invité des personnes en situation de demande d’asile à travailler à des formes d’expression, qui tentent de ne pas reconduire la violence générée par les interactions avec les administrations. Dans les dispositifs de mise en relation que nous avons proposés, nous n’avons posé aucune question. Plutôt que de proposer de « raconter leur histoire », nous avons invité les participant∙e∙s à dessiner des cartes à main levée, sur papier et sur tissu, à partir des thèmes du déplacement, du voyage, de la vie à Grenoble. Point de fond de carte référencé, ni vrai, ni faux. Principe d’Équivalence : bien fait = mal fait = pas fait (Filliou, 1968). Ce travail pose également les enjeux d’une co-production élaborée entre des personnes aux statuts très différents et inégaux (« artiste », « chercheuse », « demandeur∙se d’asile ») : nous relevons des asymétries, des impensés, des complémentarités, et des tentatives de subversion.

Point de fond de carte référencé, ni vrai, ni faux.

Dans cet article, nous revenons sur cette expérience collective, ses modalités de réalisation et de diffusion, les négociations qu’elle a impliquées. Nous re-balisons et re-dessinons notre expérience pour en saisir quelques enjeux esthétiques, politiques et scientifiques. Il y a bien sûr tout ce que nous avons réussi à mettre en commun mais il y a aussi les efforts, les entraves et les difficultés qui ont constitué autant de situations privilégiées pour étudier de manière critique nos ethos de travail.

[SM] Je partirai de mon expérience de chercheuse, de la rencontre avec Marie Moreau et du chemin frayé ensemble.

[MM] Je poursuivrai en racontant ma pratique et le geste cartographique partagé avec Sarah Mekdjian.

Cette publication vise précisément à dessiner, au sens propre et figuré, les lignes de complémentarité et de tensions, qui ont organisé notre activité de recherche-création, en lien avec les politiques migratoires contemporaines. Nous ré-écrivons et re-dessinons l’expérience. Nous avons décidé de nous jouer des codes classiques de l’article scientifique, en élaborant un texte-carte et en dessinant une carte-texte ou carte heuristique. Autrement dit, cette publication nous permet de prolonger en acte notre expérimentation de recherche-création, en travaillant depuis le texte et depuis le geste de dessin cartographique. Nous invitons ainsi les lecteur∙trice∙s/spectateur∙trice∙s/visiteur∙se∙s à lire la carte, circuler dans le texte, circuler dans la carte, lire le texte, mouvements complémentaires d’exploration de ce que peut être un terrain de recherche-création, en prise avec des situations sociales et politiques spécifiques.

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I. Travailler à découvert

a. Les lieux d’une recherche-création située, en contexte

2 Ce texte commence par situer les lieux, établir la cartographie de nos points de rencontre et de nos espaces de travail. Nous racontons où et comment nous nous sommes rencontrées en 2012 et à partir de quels lieux nous avons commencé à travailler en commun.

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Fig. 1: Lieux et objets de rencontre des ateliers de cartographie participative, 2013

b. Conditions de nos rencontres entre artistes, chercheuses, personnes en situation de demande d’asile habitant Grenoble

3 [SM] En 2012, Marie Moreau travaillait dans plusieurs centres sociaux grenoblois, notamment au Point d’Eau, « havre de vie dans un quotidien de survie » où l’on peut se reposer, faire une machine à laver, boire un café, et au Fournil, association qui propose un accueil de jour, notamment autour de repas partagés. Parmi les hôtes, se trouvaient des personnes qui demandaient l’asile. Marie Moreau invitait les usagers de Point d’Eau et du Fournil à dessiner des cartes au feutre noir sur de grandes nappes blanches :

Je pense à Vassili, que je rencontre aussi dans mon quartier. Un matin, il était à Point d’eau. Je me suis assise à côté de lui. Comme à chaque fois que je vais là-bas, j’avais installé des nappes, quelques stylos, du fil à coudre, les toiles cartographiées précédemment… J’avais un drap de petite taille et mon feutre. Vassili fabriquait un lance-pierre. Pour accrocher le caoutchouc au cuir il faut être deux, je lui ai donné la main, et puis j’ai dessiné ce très bel objet. De là, il m’a donné la main pour dessiner le territoire, ses paysages (Houbey, Moreau, 2012).

Hors des lieux institutionnels de l’art, la pratique artistique de Marie Moreau « s’exerce à découvert, à même les territoires, en interaction étroite avec les lieux et les personnes » (Nicolas-Le Strat, 2015). Son travail, initié au Fournil et au Point d’Eau, intitulé ATLAS LOCAL s’articulait, en 2012, à celui de Lauriane Houbey, artiste plasticienne, chorégraphe, intitulé La maraude cartographique. Ces deux œuvres ont été réunies sous le titre de Géographies intérieures. Marie Moreau décrit son travail :

Au début, il y a le désir de réaliser des travaux qui s’articulent à des lieux d’accueil – sanitaires et sociaux – qui ont une histoire et une action qui m’importent. Ce qui est précieux, c’est qu’on me laisse essayer. Les usagers, les convives, les bénévoles, les salariés m’observent aménager un espace, du temps. Parfois certains appareillent à ce que je fabrique, parfois je l’appareille à ce qu’ils fabriquent ou ce qui se fabrique là. En tout cas, il s’agit de s’échapper (Houbey, Moreau, 2012).

