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antiAtlas Journal #2 - 2017

Images flottantes, traces liquides : La perturbation du régime esthétique de la frontière maritime de l’UE

Charles Heller et Lorenzo Pezzani

Charles Heller est chercheur et cinéaste. Lorenzo Pezzani est architecte et chercheur. Travaillant ensemble depuis 2011, ils ont co-fondé la plateforme WatchTheMed et le projet de recherche Forensic Oceanography.
 
Mots-clés : Frontière méditerranéenne, décès en mer, image, surveillance, médecine légale, esthétique.

Image de reconnaissance du « bateau abandonné à la mort » prise par un avion de patrouille français le 27 mars 2011.

Pour citer cet article : Heller, Charles et Pezzani, Lorenzo, "Images flottantes, traces liquides, La perturbation du régime esthétique de la frontière maritime de l’UE", paru le 10 décembre 2017, antiAtlas Journal #2 | 2017, en ligne, URL : https://www.antiatlas-journal.net/02-images-flottantes-traces-liquides-la-perturbation-du-regime-esthetique-de-la-frontiere-maritime-de-lue, dernière consultation le date.

Cet article a été traduit et publié dans Usages géopolitiques des images, Edité par Jacinto Lageira, Diane Dufour et Christine Vidal. Paris: Le Bal, Éditions Textuel, Centre National des Arts Plastiques, 2016.  Nous remercions les éditeurs pour le droit de le reproduire ici.

Introduction

1 Depuis le début de ce qui est appelé la « crise migratoire » en Méditerranée, les médias internationaux sont submergés de photographies d’embarcations bondées traversant la frontière maritime de l’Union européenne. Principalement fournies par des agences nationales en charge du contrôle des frontières ou des journalistes embarqués, ces clichés circulent indéfiniment et perdent finalement toute référence au contexte dans lequel ils ont été pris à l’origine. Nous avons réalisé une petite expérience révélatrice. En introduisant dans le moteur de recherche Google les termes « immigrant, bateau, Méditerranée », cela donne des dizaines de milliers d’images similaires (fig. 1).

Nous avons cliqué sur l’un des premiers résultats, qui semblait illustrer le bateau de migrants. Cette image en particulier était liée à un article paru dans The Guardian, journal britannique, en date du 29 mars 2012 (fig. 2). Elle y présentait la légende suivante : « De nombreux migrants et réfugiés risquent leur vie pour traverser la Méditerranée entre l’Afrique et l’Europe. Crédit photo : AFP/Getty Images ». Comme le suggère la légende évasive et non datée, il s’agit d’une image générique qui, au fil de sa diffusion dans les médias, a perdu toute trace d’indexicalité de la photographie et ne renvoie plus à un événement spécifique. En effet, le moteur de recherche Google a répertorié 180 apparitions de ce cliché à de nombreuses autres dates et dans différents médias.

Cette image a dérivé d’article en article jusqu’à ce jour – elle est devenue une « image flottante », comme les qualifie Hito Steyerl.

Cette image a dérivé d’article en article jusqu’à ce jour – elle est devenue une « image flottante », comme les qualifie Hito Steyerl (2013, 171). Sans attache, anonyme, sans cesse dispersée, elle fait écho à la situation des sujets qu’elle représente. Cette perte de référence à un événement spécifique rend cette photo, ainsi que des milliers d’images similaires, pratiquement interchangeables : elles évoquent l’idée d’un événement structurel, celui d’une embarcation de fortune surchargée de « pauvres » personnes « de couleur » violant les frontières de la sacro-sainte Europe blanche et prospère.

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Figure 1 : Capture d’écran des résultats obtenus sur le moteur de recherche Google Images en introduisant les termes « immigrant, bateau, Méditerranée », consultation le 16 octobre 2014.

Figure 2 : Capture d’écran de l’article du journal britannique The Guardian : « Migrant boat disaster: Europe’s dereliction of duty » (La tragédie du bateau de migrants : un manquement au devoir de l’Europe), Philippa McIntyre, 29 mars 2012, consultation le 16 octobre 2014.

