antiAtlas Journal #2 - 2017

L’arithmétique politique des frontières : pour une critique éclairée

Thomas Cantens

Thomas Cantens est le chef de l'unité recherche à l'Organisation mondiale des douanes. Avant de rejoindre l'OMD en 2010, il a servi dans les douanes françaises et comme conseiller technique des Directeurs généraux des douanes du Mali et du Cameroun pendant 6 ans. Thomas a un titre d'ingénieur et un doctorat en anthropologie sociale et ethnologie de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il est maître de conférence associé à l'Ecole d'Economie de l'Université d'Auvergne (France).

 

Mots-clefs : frontière, nombres, données, classement, modélisation

Pour citer cet article : Cantens, Thomas, "L'Arithmétique politique des frontières : pour une critique éclairée", publié le 10 décembre 2017 in antiAtlas Journal #2 | 2017, en ligne, URL : https://www.antiatlas-journal.net/02-l-arithmetique-politique-des-frontieres-pour-une-critique-eclairee, dernière consultation le date.

Introduction

1Dans sa comédie sur la guerre, les Acharniens, Aristophane nous rappelle le sens de tracer une frontière, à contre-courant des discours sécuritaires sur nos frontières européennes. La pièce se situe à Athènes en 426 av. J-C., Athènes entretient des rapports prédateurs avec les cités voisines, on critique Périclès pour son désintérêt à contrer les pillages ennemis en Attique et pour sa cupidité le poussant à des expéditions lointaines. En public, Diceopolis, le héros pacifiste d’Aristophane, conteste la politique querelleuse d’Athènes. Faute d’emporter l’opinion générale, il décide alors de conclure, seul, une trêve avec les cités ennemies. Un émissaire lui ramène un échantillon de trêves, sous forme buvable. Diceopolis les goûte et choisit la moins amère, la plus douce et la plus longue, celle de trente ans sur terre et sur mer. Conclure seul une trêve n’est pas, on l’imagine, chose aisée à concrétiser. De retour chez lui, devant sa maison, Diceopolis accomplit un geste si simple, qui va paradoxalement l’isoler des siens belliqueux et le rapprocher d’autrui : il trace une frontière. Cette frontière est celle d’un marché où il institue un libre commerce, tous sont admis à commercer avec lui, y compris ceux des cités considérées comme ennemies, à la seule condition qu’ils ne commercent pas avec les Athéniens qui sont partisans de la guerre. Diceopolis trace une frontière contre la guerre. Le héros pacifiste finira par emporter l’adhésion du peuple, témoin de sa prospérité et de la souffrance inutile des « héros » guerriers.

Au moment où les discours publics occidentaux sont pris de convulsions autour du nom de frontière, le geste pacifiste de Dicéopolis nous rappelle que la frontière a toujours quelque chose à voir avec le temps et le rapport à autrui.

Au moment où les discours publics occidentaux sont pris de convulsions autour du nom de frontière, le geste pacifiste de Dicéopolis nous rappelle que la frontière a toujours quelque chose à voir avec le temps et le rapport à autrui, elle permet à un certain « on » de se représenter non pas nécessairement en différence, mais à partir d’un rapport pratique à un « autre », un choix sans cesse renouvelé entre la violence ou l’échange.

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2La frontière n’est pas qu’un mur à dresser, la gouvernance de l’échange marchand est probablement l’une des formes de gouvernance internationale les plus abouties. Elle se concrétise par des institutions et les bureaucraties qui les gèrent, qu’il s’agisse d’accords bilatéraux ou d’unions douanières, de conventions internationales sur la codification des objets matériels, de tribunaux internationaux de commerce, de bourses d’échange, de chambre internationale de commerce, et bien entendu, du General Agreement on Tariffs and Trade (l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) depuis les années 1950, transformé en Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 1994 qui dispose de son « tribunal », l’organe de règlement des différends.

Les organisations internationales et transnationales sont les actrices et les arènes de cette gouvernance. L’OMC, l’Organisation Mondiale des Douanes (OMD), la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED), mais aussi la Banque mondiale, le World Economic Forum (WEF), l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique (OCDE), toutes ces organisations s’intéressent à la frontière, à ce qu’il en coûte de la franchir, et à ceux qui sont les acteurs de cette « frontière - obstacle » : les états, leurs infrastructures, leurs règles et leurs bureaucraties, mais aussi celles des autorités parapubliques gérant les plateformes portuaires et aéroportuaires, et celles des compagnies de transport et de logistique.

Comment faisons-nous apparaître ces frontières pour les « gérer », au-delà des frontières objets légaux matérialisés de façon sporadique, en murs, grillages, barrières ou bidon sur une route ou au milieu d’une ville à cheval sur deux états ?

Partout, la surveillance et le contrôle de la frontière se déploient dans cet espace de frontières-ressources économiques pensées sous les deux conditions de l’échange et de la valeur. Comment faisons-nous apparaître ces frontières pour les « gérer », au-delà des frontières objets légaux matérialisés de façon sporadique, en murs, grillages, barrières ou bidon sur une route ou au milieu d’une ville à cheval sur deux états ? Comment faisons-nous de ces frontières des objets techniques disposant d’une continuité dans le temps et l’espace, aux effets politiques sur l’organisation des échanges entre sociétés ?