C’est au cours de l’exposition Géographies intérieures que j’ai rencontré Marie Moreau et Lauriane Houbey. J’ai d’abord visité leurs installations avec des étudiant.e.s de l’université de Grenoble où j’enseigne, puis je suis revenue seule. À partir de cette exposition, qui donnait à voir et à expérimenter des cartographies relationnelles, narratives, sensibles, j’ai proposé d’élaborer avec les artistes une autre résidence, cette fois-ci dans les locaux de l’association Accueil demandeurs d’asile (ADA), à la Maison des Associations. L’ADA est une association qui accompagne les demandeur∙se∙s d’asile dans leurs procédures, en particulier les procédures d’appel à la Cour nationale du droit d’asile. C’est à l’ADA que les recours sont élaborés, traduits, rédigés, avec le concours de salariés de l’association, de bénévoles, dont certain∙e∙s sont avocat∙e∙s. Ouvrir un atelier de cartographie à l’endroit où les personnes avaient l’habitude de se rendre mais aussi où elles devaient jouer le jeu des administrations, revenait à s’insérer dans une routine tout en la décalant.

Ainsi, en mai et juin 2013, nous – Marie Moreau, Lauriane Houbey, Fabien Fischer, artistes plasticiens, Anne-Laure Amilhat Szary et moi-même, enseignantes-chercheuses en géographie, Mabeye Deme, photographe, Coralie Guillemin, ingénieure d’étude recrutée pour le projet par l’université – avons donc ouvert des ateliers de cartographie dans les locaux de l’ADA, avec des séances bihebdomadaires. Des personnes rencontrées à l’ADA ont été invitées à participer. Douze Grenoblois∙e∙s, en prise plus ou moins directe avec les procédures de demande d’asile, ont ainsi contribué régulièrement aux ateliers. Elles et ils avaient quitté l’Arménie, la République Démocratique du Congo, la Guinée, l’Azerbaïdjan, le Soudan, l’Erythrée, l’Afghanistan, l’Algérie.

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II. Pourquoi la cartographie ?

a. La carte, terrain de rencontre, outil relationnel

4 Le geste cartographique a servi de triangulation dans la relation établie entre, nous, organisatrices des ateliers et les participant∙e∙s, rompant le face-à-face des entretiens administratifs ou de recherche (Mekdjian et al., 2014 ; Mekdjian, 2016). La cartographie est un geste que nous utilisons toutes deux, depuis le champ de l’art et depuis le champ de la géographie, comme méthode pour entrer en relation, susciter des échanges, partager nos intentions de travail. Nous avons ainsi proposé aux participant∙e∙s de dessiner des cartes sur le thème des expériences migratoires. À la suite des travaux initiés par Denis Martouzet, géographe (Martouzet et al., 2012), la carte peut être définie ici comme « objet transitionnel », notion empruntée à la psychanalyse de Winnicott. Denis Martouzet propose l’introduction de la cartographie dans la relation entre chercheur∙se∙s et enquêté∙e∙s pour dépasser les limites méthodologiques du récit de vie, en particulier la mise en cohérence narrative lors du travail de retranscription. Le passage par le geste et l’objet cartographique, élaborés en commun entre enquêté·e·s et chercheur·se·s, permet

« un effet d’investissement moins massif de l’enquêteur par l’enquêté, laissant à celui-ci une liberté de continuer à associer les représentations, sans pour autant avoir à construire ou reconstruire des défenses pour rester cohérent à ses propres yeux » (Martouzet et al., 2010 : 168). 

En plus de son utilité méthodologique et relationnelle, la carte est une image et un objet qui permet d’interroger les fondements disciplinaires et les tournants épistémologiques critiques de la géographie. Étudier les liens entre géographie, cartographie et art contemporain, permet précisément d’interroger les critères classiques de scientificité de ces disciplines (objectivité, réalisme, vérité notamment). L’histoire de la cartographie et de ses usages (Harley, 2002 ; Wood, 1992 ; Tiberghien, 2010), rappelle combien

« toute histoire des sciences commence comme une histoire de l’art. [ …] De ce point de vue, il n’y a qu’une seule histoire partagée par l’art et les sciences, disons une histoire des représentations au sens large » (Latour, 2012 : 91).

La carte, outil des géomètres, des marins, des géographes est une des figures du tournant spatial de l’art contemporain (Volvey, 2007 ; Harmon, 2010 ; Tiberghien, 2010 ; Imhoff, Quiros, 2014).  Gilles A. Tiberghien montre que l’usage de la carte par nombre d’artistes contemporains sert d’ « instrument de rupture, [de] modalité critique dans le régime de la représentation » (Tiberghien, 2010 : 198). À la suite des écrits de Lucy R. Lippard (1983), il relève particulièrement deux courants artistiques pour lesquels la carte a émergé comme objet et pratique au service d’une critique de la notion de représentation : l’art conceptuel dans les années 1960 et le land art des années 1960-1970 (Volvey, 2003, 2007, 2010)

Ainsi, depuis l’art contemporain et depuis les sciences sociales, en particulier la géographie, la carte a été soumise à une crise de légitimité, en tant qu’outil censé représenter l’espace, depuis un œil zénithal objectif et « totalisant » (De Certeau, 1990, t.2 : 141). Nombreuses sont les cartographies artistiques contemporaines qui « subvertissent la géographie en tant que discipline de savoir disciplinant l’espace » (Imhoff, Quiros, 2014), rejoignant des travaux scientifiques et militants de contre-cartographies ou cartographies post- ou dé-coloniales, critiques du nationalisme méthodologique (Crampton, 2006). La cartographie, qui sert à conquérir, discipliner, surveiller, est ainsi de plus en plus utilisée pour questionner les dispositifs spatiaux du pouvoir et tenter d’y ouvrir des brèches (Bailly, Gould, 1995 ; Harley, 2002). Outil de consolidation de la conception moderne de l’État-Nation (en créant notamment le concept de frontière-ligne), la carte est un instrument de surveillance et de traçabilité autant qu’une technologie permettant aux exilé∙e∙s de se déplacer (principalement sous la forme de GPS sur les téléphones portables). Les expositions du collectif de l’antiAtlas des frontières ont donné à voir des œuvres où cartes et outils géo-numériques de surveillance sont détournés de leurs usages militaires à différentes fins esthétiques et politiques critiques.