2 En cherchant à ancrer à nouveau cette image flottante dans les conditions dans lesquelles elle a été prise, mais en l’absence de toute date ou description des événements qu’elle représente, nous avons seulement pu suivre la piste des crédits de l’image indiquant ses propriétaires légaux : « AFP/Getty Images ». Une nouvelle recherche sur les archives photographiques en ligne de l’AFP sur la base du terme « migrant » a généré plus de 17 000 résultats. L’image en question était répertoriée en tant qu’objet PAR2176581 (fig. 3), et il était indiqué qu’elle avait été publiée le 25 septembre 2008 par la Marine française. Ici, l’image était accompagnée d’une légende plus longue, indiquant qu’elle montrait « un bateau de pêche transportant 300 migrants illégaux en mer Méditerranée avant son interception le 24 septembre par un navire militaire français qui patrouillait pour Frontex, l’agence européenne chargée de la sécurité aux frontières. La Marine française a remis les migrants aux autorités italiennes sur l’île de Lampedusa. » En approfondissant nos recherches sur cet événement, nous avons rapidement découvert que cette description succincte d’une suite d’événements, en apparence sans accroc, cachait en réalité une intervention beaucoup plus tumultueuse : certains migrants ont confié que, durant le transfert entre leur embarcation et le navire militaire français, des soldats tiraient des coups de feu en l’air. Cette photographie a donc été prise par un militaire de la Marine française, qui tenait un appareil photo tandis que les autres membres de l’équipage portaient des mitrailleuses. Le bateau a été figé dans le temps par l’appareil photo alors que les migrants étaient immobilisés dans l’espace sous la menace de la violence. L’acte de photographie était dès lors étroitement lié à l’événement qu’il décrivait.


Le bateau a été figé dans le temps par l’appareil photo alors que les migrants étaient immobilisés dans l’espace sous la menace de la violence.

Cette image sera ensuite tout autant liée à la violence des frontières au fil de son parcours dans la presse. Comme Nicholas de Genova l’a souligné, l’apparition constante dans les médias d’images similaires de bateaux interceptés/secourus participe au « spectacle de la frontière » (de Genova 2013). À travers elles, la menace de la migration rendue illégale et le travail de sécurisation des contrôles frontaliers sont simultanément rendus visibles et naturalisés de manière circulaire. Si des migrants sont interceptés à l’aide de moyens militaires, c’est parce qu’ils constituent une menace. S’ils représentent une menace, alors ils doivent être surveillés par tous les moyens nécessaires. Toutefois, en se concentrant sur la scène des contrôles aux frontières, les conditions avant – la création de la condition d’illégalité à travers les politiques d’exclusion – et après – l’exploitation future de la main-d’œuvre que constitue les migrants illégalisés – restent dissimulées sous la forme d’une sorte de supplément obscène. Il en va de même pour les violations structurelles qui découlent du régime des migrations. Lorsqu’il existe des images dévoilant la violence aux frontières, les États s’efforcent de les maintenir dans l’ombre. Ce fut le cas dans l’affaire dite du « bateau abandonné à la mort », que nous avons documenté en collaboration avec une coalition d’ONG emmenée par le GISTI et la FIDH dans le cadre d’un projet appelé « Forensic Oceanography ».

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Figure 3 : Capture d’écran des archives de l’AFP montrant la photo du bateau de migrants publiée par la Marine nationale française le 25 septembre 2008, consultation le 16 octobre 2008.