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Toutes les images de cet article : ADM8, installation, 2011 - 2015, collectif RYBN
Photographies Myriam Boyer

3L’intérêt pour la gouvernance des frontières s’est focalisé sur les données et principalement leur collecte par les états. Le phénomène de datafication est réel, le terme rend compte de l’accroissement des données demandées par les états comme condition au franchissement des frontières et de l’extension des moyens techniques et juridiques des états pour traiter ces données. Toutefois ce phénomène s’inscrit dans la recherche d’efficacité qui est une constante de la construction historique et bureaucratique de l’Etat occidental. En soi, il ne marque pas un changement de nature de la gouvernance. Plus intéressante nous semble la mathématisation des frontières, le phénomène suivant lequel les données, quantitatives et qualitatives, sont mises en rapport les unes aux autres, par des opérations de calcul, afin de produire un résultat en quantités. La pratique du calcul nous est familière mais la façon dont elle façonne notre pensée demeure peu explorée (Hansen 2015).

L’extension de la pensée calculatoire à tous les domaines de la gestion des frontières a modifié notre façon de penser la frontière, en l’inscrivant dans un rapport de commensurabilité globale, de mesure et de comparaison des sociétés à l’échelle internationale.

L’extension de la pensée calculatoire à tous les domaines de la gestion des frontières a modifié notre façon de penser la frontière, en l’inscrivant dans un rapport de commensurabilité globale, de mesure et de comparaison des sociétés à l’échelle internationale. L’idée développée dans cet article est que cette mathématisation fait langage, que la langue des calculs a changé les conditions de la critique des politiques publiques et que toute critique devra s’exprimer dans cette langue des calculs si elle entend être efficace.

Une première section décrit la datafication du point de vue des marchandises et montre en quoi cette représentation quantitative de l’échange n’est pas nouvelle. La nouveauté est décrite dans une deuxième section : le calcul devient une langue commune pour ceux qui participent à la gouvernance de la frontière. Une troisième section examine ce qu’il y a d’inhérent aux pratiques calculatoires et qui induit une représentation politique des frontières par le calcul.. Une quatrième section examine l’efficacité des critiques usuelles faites à cette gouvernance par les nombres lorsqu’elles sont appliquées à la gestion des frontières. Une cinquième section défend l’idée que ce n’est pas tant le fond de la critique qui fait défaut mais sa forme et que, pour être entendue et efficace, il est bien possible que la critique de la gouvernance doive également se prévaloir de chiffres.

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I. La "datafication" des frontières

4Nous pensons et contrôlons les frontières essentiellement par les chiffres et les données, une datafication à laquelle il est devenu commun de se référer (Amoore et De Goede 2005, Parizot et al. 2014, Bigo 2016, Broeders et Dijstelbloem 2016). Le phénomène est aussi ancien et ancré dans la gestion du commerce international qu’il est critiqué lorsqu’il s’applique aux humains. Depuis au moins trente ans, les marchandises sont mises en données : leurs caractéristiques, valeur, origine, provenance, les escales des navires, avions et camions qui les transportent sont transformées en jeux de données dans des systèmes d’information portuaire, aéroportuaire et douanier. Une trentaine de données est nécessaire pour annoncer à un état qu’une marchandise s’apprête à franchir sa frontière et au moins une cinquantaine pour décrire la marchandise une fois la frontière franchie avant qu’elle ne soit libérée, selon le terme consacré, par les douanes. S’ajoutent les données des documents d’accompagnement, certificats, licences, etc… qui sont joints à toute déclaration en douane et dont une partie est numérisée. L’essentiel des efforts d’organisations internationales comme l’OMD et l’OMC est d’homogénéiser, communautariser, simplifier les données et les procédures relatives aux frontières.

Une trentaine de données est nécessaire pour annoncer à un état qu’une marchandise s’apprête à franchir sa frontière et au moins une cinquantaine pour décrire la marchandise une fois la frontière franchie avant qu’elle ne soit "libérée" par les douanes.

Depuis l’attaque des Etats-Unis par le groupe Al-Qaïda en 2001, l’utilité des données a évolué. Il faut être en mesure d’empêcher la survenue d’un événement rare, l’acte « terroriste », et le contrôle aux frontières en est une condition. La logique de programmes de contrôles douaniers tels que le Customs-Trade Partnership Against Terrorism, la Container Security Initiative des douanes américaines ou la règle des 24 heures européenne repose sur la disponibilité des données avant le franchissement de la frontière : plus les services étatiques demandent des données sur les marchandises et ceux qui les transportent dès leur embarquement à l’étranger, plus ils se donnent les moyens d’analyser le risque propre à chaque cargaison et réduisent la nécessité de procéder à des contrôles physiques à leur frontière. Cette logique a étendu la frontière douanière et policière hors de la frontière géographique, nationale ou communautaire. L’extension du domaine de la datafication des marchandises résulte donc de plusieurs facteurs :