Subvertir les codes formels de la carte, ses horizons normatifs de vérité et de savoir légitime, revient à tenter de transformer nos imaginaires des migrations et des frontières

Subvertir les codes formels de la carte, ses horizons normatifs de vérité et de savoir légitime, revient à tenter de transformer nos imaginaires des migrations et des frontières, rompre avec les représentations nationales et fixistes des expériences migratoires, explorer les angles morts, les envers et les revers des systèmes contemporains de contrôle des migrations.

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b. Les dispositifs de recherche-création des ateliers de cartographie

5 Au sein des ateliers de cartographie grenoblois, plusieurs dispositifs de recherche et de création cartographiques ont été mis en œuvre(s).

[SM] Tout d’abord, j’ai travaillé avec les participant∙e∙s à la réalisation des Légendes du voyage, légende cartographique collective (voir figure 2). Cette légende est composée de mots, exprimés et sélectionnés par les participant∙e∙s pour évoquer des expériences migratoires. Les mots ont ensuite été symbolisés par les participant∙e∙s par des gommettes de formes et de couleurs différentes. Ce travail a consisté à mettre en commun des expériences individuelles et faire émerger un discours et une symbolisation visuelle collective sur les conditions migratoires contemporaines (voir figure 2).

[MM] Dans un second temps, j’ai proposé une fabrique de cartes subjectives, dans la continuation de son travail commencé en 2012 et intitulé ATLAS LOCAL. Les participant∙e∙s des ateliers ont dessiné des cartes sur de grands tissus de lin et de coton blancs (voir Figures 3 et 4). Après le travail en ateliers, j’ai brodé certaines d’entre elles. Je colporte et agence les cartes subjectives réinterprétées et brodées.

La cartographie, appropriée par les artistes, les chercheuses, les participant·e·s, est donc à la fois le média de nos relations, l’objet des expositions, une forme esthétique et un terrain de recherche.

Quant à Lauriane Houbey et Fabien Fischer, ils ont réalisé respectivement deux pièces sonores, D’ici là le milieu et Ici pas encore, à partir d’entretiens menés avec les participant∙e∙s, qui commentaient en partie les cartes produites. Les Légendes du voyage, ATLAS LOCAL, D’ici là le milieu et Ici pas encore, composent le dispositif Cartographies traverses/Crossing Maps. La cartographie, appropriée par les artistes, les chercheuses, les participant∙e∙s, est donc à la fois le média de nos relations, l’objet des expositions, une forme esthétique et un terrain de recherche. Les cartes produites permettent d'exprimer des bribes de souvenirs. Elles racontent des histoires de voyages, des histoires de vie, rappelant que « la vie elle-même [est] un tissu d’histoires racontées » (Ricœur, 1985 : 356).

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c. ATLAS LOCAL
une œuvre cartographique évolutive

6 [MM] Je propose en contribution de ce texte un mélange de citations et de pensées.

Se frayer un chemin. Mettre à jour un réseau de présences sans pour autant dresser un cadastre, ni figer des relations, ni chercher à capter une indiscernable identité. Mais montrer comment les repères jouent et permettent de s’insérer dans le cours des choses. Les cartes ne sont pas des instruments d’observation. Ce sont des instruments d’évacuation. Fernand Deligny (1975)

Les expériences qui se trament dans ces dessins sont à deviner, elles dialoguent avec notre représentation du monde et les transformations politiques dont les dessinateurs sont les passeurs.

Derrière toute carte il y a une intention, un mouvement, celui d’occuper le territoire pour certains, celui de ne pas se perdre pour d’autres, celui de se rappeler pour d’autres encore. Les expériences qui se trament dans ces dessins sont à deviner, elles dialoguent avec notre représentation du monde et les transformations politiques dont les dessinateurs sont les passeurs. ATLAS LOCAL est une œuvre évolutive. Amorcé en 2012, suite au témoignage de ma sœur, travailleuse sociale, ce travail se poursuit aujourd’hui dans le dispositif Cartographies Traverses/Crossing Maps. Ma sœur connait mon intérêt pour les cartes subjectives, dessinées à main levée ou à bâton rompu. Elle raconte souvent des anecdotes liées aux réalités qu’elle croise, notamment au Fournil où elle travaille. Un jour elle m’a parlé d’un nouvel usage qui s’initiait autour des sets de table et de la cartographie. Elle raconte qu’à midi, alors que les convives se mettent à table pour manger, certain poussent leurs assiettes et dessinent des plans, des cartes, inexactes, d’une géographie qui est la leur, celle de leur parcours à la surface de la terre et dans le dédale des administrations françaises. Ma sœur m’a décrit des cartes qui mêlaient des villes récemment citées aux actualités et des lieux connus comme le local de Médecins du monde, l’hôpital, la Poste, la gare. Je suis venue dans ce restaurant social pour voir ces cartes. Mais ils les jettent à la fin de chaque repas. Ces cartes imaginaires ont fini par me hanter. Je me disais qu’il y avait là la trace de présences silencieuses, discrètes, dans l’expectative de trouver leur chemin, leur place. Je suis retournée dans ce lieu d’accueil, puis dans un autre, j’ai installé sur les tables des nappes de cotons, de lin. J’avais avec moi quelques stylos noirs et je me suis rendue disponible à la rencontre.