3 En mars 2011, à l’apogée de l’intervention militaire menée par l’OTAN en Libye, une embarcation transportant 72 migrants qui fuyaient le pays a été laissée à la dérive en Méditerranée centrale pendant 15 jours, malgré les signaux de détresse envoyés à tous les bateaux navigant dans cette zone, son survol par plusieurs avions militaires et la rencontre d’un navire de guerre. Cette réticence générale à venir en aide aux naufragés a condamné 63 d’entre eux à une mort lente. Plusieurs photographies ont été prises à différents moments de cette tragédie, mais une seule a été publiée : celle réalisée par un avion de surveillance français le premier jour du périple des migrants (cf. fig. 4), qui a été dévoilée par une enquête du Conseil de l’Europe. Plusieurs autres clichés sont restés inaccessibles et continuent de hanter nos recherches. Dans les interviews que nous avons menées avec les survivants, ceux-ci ont témoigné du fait qu’à la fin de la 1re journée de navigation, un hélicoptère militaire les a survolés à deux reprises et photographiés alors qu’ils lui faisaient signe en appelant à l’aide, avant de disparaître dans la nuit. Contrairement à ce que les passagers espéraient, aucune opération de sauvetage n’a suivi ces repérages. Après avoir dérivé pendant dix jours, tandis que près de la moitié des passagers étaient déjà morts, un bâtiment de guerre s’est approché à 10 m de l’embarcation. Dan Haile Gebre, l’un des survivants, se souvient de cette rencontre : « Nous les regardons, ils nous regardent. Nous leur montrons les cadavres, dont des enfants. Nous avons bu de l’eau de mer, nous avons crié. L’équipage s’est contenté de prendre des photos» En décidant de ne pas porter secours aux naufragés tout en étant conscient du sort qui les attendait, l’équipage du navire militaire, qui n’a toujours pas été identifié à ce jour, les a tués sans même les toucher.

Nous avons souvent réfléchi à la relation entre l’acte de photographie et celui de non-assistance. Selon Susan Sontag, l’acte de photographie, qui tend à conserver les choses en l’état « au moins le temps d’obtenir une “bonne” photo », constitue fondamentalement « un acte de non-intervention », rendant le photographe complice des formes de souffrances humaines qu'il immortalise (Sontag 1977, 11-12). Si le raisonnement de Susan Sontag permet de mettre en évidence ces formes entremêlées de non-intervention fatale, il ne peut pas pour autant décrire tous les actes de photographie, à commençer par celui des migrants qui nous ont expliqué comment ils avaient eux-mêmes documenté l’ensemble des événements à l’aide de leurs téléphones portables. La rencontre entre ces deux bateaux, l’un appartenant aux acteurs les plus puissants du monde, l’autre aux indésirables, était également une rencontre entre photographes, chacun capturant l’image de l’autre. Alors que dans le cas des militaires, la photographie constituait une partie indissociable de l’acte de non-intervention, les passagers de l’embarcation à la dérive tenaient leurs téléphones tout en pleurant et en suppliant les militaires d’intervenir pour les sauver de leur destin funeste.

« Nous les regardons, ils nous regardent. Nous leur montrons les cadavres, dont des enfants. Nous avons bu de l’eau de mer, nous avons crié. L’équipage s’est contenté de prendre des photos. »

La photographie s’est dès lors retrouvée liée de façon saisissante à l’ensemble des événements de l’affaire du « bateau abandonné à la mort ». Si ces différents clichés auraient fourni la preuve irréfutable du crime de non-assistance, ils restent cependant hors d’atteinte à ce jour. Les images capturées par les migrants ont probablement été détruites après confiscation de leurs téléphones portables lorsqu’ils ont été emprisonnés après s’être échoués sur la côte libyenne, leur point de départ. Celles prises par les militaires existent certainement encore quelque part, sauvegardées sur une carte mémoire ou sur le disque dur d’un ordinateur mais, à l’heure actuelle, elles restent inaccessibles pour toute investigation. À cet égard, la dissimulation des photographies illustre l’ambivalence du « partage du sensible » de la frontière maritime de l’UE, oscillant entre « spectacularisation » du contrôle des frontières et occultation de la violence commise à l'encontre des migrants (Rancière 2000). En l’absence de ces pièces à conviction, notre reconstruction des évènements du cas du « bateau abandonné à la mort » visaient à reconstituer une image composite des événements en utilisant les « signaux faibles » qui sous-tendent des pratiques de production de la vérité dans le domaine que Thomas Keenan, après Allan Sekula, a baptisé de «counter forensics » ou « anti-science forensique » (Weizman 2014, 29).

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Figure 4 : Image de reconnaissance du « bateau abandonné à la mort » prise par un avion de patrouille français le 27 mars 2011.