i. un souci du respect des règles du jeu légal (plus de données signifie plus de précision dans le calcul des droits et taxes douanières),

ii. une volonté de faciliter le passage physique de la frontière,

iii. une demande croissante pour que la frontière assure un rôle primordial contre l’insécurité et en particulier le terrorisme, ce qui fait de la facilitation du commerce international autant une nécessité économique indépassable qu’un risque (Cantens 2015a),

iv. une politique de surveillance fondée sur la collecte de toutes les données en vue d’un usage ultérieur potentiel, la big data surveillance (Andrejevic and Gates 2014),

v.une volonté de réduire les coûts du contrôle étatique par l’usage des technologies de l’information et de la communication (Clavell 2016).

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5En soi, la représentation du monde marchand en chiffres n’est ni nouvelle ni problématique. Dans une période qui s’étend du milieu du 17ème siècle au milieu du 18ème siècle, s’est créée en Europe une science du commerce, constituée de manuels de commerce écrits par des marchands intellectuels. L’exemple français par excellence est le Parfait Négociant de Jacques Savary. Publié une première fois en 1675, l’ouvrage de Savary a connu un succès immédiat puis à travers les siècles : trente-deux rééditions jusqu’en 1800, des passages de l’ouvrage repris dans les manuels de comptabilité américains jusqu’en 1900 (Parker 1966), et une récente réédition en 2011 aux éditions Droz (Genève). En mille pages environ, Savary relate les manufactures françaises, les tours de main des fabricants, les marques des tissus destinés à l’exportation ; Savary pèse, mesure, fait des calculs de règles de trois entre unités de longueur, de volume ou de monnaie d’une ville, d’un pays à l’autre ; il ne se limite pas aux tissus français, il fait collection de ce qui est extrait du sol ou produit ailleurs ; il examine les lois des pays, rend compte de règlements de justice en France, prévient des fraudes dans les pays voisins, raconte les mœurs des marchands hollandais ou anglais aux confins de continents éloignés pour en faire un exemple, invite à la méfiance ou au contraire à l’indulgence envers les peuples « nouveaux ». Le livre éduque, prévient, annonce, calcule, partage les périls de l’aventure marchande ; il crée un monde, un espace marchand du commensurable où l’abondance disponible est le signe du bien. Le livre raconte les mouvements d’un monde où s’assemblent grandeurs, quantités, lieux, pays, routes, lois et calculs, maximes et analyses économiques, conseils intimes et injonctions politiques. Dans ce mémoire des mémoires de marchands qui refusent d’être cités dit Savary en préface, se lisent leur vivacité, leur pensée calculatoire et leur talent d’observateur qui faisait l’admiration de Montesquieu.

Dans une période qui s’étend du milieu du 17ème siècle au milieu du 18ème siècle, s’est créée en Europe une science du commerce, constituée de manuels de commerce écrits par des marchands intellectuels.

C’est à cette époque qu’on évoque « l’esprit de calcul » pour décrire cette façon de penser le monde et les rapports sociaux. En 1753, Véron de la Forbonnais écrivait ainsi en préface à la traduction française d’un manuel de commerce espagnol : « Depuis environ plus d’un siècle, l’esprit de calcul a plus contribué au bonheur de la terre que ne l’avaient fait les leçons des philosophes dans tous les siècles précédents ». Cette science du commerce ne reposait sur aucun modèle, elle ne visait qu’à l’intensification de ce qui existait. Elle est la science sans le Marché, une mise à plat au sens quasi cartographique de l’espace marchand en même temps que cet espace est construit par cette connaissance. Au milieu du 17ème siècle, alors que les Européens se sont ouverts au monde avec lequel ils commercent, cet esprit de calcul parle du monde matériel avec enthousiasme, mais il n’entend pas que la connaissance qu’il produit serve à le gouverner. Les marchands parcouraient un monde totalement commensurable, mais avec la règle de trois pour simple bagage (Cantens 2015b). Plus problématique sera l’apparition d’autres pratiques de calcul.

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II. Mathématisation et gouvernance des frontières

6Ces autres pratiques forment la gouvernance contemporaine du commerce international, une gouvernance qui ne passe pas originellement par la loi mais par l’injonction, l’exemple, les « meilleures pratiques », et ce au moyen de la quantité, sous la forme de mesures, d’indicateurs, de scores et de classements. Parmi les acteurs de cette gouvernance, la Banque mondiale produit un rapport annuel, le Doing Business qui classe les pays en fonction de la facilité à y entreprendre. La frontière y est représentée par un macro-indicateur, le Trading Across Borders, résultat de calculs opérés sur des indicateurs de temps et de coûts de passage de la frontière. Sur les mêmes principes, la Banque mondiale produit le Logistics Performance Index, l’OCDE les Trade Facilitation Indicators ; le World Economic Forum (WEF), organisation transnationale, connue pour la conférence de Davos, produit l’Enabling Trade Index. La Banque mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI) ont également élaboré des outils qui rendent compte de l’état de gouvernance par pays, région, à destination des administrations publiques douanières et fiscales.