ATLAS LOCAL est un recueil, une collection, dont je colporte les cartes. Je les installe en fonction des environnements et des situations. Pour ce texte, j’ai sorti deux cartes subjectives de voyageurs, que je décris ici :

Oslo mon amour est une carte-fresque. Celle d’un voyage qui s’étend dans l’espace et dans le temps, avec des étapes marquées, balisées, d’autres sautées, un aller-retour sans explication dessinée, et un ici qui ne se représente pas.

Shamil ou le monde poisson, présente un monde par agrégats, par zones connues, souvenues ou à placer autour de là où l’on est pour raconter. Par hasard, le dessinateur en a fait une sorte de poisson qui reprend l’Europe de l’Est, du Nord, l’Ukraine, la Russie jusqu’à l’Iran, par un envers. Le monde est retourné sur l’axe nord sud. L’est est à l’ouest et vice versa. Comme un regard en miroir, un reflet inverse.

« Ce n’est pas une époque d’œuvres achevées, c’est une époque de fragments »
(Marcel Duchamp)

Réinventer le point de vue,

CARTES RELATIONNELLES

ATLAS LOCAL est un recueil de cartographies subjectives dessinées par des voyageurs, des sédentaires, des errants, des rêveurs. Le dessin s’amorce et entretient une conversation sur les trajectoires, autour d’une table, une nappe de coton ou de lin blanc sert de page blanche. Dessinés puis brodés ces dessins déploient des paysages, des territoires plus ou moins connus, reconnus, des géographies intérieures. Colportées sous la forme d’une installation évolutive, les cartes rejoignent une collection, un atlas, local.

Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est toute entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit.[…]

La carte ne calque pas quelque chose que l’on se donne tout fait ; elle est contestable dans toutes ses dimensions, démontable, renversante, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou comme une méditation.
Gilles Deleuze, Félix Guattari, (1980 : 20).

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III. Proposer un autre partage du sensible

7 [SM] Les cartes créées à Grenoble sont dessinées à main levée sur fond blanc ; elles donnent à voir des lignes de dessin raturées, hésitantes ; les routes bifurquent, s’arrêtent, reprennent. Les données figurées à partir de la légende disent le danger, la chance, l’amour, les sensations de faim, de soif, la peur, la police, l’injustice… En interaction avec un public, le dispositif Cartographies Traverses / Crossing Maps est une forme d’« expérience cartographique », qui « étrange », déplace nos repères habituels de lecture de cartes et nos balises interprétatives des migrations.

Au sujet des cartes des migrations transsahariennes, notamment médiatiques, les géographes Armelle Choplin et Olivier Pliez montrent que celles-ci construisent « la vision d'un espace migratoire lisse, c'est-à-dire où le trait de dessin continu de quelques routes migratoires occulte toutes les « aspérités » – spatiales et temporelles d'ordre politique, policier, pécuniaire... – qui jalonnent les itinéraires empruntés par les migrants » (Choplin, Pliez, 2014). Au-delà de la difficulté technique de représenter, analyser et objectiver des données sensibles et individuelles, on peut aussi formuler l’hypothèse que la sur-représentation de cartes de flux, en particulier dans les médias, relève aussi d’un choix d’ordre politique.

Routes et flux sont souvent figurés indistinctement par des flèches, et, ainsi, confondus sur certaines cartes médiatiques, ce qui alimente les angoisses d'invasions :

« Les longs traits qui figurent la migration africaine vers l'Europe restituent l'image un peu inquiétante d'une invasion passant par des itinéraires (les villes de Ceuta et de Melilla, la Libye...) qui sont pourtant rarement empruntés simultanément par des milliers de migrants. De telles cartes font oublier que ces flux sont marginaux au regard des migrations africaines et même des migrations transsahariennes. Elles induisent aussi une confusion entre « itinéraires » et « flux » (ibid.).

Dans Cartographies Traverses/Crossing Maps, certaines cartes présentent des dessins qui combinent des espaces vus du ciel et des espaces vus du sol. Les modes de projection ne sont pas donnés d'avance ni naturalisés ; ils ont été construits au fur et à mesure des gestes cartographiques. Ils opèrent un décentrement dans la facture des cartes et dans la lecture que nous pouvons en faire. Une même personne a souvent dessiné plusieurs séries de cartes, chacune proposant un point de vue différent, une projection nouvelle, au gré de la mémoire et de l’envie (voir Figures 5 et 6). Le regard circule et a besoin de temps pour tenter de saisir un sens, de suivre une ligne, de trouver un repère de localisation.

Les cartes créées à Grenoble sont dessinées à main levée sur fond blanc ; elles donnent à voir des lignes de dessin raturées, hésitantes ; les routes bifurquent, s’arrêtent, reprennent.

En cela, les cartes de Cartographies traverses/Crossing Maps contribuent à mettre en mouvement nos imaginaires des migrations. C’est aussi parce que l’on voit les ratures, les silences, les hiatus, les changements d’échelle, les bifurcations et les hésitations. Tout cela raconte le mouvement de la mémoire. Les cartes sont autant spatiales que temporelles. Comment parcourt-on a posteriori le chemin qui nous a fait ? Celui d’un voyage migratoire, depuis dix ans ou depuis deux mois. Depuis la rivière Ubangi en RDC ou depuis l’arrêt Malherbe à Grenoble. Cartographies traverses/Crossing Maps est une invitation à lire des cartes, en acceptant un peu de s’y perdre.