4 La notion de science forensique évoquée ici ne fait pas uniquement référence à l’application de techniques scientifiques à un contexte judiciaire, comme c’est le cas dans la définition traditionnelle du terme, elle renvoie plus largement à « l’art du forum, la pratique et la maîtrise de la présentation d’un raisonnement à une assemblée professionnelle, politique ou judiciaire ». Alors que l’histoire moderne de la science forensique montre que les États ont cherché à contrôler les individus à travers le développement de techniques scientifiques utilisées pour documenter leurs violations de la loi, inscrivant dans ce processus une hiérarchie entre le témoignage des victimes de violence, souvent jugé peu fiable en raison d’un biais politique ou d’un traumatisme, et la « certitude » offerte par les sciences « objectives », nous nous étions d’autre part engagés à explorer les possibilités pour transformer la science forensique en pratique antihégémonique capable d’inverser la relation entre les individus et les États, de défier la violence étatique ou privée, et de s’opposer à la tyrannie de leur vérité.

Pour ce faire, nous avons dû faire face à une image bien ancrée de la mer, considérée comme une étendue vide et sans loi. Roland Barthes est célèbre pour avoir décrit l’océan comme une étendue non-signifiante qui ne porte aucun message (Barthes 1972, 112), tandis que Henry David Thoreau écrivait que nous n’associons pas l’idée d’antiquité à l’océan, ni ne nous demandons à quoi il ressemblait il y a mille ans, comme nous le faisons pour la terre, car il était de toute façon tout aussi sauvage et insondable (Thoreau 2010). Les écrivains ne sont pas les seuls à exprimer cette perception de la mer comme un espace sauvage sans histoire : Carl Schmitt a notoirement dépeint la mer comme une zone anarchique dans laquelle l’impossibilité de dessiner des frontières identifiables et immuables empêchait les États européens d’établir tout ordre juridique durable ou prétention de souveraineté. « La mer, écrivait-il, n’a pas de caractère au sens originel de ce mot qui vient du grec charassein, graver un sillon, une rayure, une empreinte » (Schmitt 2003, 42-43). Si l’étymologie de la géographie exprime la possibilité d’écrire et, par conséquent, de lire la surface de la terre, le territoire liquide de la mer semble constituer le défi absolu pour l’analyse visuelle et spatiale.

Issue de la rencontre entre des ondes électromagnétiques et physiques, ce que nous observons ici ne constitue pas simplement une nouvelle représentation de la mer, mais une mer totalement nouvelle, à la fois composé de matière et de média.

Et pourtant, on se rend compte que rien n’est plus éloigné de la vérité lorsqu’on se penche d’un peu plus près sur la mer. L’image (fig. 5) a été prise le 28 mars 2011 par le satellite Envisat de l’Agence spatiale européenne et représente une portion du canal de Sicile entre la côte libyenne, dans le coin inférieur gauche, et Malte, en haut de l’image. Cette image d’un « radar à synthèse d’ouverture » (RSO) n’a pas été créée par un capteur optique, mais bien par la réflexion des micro-ondes transmises par le satellite sur la surface de la mer. Si nous observons attentivement cette image, nous commençons à distinguer différentes textures qui démentent clairement l’image populaire de la mer telle que décrite ci-dessus. Un spécialiste de la télédétection serait capable d’indiquer, par exemple, que la zone plus foncée qui traverse l’image en diagonale et bordée à certains endroits de motifs de vagues, représente une zone de mer plus calme. Le point sombre défini nettement dans la partie droite de l’image, quant à lui, correspond probablement à une nappe de pétrole provenant d’un nettoyage de cuves illégal. Lorsqu’il est déversé à la surface de la mer, le pétrole réduit la quantité de micro-ondes renvoyées vers le satellite, d’où cette apparence de trou noir, une véritable brèche d’information. Juste en dessous, les rayures ont vraisemblablement été causées par une erreur au niveau de la réponse du capteur. Enfin, les points plus brillants éparpillés à travers l’image représentent les bateaux de grande taille. Issue de la rencontre entre des ondes électromagnétiques et physiques, ce que nous observons ici ne constitue pas simplement une nouvelle représentation de la mer, mais une mer totalement nouvelle, à la fois composé de matière et de média.

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Figure 5 : Image de radar à synthèse d’ouverture (RSO) prise le 28 mars 2011 par le satellite Envisat de l’Agence spatiale européenne.