Que font ces instruments ? Ils ne proposent pas, a priori, de modélisation économique, économétrique ou statistique. Ils n’ont de visée que descriptive, finalement à la manière de Savary. Les données brutes sont collectées auprès d’acteurs privés (acteurs économiques, cabinets de consultants nationaux) ou d’acteurs publics (administrations des douanes en particulier). Ces données sont des temps de passage, des temps pour accomplir des formalités, des nombres de documents requis, des coûts payés aux différents acteurs publics et privés en frontière, des pots-de-vin, des degrés de confiance dans les institutions, etc…Ces données, qui sont des mesures, sont transformées en indicateurs, avec des intitulés investis de sens. Les indicateurs sont ensuite objets de calculs arithmétiques simples et qui seront abordés dans la section suivante, dont les résultats sont des scores par pays, puis ces scores servent à établir des classements internationaux.

Ces données, qui sont des « mesures », sont transformées en « indicateurs », avec des intitulés investis de sens.

Sur la base de nos observations et des entretiens avec les opérateurs économiques et des fonctionnaires, il existe une confusion entre mesure et indicateur, attachée à une lancinante autant qu’inefficace critique formulée à l’encontre de ces instruments selon laquelle ils seraient « subjectifs ». Cette confusion est dangereuse car elle obère la dimension proprement linguistique de ce qu’il se passe.

En effet, lorsque la Banque mondiale mesure le nombre de documents nécessaires à l’importation de marchandises, ce nombre est bien une mesure et elle est objective. Lorsqu’on dit qu’un certain pourcentage d’importateurs ne fait pas confiance à la justice, c’est également une mesure objective, de perceptions. On peut opposer que la mesure est fondée sur des données fournies par des acteurs privés, non neutres vis-à-vis de l’Etat puisque soumis à son contrôle. On peut également objecter que les importateurs interrogés ne sont pas représentatifs du secteur marchand international, ou que la mesure repose sur un scénario universel proposé aux importateurs et exportateurs pour garantir la comparabilité des réponses. Toutefois, la mesure, comme pratique, est objective. Les organisations internationales rendent publiques leurs données et méthodologies.

Malgré cette transparence, il n’en va pas de la même objectivité lorsqu’une « mesure » devient la quantité d’un « indicateur ».

Malgré cette transparence, il n’en va pas de la même objectivité lorsqu’une « mesure » devient la quantité d’un « indicateur ». L’indicateur est de l’ordre du symbolique : il signifie autre chose que ce qu’il est. Le nombre de document est une quantité, lui attribuer la fonction de représenter le degré de facilitation du commerce d’un pays est un acte subjectif et politique. Après tout, le « document » requis et produit par l’Etat pourrait aussi ajouter de la valeur à l’objet échangé, comme garantie de qualité ou de probité. L’indicateur dit un peu plus que le simple chiffre qu’il véhicule, il dit quelque chose à propos d’un problème.

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7Cette pensée calculatoire coproduit la frontière en conjonction avec la loi. Ces classements internationaux bénéficient de deux facteurs amplifiant leur influence : le pouvoir de publication des organisations internationales et transnationales, et la critique récurrente de ces rapports annuels, en particulier du Doing Business, qui accroît leur visibilité.

Les indicateurs sont mobilisés par les autorités politiques, les juristes, les experts, les fonctionnaires nationaux et internationaux et les économistes, qui sont les principaux acteurs de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques publiques commerciales. Doing Business a eu un effet considérable sur les réformes politiques et légales (Michaels 2009), en particulier dans les pays dits en développement. Sur le terrain, il est aisé de s’en rendre compte : des modifications de règlementation douanière sont demandées par les autorités politiques qui souhaitent voir le classement de leur pays progresser.

Sur le terrain, il est aisé de s’en rendre compte : des modifications de règlementation douanière sont demandées par les autorités politiques qui souhaitent voir le classement de leur pays progresser.
Cette langue des indicateurs ne fait pas seulement sens dans les échanges entre différents acteurs de la vie publique, elle a également investi la science économique lorsque celle-ci est mobilisée pour « démontrer » la pertinence d’une décision politique. A ce titre, les indicateurs sont utilisés dans deux types d’analyses mathématiques.

Les premières sont économétriques, elles testent la pertinence d’hypothèses politiques à travers des modélisations et des données empiriques. Le problème est que les données empiriques ne sont pas toujours disponibles ; les indicateurs sont alors utilisés comme « proxies ». Par exemple, s’il est simple de mesurer la présence d’un site Internet d’information sur les réglementations douanières, il est très difficile de quantifier « la qualité de la régulation » empiriquement. On utilise alors un des indicateurs de gouvernance de la Banque mondiale comme proxy de cette variable. L’indicateur est utilisé comme variable mesurable qui remplace une autre variable, non mesurable, mais dont le sens est proche.