Cartographies traverses / Crossing Maps a « émergé au point d’articulation de multiples décisions, compétences, contributions ou interprétations » (Nicolas-Le Strat, 2015). Pour rendre compte de cette œuvre collective et en co-construction, nous avons pensé produire un générique de co-auctorialité.

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Fig. 2 Les légendes du voyage. Réalisation collective, ateliers de cartographie, Grenoble, 2013

Fig. 3 Fragment d’ATLAS LOCAL, H.S., Marie Moreau, ateliers de cartographie,
Grenoble, 2013, feutre sur tissu.

Fig. 4 Fragment d’ATLAS LOCAL, H.S.,
Marie Moreau, ateliers de cartographie,
Grenoble, 2013, feutre sur tissu et fil de coton.

Fig. 5 Du Soudan en France (1), Issa Ibrahim Hamid, ateliers de cartographie, Grenoble, 2013

IV. Participation et co-auctorialité.Enjeux d'un travail partagé à partir de statuts inégaux

a. Générique de la co-auctorialité des ateliers de cartographies participatives

Laetitia ABBAS
Augustin ABBAS
Alishum AHMEDIN
Ahmedin
Anne-Laure AMILHAT SZARY
Shamil ASTAHANOV
Fanny BRAUD
Mabeye DEME
Alpha DIALO
Karine GATELIER
Nasruddin GLADEEMA
Coralie GUILLEMIN
Lauriane HOUBEY
Karim HUSEYNOV
Issa IBRAHIM HAMID
Ilhem
Jacqueline LEININGER
Fiston MASSAMBA
Sarah MEKDJIAN
Tatevik MELKONYAN épouse MNATSAKANYAN
Marie MOREAU
Salomon PALUKU
H. S.
Aboubakar SOULEIMAN GUELLEH
Olivier TIRARD-COLLET
Kanké TOUNKARA

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b. Pourquoi ce générique ? Conditions de réalisation et impensés d’un travail participatif

9 [MM] La co-auctorialité désigne selon moi, un mouvement de partage, disons plutôt un mouvement de mise en présence conditionnée par une relation. En effet, dans le cas précis de la quête esthétique que nous menions autour de l’errance et de la cartographie, la problématique était de réussir à faire « remonter une trajectoire ». Cela voulait dire mettre en présence la fragilité d’une errance et la vulnérabilité d’une potentielle perte de repères. Les cartes qui ont été dessinées par les personnes que j’ai rencontrées pendant tous les dispositifs de cartographies partagées que j’ai initiés sont multiples et variées. Chacun des cartographes, dessinateurs, protagonistes a dessiné un fragment du monde, de son monde. Et cela parce que la situation et la relation le permettait. Lorsque je parle d’art relationnel, il s’agit bien de cela : un art dont le processus permet, par la relation, l’émergence d’une parole, d’un tracé, d’un mouvement.

Comment rendre compte de la co-construction et co-création des dispositifs mis en œuvre ?

Les dispositifs de co-auctorialité se rapprochent en affinité des enquêtes menées par Pascal Nicolas Lestrat sur la co-opération et co-création :

Le processus de coopération devient fondamentalement « auteur » de l’œuvre. La pratique artistique se réalise donc sous la forme d’une activité-réseau associant de multiples objets intercesseurs (des méthodes, des savoirs, des compétences, des dispositifs, des formes et des langages) et de nombreux contributeurs, co-opérateurs de l’activité. L’artiste n’est plus au centre du jeu car la dynamique-réseau dissuade l’idée même de centralité, et de périphérie. Les positions sont en permanence réversibles. À un moment, c’est l’intention inaugurale de l’artiste qui fera différence et qui captera l’attention et les énergies mais adviendra nécessairement le moment où l’évènement surgit et où une initiative inattendue, une parole décalée, une ambiance nouvelle, une interaction perturbatrice affectera significativement le processus, l’influencera durablement et finira par le réorienter. Pour autant, la place de l’artiste n’est pas dissoute ; je pense même qu’elle se renforce qualitativement dans la mesure où elle devient plus relative, plus risquée, plus exposée. L’artiste œuvre effectivement en plein milieu. Non plus au centre d’une situation mais en son milieu. (Nicolas-Le Strat, 2015).

Comment rendre compte de la co-construction et co-création des dispositifs mis en œuvre ? Notre travail entend notamment contourner l’atomisation des récits individuels, voulue par les procédures d’asile. Il s’agit de contourner l’hyper-singularisation des récits, qui empêche en partie l’émergence de discours communs. Le générique relève d’une éthique de la participation, qu’il est nécessaire d’interroger dans le cadre spécifique des ateliers de cartographie.