5 Des images telles que celles-ci sont couramment utilisées pour la surveillance de la migration illégalisée, mais nous avons redéfini leur objectif dans le cadre de nos recherches sur le « bateau abandonné à la mort » pour en faire une preuve du crime de non-assistance. En associant cette image à un modèle de dérive qui cartographie la trajectoire de l’embarcation après qu’elle s’est retrouvée à court de carburant (fig. 6 et 7), nous avons pu démontrer que les pixels clairs qui apparaissent dans l’image représentent des navires de grande taille qui se trouvaient aux alentours du bateau des migrants au moment même où il est tombé en panne de carburant et a commencé à dériver. Tous les navires dans la zone ont été informés de la situation de détresse des passagers à bord de l’embarcation, ainsi que de leur position. Ils auraient facilement pu les secourir, mais ont choisi de ne pas intervenir.

Plutôt que de reproduire l’œil technologique de surveillance et sa promesse inatteignable de visibilité complète, nous avons choisi d’exercer ce que nous avons appelé un « regard désobéissant », en braquant les projecteurs de l’équipement de surveillance sur l’acte du contrôle des migrations lui-même plutôt que sur la migration « illégale ».

L’imagerie par satellite est l’une des nombreuses techniques auxquelles nous avons eu recours pour proposer une lecture différente de l’océan et de cette tragédie. En l’absence de témoins externes, nous avons corroboré les témoignages des survivants en utilisant à contre-courant le vaste arsenal de dispositifs de télédétection (caméras optiques et thermiques, radars, technologies de traçage des navires et imagerie par satellite), qui ont transformé l’océan tel que nous le connaissons en un immense sensorium technologique. Alors que ces technologies sont souvent déployées à des fins de surveillance de la migration illégalisée, ainsi que d’autres « menaces », elles ont cette fois été utilisées pour reconstituer et cartographier avec précision ce qui est arrivé à ce bateau. Plutôt que de reproduire l’œil technologique de surveillance et sa promesse inatteignable de visibilité complète, nous avons choisi d’exercer ce que nous avons appelé un « regard désobéissant », en braquant les projecteurs de l’équipement de surveillance sur l’acte du contrôle des migrations lui-même plutôt que sur la migration « illégale ».

Les caractéristiques techniques de ces images par satellite sont cruciales pour comprendre notre pratique et la distinguer de la surveillance technologique. Ce que l’image satellite mentionnée ci-dessus ne montre pas, en réalité, ce sont tous les bateaux de migrants que l’on pourrait trouver dans ce cadre. Sachant qu’une embarcation de migrants dépasse rarement les 20-25 m et que cette image possède une résolution de 75 m (ce qui signifie qu’un pixel correspond à 75 m), ces bateaux ne peuvent pas apparaître étant donné qu’ils restent sous le seuil de détection en raison de leur petite taille et de la faible résolution de l’image. En d’autres termes, alors que nous connaissions la position du « bateau abandonné à la mort » grâce au modèle de dérive, les seuls autres bateaux visibles sur cette image sont les navires militaires et commerciaux de plus grande taille dont nous souhaitions documenter la position (et l’inaction) et non les embarcations de migrants dont nous ne voulions pas communiquer les trajectoires. La résolution de l’image est alors devenue une question hautement politique du fait qu’elle déterminait non seulement la frontière entre le visible et l’invisible, mais aussi qu’elle distinguait la pratique d’un regard désobéissant par rapport à un acte de révélation dénué de toute critique qui risquait la connivence avec l’équipement de surveillance. Le seuil de détection, qui définit les limites de ce que nous pouvons savoir, est encodé dans des formes médiales et lié à l’ensemble techno-politique et matériel qui constitue le régime de surveillance à l’échelle de la Méditerranée. Dans nos recherches, nous avons dès lors dû faire face au « partage du sensible » de la frontière méditerranéenne (Rancière 2000), en recoupant plusieurs autres fragments d’information disséminés dans un vaste assemblage de flux humains et non humains pour contester l’invisibilisation de la violence aux frontières. À travers un processus consistant à « éplucher, examiner, deux fois, interpréter, vérifier, décoder et amplifier les messages et à les diffuser encore » (Weizman 2014, 29), nous sommes parvenus à assembler un récit cohérent qui a servi de fondement pour plusieurs actions judiciaires en cours à l’encontre des militaires qui étaient déployés au moment des faits, y compris des Français.