Le deuxième procédé mathématique qui fait usage des indicateurs est plus prédictif. Il vise à calculer ce qu’il se passe si les indicateurs s’améliorent, en utilisant des modélisations économiques, généralement le modèle de gravité pour les échanges commerciaux. C’est le cas du WEF (2014a) qui calcule des « gains mondiaux » si les pays les plus « en retard » dans leur classement améliorent leur score. C’est en utilisant une méthode similaire, une intégration des Trade Facilitation Indicators de l’OCDE dans un modèle de gravité, que Moïse et Sorescu (2015) de l’OCDE estiment les gains d’une application de l’accord de facilitation du commerce de l’OMC par les pays dits en développement.

On ne peut s’empêcher de voir quelque chose d’endogène dans ces usages des indicateurs, sous plusieurs angles : la construction d’indicateurs par des organisations internationales à partir d’indicateurs d’autres organisations ; la production d’indicateurs par des organisations internationales puis leur intégration dans des modélisations afin de « démontrer » mathématiquement la pertinence des normes dont ces mêmes organisations assurent la conception ou la promotion à un niveau politique.

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8Tous ces instruments qui calculent, classent, ordonnent à tous les sens du terme, ne classent pas des états, ils dessinent un monde de frontières à franchir ; ils créent une topologie, qui bouscule la géographie, où la distance ne se mesure plus en kilomètres mais s’évalue en jours, minutes, dollars américains, nombre de documents, de formalités ou pourcentages d’agents économiques satisfaits.

Le principe de cette gouvernance est d’ordre linguistique. Elle est un ensemble de pratiques de calculs, d’indicateurs qui se diffusent, pèsent sur les décisions et se correspondent.

Dans le rapport 2014 du WEF, on calcule le gain mondial de PIB dans le cas où chaque pays réduit de moitié sa « distance » - dans le classement - au meilleur. Le principe de cette gouvernance est d’ordre linguistique. Elle est un ensemble de pratiques de calculs, d’indicateurs qui se diffusent, pèsent sur les décisions et se correspondent. Il s’agit d’une langue véhiculaire, une koinè qui se construit dans un objectif précis, une langue qui fait communiquer entre eux ceux qui font l’action des états, les juristes, les économistes, les experts et les fonctionnaires nationaux et internationaux. En ce sens, la datafication n’est qu’une condition de gouvernance, qui focalise l’attention mais ne force pas la pensée, contrairement à la mathématisation et sa force de langage.

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III. Quelques principes de la langue des calculs appliquée aux frontières

9Le problème principal du calcul comme langue n’est pas son usage démesuré mais plutôt comment il nous fait penser la frontière.  En particulier, deux principes propres au calcul façonnent la gouvernance au point qu’ils sont devenus la gouvernance : la comparaison et l’agrégation.

La commensurabilité est commune au gouvernement de la circulation des choses et des individus. Elle n’est certainement pas un donné, mais c’est une production politique dont nous devons reconnaître la persistance depuis le 17ème siècle pour penser les sociétés et les échanges entre elles. Les chiffres ont une vertu ordinale et pas seulement cardinale. La mathématique est fortement inspirée d'ordre et de hiérarchie (Régnier 1968) et le classement est l’une des opérations principales de la gouvernance contemporaine (Hansen 2015). Il est important de rappeler que l’usage des nombres conduit tôt ou tard à mettre en ordre. On ne peut pas mesurer sans comparer, en dépit de la volonté de responsables d’administrations qui veulent évaluer leurs services à l’aide d’instruments internationaux mais sont réticents à leur comparaison. La comparaison est inévitable, même si son effet peut être atténué.

La mathématique est fortement inspirée d'ordre et de hiérarchie et le classement est l’une des opérations principales de la gouvernance contemporaine.

Le deuxième (mode ?) de gouvernance rendu possible par le calcul est l’agrégation. Les chiffres s’agrègent et, ce faisant, on agrège des problèmes différents en une représentation unique. Tous les instruments de gouvernance précédemment cités produisent, au final, un score par pays. Ce score est le résultat de calculs effectués sur des indicateurs aux unités diverses, de temps (délais de passage), d’argent (des coûts), de pourcentages (par exemple le taux d’agents économiques qui ont été « obligés » de verser un pot de vin lors d’une formalité), et d’objets (le nombre de documents).

Cette diversité des unités pose un défi calculatoire qui n’est pas sans effet politique. Pour comprendre ce défi, prenons l’exemple de l’Enabling Trade Index (ETI) du World Economic Forum. L’ETI produit un score par pays fondé sur 56 indicateurs. Chaque indicateur est relatif à une question ou un problème (la transparence des procédures, la participation du secteur privé à l’élaboration de la réglementation, le nombre de jours pour passer la frontière, le coût d’importation d’un conteneur, le nombre de documents,…..). Chaque indicateur est pris dans un ensemble de « principes » d'évaluation (l’accès au marché, le rôle des administrations frontalières, la transparence, …). A l’intérieur de chaque ensemble, les quantités des indicateurs font l’objet de moyennes pondérées qui donnent une quantité par groupe d’indicateurs. Ces quantités par groupes sont à leur tour agrégées en un seul score par pays, au moyen d’une moyenne également pondérée. Le principe semble donc simple : a priori, il s’agit d’une agrégation progressive des quantités pour aboutir à une quantité unique, le « score » puis un classement. Compris comme cela, chaque score identifierait le pays et le pays seulement, avant son classement. Il serait donc possible de suivre l’évolution d’un score d’un pays au fil du temps, ce que font les économistes ou les gouvernements pour mesurer ou évaluer les réformes. La réalité du calcul est un peu plus complexe.