La participation est un terme général qui recouvre des épistémologies et méthodologies hétérogènes, relatives à des intentions de recherche multiples. On pourrait dire qu’il s’agit a minima de « faire avec », autrement dit de concevoir des « situations relationnelles […] en source de connaissance » (Volvey, 2014). Les conditions des relations élaborées sont centrales. Anne Volvey pose en condition de toute démarche participative et relationnelle, que « l’expérience soit dûment réfléchie, selon un principe de symétrie » (ibid.). Comme le note Dominique Paturel au sujet de la notion de « recherche participative », c’est souvent « une éthique du « care » comme façon d’allier des dispositions morales et une pratique de recherche adossée au sensible et à la vie ordinaire qui ancre la démarche. » (Paturel, 2013). Par « éthique de la participation », en lien avec l’épistémologie et l’éthique du care (Bondi et al., 2002), j’entends une attention portée aux relations, entendues comme sources de connaissance. Quelles relations ont été élaborées pendant les ateliers et ensuite, pendant les temps d’exposition du dispositif ? Qu’a signifié « participer », « être participant∙e » ? Le générique désigne toutes celles et ceux qui ont « participé », sans distinction de statut ni de rôle, pour éviter de figer chacun∙e dans des catégories qui risquaient de réduire la diversité de nos relations. On peut néanmoins rappeler que tout n’a pas été décidé en commun et que chercheuses et artistes ont pré-défini un certain nombre de conditions de travail. Autrement dit, différents degrés et formes de participation ont été expérimentés. Plusieurs décisions ont été prises entre chercheuses et artistes, sans les soumettre nécessairement à discussion aux « participant·e·s », notamment se retrouver deux fois par semaines, dans les locaux de l’ADA, à heures fixes ; rémunérer les artistes (8 heures de travail par artistes, financement CNRS), employer et rémunérer Coralie Guillemin, ingénieure d’étude, et Mabeye Deme, photographe (financement CNRS) ; inviter les « participant∙e∙s » à travailler bénévolement. L’invitation à travailler sur les thèmes principaux du voyage migratoire et de la vie à Grenoble a été discutée en commun ; nous avons longuement travaillé, en français, en anglais et dans d’autres langues encore, notamment l’arabe, à une liste de mots qui pourrait collectivement faire sens pour évoquer les expériences de déplacement, de franchissements frontaliers, d’exil. J’ai ensuite proposé d’élaborer une légende collective, en symbolisant les termes clés par des gommettes de couleurs différentes ; la discussion collective a porté sur les couleurs et les formes à choisir. Marie Moreau a décidé d’un cadre singulier : dessiner sur des tissus de coton et de lin blanc avec des feutres noirs.


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Fig. 6 Du Soudan en France (2), Issa Ibrahim Hamid, ateliers de cartographie, Grenoble, 2013

10 Dans ce cadre, les « participant·e·s » ont aussi décidé d’un certain nombre d’éléments, notamment la réalisation des cartes brodées selon d’autres modes de fabrication que ceux proposés par Marie Moreau ; la réalisation d’une carte en relief (argile, bois), et plus largement des réinterprétations nombreuses des dispositifs créatifs proposés par les artistes et chercheuses. Certain∙e∙s participant∙e∙s ont aussi proposé d’organiser la première exposition de Cartographies Traverses / Crossing Maps lors de la journée mondiale du réfugié le 20 juin 2013 à Grenoble. En plus de l’exposition, a été donné un concert joué par un groupe de musiciens interprétant de la musique soudanaise contemporaine.

Ainsi, le cadre du travail n’a pas été décidé entièrement avec les « participant∙e∙s ». Ces derniers ont répondu ou non aux propositions, en les réinterprétant en partie. Comme l’explique Pascal Nicolas-Le Strat au sujet des situations qu’il nomme de co-création :

Parfois l’artiste est à l’initiative, parfois, il se laisse embarquer par des propositions sur lesquelles il a peu de prise, voire aucune réelle compréhension. Cette alternance des positions est essentielle. Cette réversibilité est fondamentale ; elle oblige chacun à se rendre disponible pour l’autre, à transiger avec ses objectifs, à s’accommoder de ses envies et intentions. L’artiste s’entremet. Il intercède entre de nombreuses interactions. Il n’est donc pas dépouillé de sa capacité à faire – il n’est pas dépossédé même s’il est fréquemment destitué – mais il l’engage différemment, sur un mode moins assuré, moins dirigiste, moins arrogant. Le travail du commun transforme profondément les attendus et les aspirations de son activité (Nicolas-Le Strat, 2015).

La question de la participation doit aussi nécessairement être abordée à partir de l’analyse des conditions matérielles et économiques du travail réalisé. Les ateliers ont reposé sur des relations asymétriques, qui constituent un des impensés de ce travail.

Les participant·e·s ont ainsi été invités à travailler bénévolement (une partie d’entre eux étaient demandeur·se·s d’asile et n’avaient donc pas le droit de travailler), quand les chercheuses recevaient leur salaire mensuel, et que les artistes ont été rémunérés par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour le temps des ateliers (puis ont produit des œuvres, en co-auctorialité avec les participant∙e∙s, à compte d’auteurs). Pour les participant∙e∙s en situation de réfugiés, qui avaient donc le droit de travailler, la question de leur rémunération aurait pu être posée, ce que nous n’avons pas fait. Il s’agit d’un impensé qui m’amène à réfléchir aujourd’hui aux conditions matérielles de la participation et de la reconnaissance du travail collectif et individuel réalisé par les personnes invitées pendant les ateliers.

La question de la participation doit aussi nécessairement être abordée à partir de l’analyse des conditions matérielles et économiques du travail réalisé.

Pour détourner l’impossibilité de rémunérer les personnes en situation de demande d’asile, interdites statutairement de travailler, et pour créer une situation économique plus symétrique entre tous les participant∙e∙s (qu’ils soient artistes, chercheur∙se∙s, demandeur∙se∙s d’asile, réfugié∙e∙s), il me semble que le statut juridique d’« auteur », régi par le Code de la Propriété intellectuelle, permettrait/aurait permis une reconnaissance symbolique, juridique et financière, du travail de toutes et tous. Si les demandeur·se·s d’asile n’ont statutairement pas le droit de travailler, ils ont le droit de percevoir des droits d’auteur. Demander et rémunérer des droits d’auteur aurait pu constituer une forme de résistance, à l’encontre de l’interdiction de travailler des demandeur·se·s d’asile.