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Figures 6 et 7 : Analyse des images du satellite Envisat du 28 et du 29 mars 2011 illustrant la position modélisée du « bateau abandonné à la mort » (zone en diagonale hachurée en jaune) et la présence à proximité de plusieurs vaisseaux militaires qui ne sont pas intervenus pour sauver les migrants.

Suite des événements dans l’affaire du « bateau abandonné à la mort » telle que reconstituée par Forensic Oceanography. Pour une explication détaillée de cette carte, voir :http://www.forensic-architecture.org/case/left-die-boat/

6 Notre travail correspondait alors à un processus d’analyse et de production d’image visant à défier le régime actuel d’(in)visibilité de la frontière maritime. Toutefois, une possibilité s’est révélée tout aussi cruciale : celle de « spatialiser » et d’associer chaque instant de la trajectoire de l’embarcation des migrants à une géolocalisation précise. En raison de la structure juridique complexe de la Méditerranée et le nombre élevé d’acteurs qui y intervenaient au moment du naufrage en question, la création d’une représentation spatiale cohérente était essentielle pour déterminer le degré d’implication de chacune de ces parties. En mer, le moment du passage de la frontière est un processus qui peut durer plusieurs jours et s’étend sur un territoire irrégulier et hétérogène qui se trouve en dehors de tout contrôle exclusif d’une entité unique et « dans lequel les lacunes et divergences entre les frontières légales deviennent incertaines et sont contestées » (Neilson 2010, 126). Dès qu’un bateau de migrants prend le large, il traverse les différents régimes juridictionnels qui sillonnent la Méditerranée (depuis les diverses zones définies dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer jusqu’aux régions de recherche et de sauvetage, depuis les zones protégées écologiques et archéologiques jusqu’aux espaces de surveillance maritime). Dans le même temps, il est pris dans une multitude de régimes juridiques qui dépendent du statut juridique attribué aux passagers (réfugiés, migrants économiques, illégaux, etc.), du motif des opérations qui les concernent (sauvetage, interception, etc.) et de bien d’autres facteurs. Ces superpositions, conflits liés aux délimitations et interprétations divergentes, ne constituent pas un dysfonctionnement, mais plutôt une caractéristique structurelle de la frontière maritime qui a souvent été utilisée pour commettre des actes de violences et en fuir la responsabilité. Cette caractéristique a, par exemple, permis à différents acteurs en mer de poursuivre des refoulements illégaux ou d’éviter de s’engager dans des opérations de sauvetage, comme dans le cas du « bateau abandonné à la mort ». Ici, ce n’est pas l’absence de loi, mais bien la prolifération et l’enchevêtrement spatial des différents régimes juridiques qui sont à l’origine de cette violence à grande échelle.

C’est en raison de cette dimension distinctement spatiale de la violence en mer que la cartographie a constitué un aspect si important de nos recherches : si la violence se produit dans l’espace, une cartographie peut aider à localiser des indices de violence structurelle au niveau de la frontière maritime. Dans le cas particulier du « bateau abandonné à la mort », la cartographie s’est révélée utile pour réinscrire la responsabilité au travers de la géographie juridique complexe de la mer. Le traçage de la trajectoire de l’embarcation dans les différentes zones juridictionnelles de la Méditerranée était crucial pour souligner la multitude d’acteurs et d’agences qui, à des moments différents, étaient spécifiquement responsables de la mise en œuvre d’opérations de sauvetage mais ont choisi de ne pas intervenir. La révélation du parcours d’une tentative « ratée » de migration a aussi mis en évidence un contraste frappant avec les cartes de migration que nous avons l’habitude de voir, sur lesquelles la présence de grosses flèches pointant du nord de l’Afrique vers les côtes européennes est essentielle pour étayer ce qui est appelé le« mythe de l’invasion » (De Haas 2008, 1305).