La diversité des « problèmes » et donc des indicateurs font qu’ils ont tous des unités différentes. La solution pour les rendre « agrégeables » est alors de recalculer les indicateurs de telle sorte que tous soient quantifiables en des nombres pris dans un segment identique, pour ETI des chiffres de 1 à 7.

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10Une autre solution aurait pu être adoptée, comme le font parfois les économistes : tout transformer en argent ou en distance géographique, le coût d’un document et de son obtention, le coût d’une attente, le coût des pots de vin. Néanmoins, cela aurait posé un problème majeur : on n’aurait pu estimer le coût d’une pure représentation comme la satisfaction par exemple ou la participation du syndicat des importateurs aux négociations des politiques publiques. Cette solution n’était donc viable qu’à la condition de ne mesurer que ce qui était matériel et non ce qui est figuré par les usagers ou les citoyens. Le choix de transformer tout indicateur en un chiffre de 1 à 7 pose des problèmes. Comment transformer des jours ou des dollars en un chiffre sans unité ? Il y a là aussi deux possibilités.

Une première méthode est de comparer l’information reçue (3 jours pour dédouaner un conteneur, 60% d’entreprises considérant l’administration comme un obstacle majeur,…) à un seuil fixe : une valeur à atteindre pour être « bon »  (1 jour, 90%, etc…). Comment sont fixés ces seuils ? Ils relèvent des « meilleures pratiques » observées par les experts. Ils sont, en d’autres termes, purement subjectifs. Ce choix a été fait pour certains instruments, notamment ceux qui sont censés appuyer les gouvernements dans leurs réformes. Subjectifs, ces instruments n’en sont pas mauvais pour autant – si je dis qu’on doit traiter un dossier en un jour pour être « bon », au nom de quoi peut-on contester cette affirmation ? - mais on devine aisément la critique faite à ces instruments, celle d’imposer un modèle de gouvernance en imposant des seuils quantitatifs censés rendre compte « d’une bonne performance » pour une administration type.

La comparaison produit donc un écosystème de frontières au sens où ce ne sont pas les frontières ou les pays en eux-mêmes qui sont comparés mais les rapports entre ces pays : votre « progrès » est contraint par celui des autres.

La deuxième méthode tente d’éviter cette critique, sans y parvenir totalement. Celle-ci, adoptée par ETI, est de recalculer un indicateur pour un pays en le situant par rapport aux plus « fort » et plus « faible » des pays. La formule ci-contre l’illustre, elle est extraite de l’ETI 2014 (World Economic Forum 2014b). En conséquence, bien que la comparaison ne soit, en apparence, que le terme final des calculs, via les classements des scores nationaux, le calcul de ces scores est déjà fondé sur un principe de comparaison. La comparaison produit donc un écosystème de frontières au sens où ce ne sont pas les frontières ou les pays en eux-mêmes qui sont comparés mais les rapports entre ces pays : votre « progrès » est contraint par celui des autres.

L’agrégation est commode, mais elle crée de la confusion. On pourrait voir un effet salutaire à cette confusion qui renvoie dos-à-dos les acteurs publics et privés qui « ralentissent » le flux des marchandises en frontière. Toutefois, l’agrégation est aussi la capacité véhiculaire de la nouvelle langue de la gouvernance de l’échange : elle est une organisation « par le haut », c’est-à-dire par des objectifs – pointer ce qui coûte, ce qui retirerait de la valeur à celle de la marchandise. En cela, elle est politique, et discutable. Aucun indicateur ne prend en compte la valeur ajoutée de l’Etat par exemple, qui certifie, atteste de la valeur des marchandises, de la légalité des opérations, donc de la participation du marchand à des règles de concurrence transparentes.

Le principe d’agrégation est le passage du réel à l'idéel, d'une représentation du réel par des données qui ont des unités à une représentation du réel sans unité. Cette distinction n’est pas nouvelle, elle fonde la cité platonicienne et le pouvoir. Suivant la division du travail, principe fondateur de la cité platonicienne avec le mensonge nécessaire du mythe, Platon distingue deux usages de l’art du calcul, selon qu’on utilise ou pas les unités. Les gardiens pratiquent une arithmétique sans unité tandis que les marchands et les artisans sont les hommes des choses, ils comptent avec des unités. Depuis Platon, diriger c’est calculer sans unité, sans le monde matériel. 