Mais comment penser l’économie et le statut juridique d’une auctorialité partagée ? L’œuvre produite est-elle collective ou doit-on envisager une somme d’œuvres individuelles ?

Le travail sur les questions de statut, d’auctorialité, de participation et de reconnaissance, est toujours en cours.

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V. Conclusion : re-dessiner l'expérience

11 Pour évoquer nos relations entre « chercheuse » et « artiste », en relation avec des « participant∙e∙s » en situation de demande d’asile, pour interroger ces statuts et leurs agencements, pour penser les conditions de réalisation de Cartographies traverses / Crossing Maps, les échanges de chaleur que nous avons vécus et vivons encore, il nous a fallu, une nouvelle fois, créer une carte dessinée. Nous nous sommes donc rencontrées à plusieurs reprises pour dessiner et remonter le cours des chemins frayés ensemble : notre rencontre, la création des ateliers de cartographie, les pratiques cartographiques que nous y avons développées, mais aussi les statuts à partir desquels nous avons chacun∙e travaillé, les temps d’exposition, de publication. Le trait de dessin raconte la mémoire et l’histoire de notre travail en commun et partagé. Re-dessiner l’expérience (voir Figure 7) est un travail produit pour ce numéro d’antiAtlas Journal. Cette carte revient sur nos intentions et figure plusieurs modalités de notre relation, à partir de l’agencement visuel et spatial de mots significatifs ayant émergé lors de nos discussions. Nous avons tenté de penser nos habitudes de travail commun, en les « pratiquant » une nouvelle fois.

Nous nous intéressons à la carte, non pas comme outil totalisant un savoir, mais comme outil tactique quotidien, utilisé par les demandeur·se·s d’asile pour entrer en relation, échanger des conseils, se souvenir des lieux quittés, traversés.

La carte et le geste cartographique sont au fondement de nos relations : ils nous intéressent depuis le champ de l’art, depuis le champ de la science, mais aussi depuis les pratiques mises en œuvre concrètement par les personnes en situation d’errance rencontrées à Grenoble. Nous nous intéressons à la carte, non pas comme outil totalisant un savoir, mais comme outil tactique quotidien, utilisé par les demandeur∙se∙s d’asile pour entrer en relation, échanger des conseils, se souvenir des lieux quittés, traversés. Re-dessiner l’expérience n’est pas une carte tactique pour survivre dans Grenoble, ni se souvenir de la traversée de telle mer ou de tel désert. Mais c’est une carte qui nous permet nous aussi de nous souvenir ; elle fait office d’objet transitionnel et nous l’utilisons pour raconter l’histoire des ateliers. Cette fois-ci c’était à nous de dessiner et de nous efforcer de restituer une expérience.

La dimension iconographique de la carte, définie par Denis Cosgrove d’« iconotexte » (Cosgrove, 2001 : 148), nous intéresse également en ce qu’elle permet de dépasser les limites du tout-discursif. Nous avons tenté par la cartographie, au sein des ateliers comme pour le travail présenté ici, de rendre compte de « more-than-textual, multisensual worlds » (Lorimer, 2005 : 83). Dans le cadre des ateliers, notre intention était de subvertir les conditions d’interaction administrative, fondées sur des épreuves textuelles et orales de crédibilité narrative. La cartographie à main levée a permis d’ouvrir un autre espace d’expression des expériences migratoires. Pour retracer l’histoire des ateliers et l’histoire de nos relations, nous avons mobilisé le texte mais aussi, à nouveau, le geste cartographique : en plus des ratures, des blancs, qui disent des lignes de tension et l’existence de nombreux impensés de notre travail, nous avons travaillé à partir d’une légende, qui donne à voir et à lire les principales problématiques que nous nous sommes posées.

Voici donc la légende de Re-dessiner l’expérience (voir figure 7, ci-contre) :

-des bâtiments gris disent les institutions et associations qui peuplent le quotidien des personnes en situation de demande d’asile (OFPRA, CNDA, Préfecture, CHRS, 115, Médecins du Monde…) ;

-en bleu sont figurés les dispositifs créatifs mis en œuvre pendant les ateliers (trajectoire, dessin, cartes, Les Légendes du voyage, ATLAS LOCAL…) ;

-en jaune les matériaux et les gestes depuis lesquels nous avons travaillé (gommettes, argile, broder…) ;

-en marron clair les conditions éthiques et déontologiques de nos relations (invitation, ni vrai, ni faux, hospitalité…) ;

-en rose des intentions que nous avons formulées depuis l’art et depuis la géographie (interpréter, représenter, se souvenir, reparcourir…) ;

-en marron foncé les lieux, institutions, collectifs où ont été diffusés le travail (universités, journée des réfugiés, revues de géographie, antiAtlas…) ;

-en vert, des modes de diffusion et de qualification du travail relatifs respectivement aux champs de la science et de l’art (publier, articles, exposer, œuvres) ;

-enfin nous avons écrit les prénoms et noms du générique de co-auctorialité.

Point de pensée hors du geste cartographique, point d’analyse en dehors du dessin qui est en train de se faire.

Point de pensée hors du geste cartographique, point d’analyse en dehors du dessin qui est en train de se faire. Re-dessiner l’expérience est cet « ensemble disparate [qui] exprime la pensée : ici l’éruption de l’idée, là la tentative de calmer son agitation, ici celle d’extraire quelque chose de tangible de la confusion, ailleurs la volonté sourde de faire entrer le monde dans le fini de la figure. » (Caraës, Marchand-Zanartu, 2011 : 9). Gribouiller-cartographier-débrouiller-embrouiller-tracer, outils et gestes de la géographe, outils et gestes de l’artiste exploreuse.