Comme le montre la tragédie du « bateau abandonné à la mort », les images et les cartes illustrent non seulement la violence aux frontières, mais elles y participent aussi activement. Que ce soit par le biais de la logique du spectacle ou de celle des secrets d’État, l’acte même d’exclusion qui sous-tend la politique migratoire de l’UE se traduit à la fois au sein des différentes représentations visuelles et au travers de celles-ci.

Comme le montre la tragédie du « bateau abandonné à la mort », les images et les cartes illustrent non seulement la violence aux frontières, mais elles y participent aussi activement. Que ce soit par le biais de la logique du spectacle ou de celle des secrets d’État, l’acte même d’exclusion qui sous-tend la politique migratoire de l’UE se traduit à la fois au sein des différentes représentations visuelles et au travers de celles-ci. La lutte pour les droits des migrants signifie alors aussi une intervention au niveau de ce régime d’(in)visibilité et la revendication d’un droit de regard qui permettrait de remettre en question les limites de ce qui peut être vu et entendu.

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Bibliographie

7

Barthes, Roland, 1972, Mythologies, Annette Lavers (éd. et trad.), New York, Hill and Wang.

 

de Genova, Nicholas, 2013, « Spectacles of migrant “illegality”: the scene of exclusion, the obscene of inclusion », Ethnic and Racial Studies 36.7, p. 1180-1198.

 

De Haas, Hein, 2008, « The Myth of Invasion: The Inconvenient Realities of African Migration to Europe », Third World Quarterly 29 (7), p. 1305-1322.

 

Neilson, Brett, 2010, « Between Governance and Sovereignty: Remaking the Borderscape to Australia’s North », Local-Global Journal, 8, p. 124-140.

 

Rancière, Jacques, 2000, Le partage du sensible, Paris, La fabrique.

 

Schmitt, Carl, 2003, The Nomos of the Earth in the International Law of the Jus Publicum Europaeum, New York, Telos Press.

 

Sontag, Susan, 1977, Sur la photographie, New York, Anchor Books.

 

Steyerl, Hito, 2013, The Wretched of the Screen, Berlin, Sternberg Press.

 

Thoreau, H.D., 2010, Cape Cod, http://www.gutenberg.org/etext/34392 (Consultation le 8 février 2013).

 

Weizman, Eyal, 2014, « Forensis: Introduction », in Forensic Architecture, Forensis: The Architecture of Public Truth, Berlin, Sternberg Press, p. 9-32.

http://www.antiatlas-journal.net/pdf/02-Heller-Pezzani-images-flottantes-traces-liquides-la-perturbation-du-regime-esthetique-de-la-frontiere-maritime-de-lue.pdf

Notes

1. http://www.imageforum-diffusion.afp.com/ (consultation en mai 2015).


 

2. Voir http://fortresseurope.blogspot.com/2006/01/lampedusa-mitra-sulle-navi-francesi-di.html (consultation en mai 2015). Pour lire la réponse des autorités françaises : http://questions.assemblee-nationale.fr/q13/13-31911QE.htm (consultation en mai 2015).


 

3. Pour lire notre reconstitution de ces événements, veuillez consulter notre rapport :

https://www.fidh.org/IMG/pdf/final_draftfrench_public_light.pdf. Notre vidéo d’animation Traces liquides présente un résumé de nos conclusions : https://vimeo.com/128919244.


 

4. Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (PACE), « Vies perdues en Méditerranée : qui est responsable ? », 2012.


 

5. L’interview complète de Dan Haile Gebre est disponible ici : http://www.forensic-architecture.org/case/left-die-boat/


 

6. Cette définition est issue du travail que nous avons accompli avec les membres du Centre for Research Architecture de Goldsmiths, Université de Londres, dans le cadre du projet « Forensic Architecture », une étude sur l’utilisation d’objets esthétiques (images vidéo, imagerie satellite, plans architecturaux et maquettes, cartes, enregistrements audio, etc.) au sein de la sphère judiciaire en tant que preuve de violations des droits de l’homme. Voir : http://www.forensic-architecture.org


 

7. https://www.fidh.org/La-Federation-internationale-des-ligues-des-droits-de-l-homme/droits-des-migrants/63-migrants-morts-en-mediterranee-des-survivants-poursuivent-leur-13483


 

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