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IV. Critiquer la gouvernance aux frontières

11Les politiques de surveillance et de contrôle des frontières soulèvent de nombreuses critiques à l’encontre de la datafication, de l’usage généralisé des technologies ou d’une domination de la pensée calculatoire et utilitariste. Nombreuses sont inefficaces.

L’usage des chiffres ne doit pas être corrélé aux idéologies politiques qui les mobilisent. L’association entre gouvernance par les nombres et politique dite néolibérale est une erreur historique et méthodologique.

Une première série de critiques porte sur l’usage des chiffres lui-même. Les chiffres seraient trompeurs, faussement objectifs, et la gouvernance par les nombres serait le parangon de la gouvernance « néolibérale », en particulier depuis les années 1970 et l’introduction des techniques de gestion des entreprises dans le secteur public (New Public Management). Critiquer l’usage des chiffres au nom d’une duplicité qui ferait accroire au grand public une analogie parfaite entre la réalité et sa représentation en chiffres n’est pas raisonnable : personne n’est dupe, les chiffres ne sont pas toute la réalité, ils résultent de choix politiques et tout le monde en est conscient. Les classements participent de ce que les Anglo-Saxons nomment advocacy. Si j’ai précédemment montré que le choix des indicateurs ou les méthodes de calcul elles-mêmes s’inscrivent dans des objectifs politiques précis c’est bien parce que les méthodes de calcul des classements sont parfaitement décrites par les organismes qui les produisent. L’usage des chiffres présente l’avantage de pouvoir être méthodologiquement, donc idéologiquement, transparent. L’usage des chiffres ne doit pas être corrélé aux idéologies politiques qui les mobilisent. L’association entre gouvernance par les nombres et politique dite néolibérale est une erreur historique et méthodologique. Parmi les affiliations majeures de la gouvernance par les nombres figurent le Gosplan soviétique puis la cybernétique de Wiener (Supiot 2015) qui était originellement plutôt subversive, visant à l’épanouissement de l’homme par sa liberté à agir en fonction des informations reçues, contre son asservissement par une autorité.

Une deuxième série de critiques dénonce un changement de la nature du contrôle étatique : le passage du contrôle fondé sur l’éradication des causes du mal à un contrôle fondé sur la prédiction du mal (Cukier et Mayer-Schoenberger 2012), et, en conséquence, la stigmatisation des individus et la confiscation de l’élaboration des politiques de contrôle par les experts étatiques. Le volume important des données collectées par les états leur permet de passer d’une recherche des causes à une prédiction des effets, en établissant des rapports de corrélation, de simultanéité et de succession. La prédiction induit que le contrôle définit des identités (Davidshofer et al. 2016) et opère une distinction entre des groupes de risque (Leurs et Shepherd 2017). La dimension prédictive est bien entendu critiquable au sens où les calculs attribuent des soupçons de comportements illégaux à des individus qui n’ont rien commis, et que cette évaluation conditionne leur liberté de mouvement (le parallèle est valable pour les marchandises avec moins de gravité).

Toutefois, cette question de la stigmatisation des individus peut très bien être traitée non pas comme une erreur en nature du système de contrôle mais comme une imprécision améliorable. Sur cette question comme sur celles des faux positifs ou de l’exclusion de certains groupes du champ d’analyse du fait qu’ils ne sont pas « connectés » aux dispositifs de collecte des données (Redden 2015), les réponses des services étatiques risquent donc d’être identiques : collecter plus de données permettra de réduire les risques d’erreur. Par ailleurs, je ne suis pas sûr de préférer une politique qui repose sur la causalité en cherchant des causes aux crimes pour les éradiquer, selon les termes de Lyon (2016 : 266). Le déterminisme social a généré bien des illusions, dans de nombreux domaines, par exemple les politiques d’aide publique au développement menées depuis les années 1950 à grand renfort d’économétrie (Jacquet 2011). Je ne suis pas sûr de préférer une position déterministe, cherchant à démontrer des liens de causalité à partir de tests d’hypothèses à des positions anti-causalité qui semblent finalement assez libérales au sens premier du terme.

Dernier point, les états utiliseraient les données qu’ils collectent pour élaborer leurs politiques des frontières (Broeders et Dijstelbloem 2016). Ceci pose problème pour l’existence d’un débat public, car les états ont le monopole sur les données qu’ils collectent, en particulier celles relatives à leur surveillance des frontières. Si cette assertion est plausible, force est de reconnaître qu’elle souffre de trois défauts. Le premier est que les auteurs n’en apportent pas la preuve, par exemple en prenant une politique migratoire et en montrant en quoi les données collectées sur les flux de personnes ont joué un rôle crucial dans son élaboration. Il n’y a pas non plus d’exemples particuliers pour le contrôle des marchandises. Certains exemples tendraient même à montrer le contraire, il n’y a pas de stratégie étatique pour utiliser les données à des fins analytiques au-delà de la gestion des ressources humaines. Le deuxième défaut de l’assertion est d’ordre logique : c’est parce qu’on décide, en premier lieu, de surveiller et contrôler certains objets qu’en deuxième lieu on collecte des données sur ceux-ci ; on ne collecte pas de données sur des objets qu’on ne veut pas surveiller et dont on comprendrait a posteriori qu’il faut le faire. Analyser des données sur des objets c’est déjà les construire en objets de surveillance, le reste relève de détails techniques. Enfin, la réalité nous pousse à l’évidence : les politiques migratoires semblent bien plus relever de l’appel public aux émotions, et pas nécessairement les meilleures d’entre elles, que d’une réelle analyse. De la même manière, les attentats de 2001 aux Etats-Unis ont radicalement changé le rapport à certains instruments de contrôle des marchandises tels que les scanners : les scanners de conteneurs qui étaient évalués non rentables avant 2001 sont soudainement devenus les instruments indispensables à une politique de contrôle dans les ports américains (Ireland 2009, Cantens 2015a).