Le geste cartographique mis en œuvre à nouveau ici, fait écho au geste que nous avons partagé avec les Grenobloises et Grenoblois rencontrés, qui se trouvaient en situation de demande d’asile ou de réfugiés. Les modalités de ce partage, entre art et science, avaient pour fonction principale d’ouvrir un espace hospitalier d’expression, où ni le « vrai » ni le « faux » ne puissent servir de critère de jugement, d’outil d’exclusion ou de mise sous silence. Malgré cette intention, les modalités matérielles et juridiques de mise en œuvre des ateliers disent encore des impensés et des incertitudes déontologiques et éthiques, à partir desquels nous tentons aujourd’hui de poursuivre le travail.

Bibliographie...

Fig. 7-Re-dessiner l’expérience. Cartographie heuristique. Marie Moreau, Sarah Mekdjian, 2015

Bibliographie

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Notes...

Notes

13 1. Cartographies Traverses/Crossing Maps est un dispositif plastique et sonore de recherche-création, qui est composé de quatre œuvres se répondant les unes avec les autres : Les Légendes du voyage, ATLAS LOCAL, D’ici là le milieu, Ici, pas encore. Ce dispositif a été élaboré à partir d’ateliers collectifs ayant réuni pendant deux mois à Grenoble de mai à juin 2013 artistes, chercheuses et douze participant∙e∙s, en situation de demande d’asile ou réfugiés. Les Légendes du voyage ont été créées à l’initiative de Sarah Mekdjian, avec Anne-Laure Amilhat Szary et les douze participant∙e∙s ; ATLAS LOCAL est un travail de Marie Moreau, produit depuis 2012 et poursuivi dans le cadre des ateliers ; D’ici là le milieu est une pièce sonore créée dans le cadre des ateliers par Lauriane Houbey, Ici là pas encore est une autre pièce sonore créée par Fabien Fischer avec les participant∙e∙s. Cartographies Traverses/Crossing Maps est un dispositif à géométrie variable. Au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation à Lyon (exposition du 3 février-29 mai 2016), le dispositif exposé est composé des Légendes du voyage et d’ATLAS LOCAL.

2. Voir le rapport annuel de l’OFPRA, 2014 : https://www.ofpra.gouv.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport_dactivite_2014.pdf et le rapport annuel de la CNDA, 2014 : http://www.cnda.fr/content/download/42283/366218/version/2/file/2015-04-29-%20Rapport%20d%27activit%C3%A9%202014%20-%20pour%20mise%20en%20ligne.pdf.
 

3. http://www.isere-solidaires.org/point-d-eau-havre-de-vie-dans-un-quotidien-de-survie


4. http://www.journee-art-contemporain.com/wp-content/uploads/2012/09/Dossier_presentation_Laa.pdf et http://lexces.net/geographies-interieures/

5. Exposition présentée du 13 octobre au 1er décembre 2012 à Grenoble au Laboratoire d’Art Aujourd’hui (http://www.journee-art-contemporain.com/wp-content/uploads/2012/09/Dossier_presentation_Laa.pdf).

6. Gilles A. Tiberghien citant Lucy R. Lippard : « « La carte commença à jouir d’une grande popularité dans l’art contemporain avec l’intérêt manifesté par le minimalisme pour les nombres, le temps et la mesure. […]La carte la plus ordinaire présente une beauté formelle intrinsèque tout comme un dessin et satisfait une aspiration fondamentale d’ordre en offrant une syntaxe, un langage grâce auquel apprécier le paysage sans le représenter (depicting). C’est une façon de moderniser complètement la notion d’art dans son rapport à l’espace. » (Lippard, 1983 : 121-122).
 

7. Sous forme de GPS, le statut et les usages de la carte changent radicalement (November, Camacho-Hübner, Latour, 2010).
 

8. http://www.antiatlas.net/expositions
 

9. Voir notamment les œuvres cartographiques exposées lors de l’exposition de l’antiAtlas des frontières au Musée des Tapisseries d’Aix-en-Provence du 1er octobre au 3 novembre 2013 (http://www.antiatlas.net/musee-des-tapisseries/).
 

10. Au Centre pour l’Histoire de la Résistance et de la Déportation (CHRD) à Lyon, ATLASLOCAL est exposé du 3 février au 29 mai 2016 avec les Légendes des voyages, dans le cadre de l’exposition Rêver d’un autre monde. Représentations du migrant dans l’art contemporain. Cinq cartes d’ATLAS LOCAL sont agencées en un hexagone, accrochées verticalement depuis le plafond, dans lequel les spectatrices et spectateurs sont amenés à entrer, puis sortir. 
(http://chrd.lyon.fr/chrd/sections/fr/expositions/expositions_temporai/raver_dun_autre_mo5545)

11. Par « partage du sensible », Jacques Rancière définit la façon dont « l’ordre du monde est pré-inscrit dans la configuration même du visible et du dicible, dans le fait qu’il y a des choses que l’on peut voir ou ne pas voir, des choses qu’on entend et des choses qu’on n’entend pas, des choses qu’on entend comme du bruit et d’autres qu’on entend comme du discours » (Rancière, 2002 : 34).

12. L’exposition s’est tenue le 20 juin 2013 à la Maison du Bois d’Artas, qui est une annexe de la Maison des Habitants, soit un espace public municipal grenoblois.

 

http://www.antiatlas-journal.net/pdf/01-Mekdjian-Moreau-re-dessiner-lexperience-art-science-et-conditions-migratoires.pdf

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