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12Une troisième critique, celle de l’État orwellien, constitue les sous-titres inquiets d’une observation bien réelle : de plus en plus de données individuelles sont collectées, les capacités d’archivage des états s’accroissent, les données sont centralisées, les centres de calcul et de décision sont en correspondance, les décisions sont automatisées, les policiers qui appliquent les contrôles sont déresponsabilisés, les programmeurs et les mathématiciens, aux savoirs obscurs pour le grand public, prennent le pas sur les policiers. Ces observations sont vraies, mais en quoi ont-elles une force critique ? En quoi le passage lui-même de l’artisanat du contrôle à sa production de masse pose-t-il politiquement problème ? Pouvait-on attendre des états qu’ils adoptent une trajectoire différente ? La surveillance et le contrôle de la population font partie du patrimoine génétique de l’Etat. Il serait bien étonnant que les états se privent d’un moyen de surveillance, à supposer qu’une majorité de la population le souhaite. On observe un foisonnement des critiques à l’encontre des technologies étatiques de surveillance et de contrôle, en particulier en matière migratoire. Ceci est probablement lié à la multiplication des dispositifs de surveillance, à leur extension hors des lieux de pure coercition, tels que la prison, vers le lieu de travail ou le gouvernement. Ces changements contemporains font qu’il serait difficile de proposer des théories unifiées de la surveillance. Doit-on pour autant renoncer à la critique ?

Il ne faut pas perdre de vue l’objectif de toute réflexion sur le fait de gouverner : parler de la gouvernance c’est probablement toujours un peu critiquer la gouvernance existante. Il ne s’agit pas de créer des cadres théoriques pour les « mettre en pratique », mais de faire de la théorie du pouvoir la condition pratique de son examen critique. Foucault et Deleuze étaient des producteurs de concepts mais ils en faisaient quelque chose, ils militaient (Dosse 2009), ils naviguaient entre pratique et théorie. Cette navigation est nécessaire car les conditions de la critique sont nécessairement historiques, au sens où le dit Deleuze :

« C'est ça, une théorie, c'est exactement comme une boîte à outils. Rien à voir avec le signifiant... Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne. Et pas pour soi-même. S'il n'y a pas des gens pour s'en servir, à commencer par le théoricien lui-même qui cesse alors d'être théoricien, c'est qu'elle ne vaut rien, ou que le moment n'est pas venu » (Deleuze 2005 : 290-291).

Or, ces conditions historiques de la critique ont changé. On ne demande plus à l’Etat occidental d’être moins autoritaire comme cela a pu être le cas dans les années 1970-1980, à l’émergence des théories de la surveillance de Foucault et Deleuze. La question contemporaine de la surveillance, en particulier des frontières, se situe dans un contexte où la perception d’insécurité et la demande de plus de protection de la part de l’Etat - du moins dans les pays occidentaux - est réelle. En outre, la langue des calculs et la connaissance sont placées au cœur des politiques publiques de telle sorte que le pouvoir se présente sous une forme acceptable car rationnelle et transparente et non plus paternaliste, moraliste ou autoritaire. On opposera que les algorithmes de calcul de risque sont secrets. Ils le sont, mais leur principe d’existence ne l’est pas. L’acceptabilité d’une politique par le calcul a modifié les conditions de la critique de celle-ci.

Il est devenu clair pour tout le monde que ne circule facilement que ce qui a une forme (de vie, de comptabilité) reconnue comme conforme aux modèles attendus de certains états riches dont les frontières sont intensément sollicitées par les migrations et le commerce.

Que les conditions historiques de la critique de la gouvernance aient changé, c’est bien là tout le problème de la plupart des critiques contemporaines des politiques de gestion des frontières : le fait que certaines idées ou principes ne font plus problème. Il est devenu clair pour tout le monde que ne circule facilement que ce qui a une forme (de vie, de comptabilité) reconnue comme conforme aux modèles attendus de certains états riches dont les frontières sont intensément sollicitées par les migrations et le commerce. Critiquer cela peut être fondé, mais c’est déjà totalement assumé par les acteurs publics, il n’y a là, pour la critique, rien à déconstruire ou révéler.

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V. Comment créer la mésentente propre au politique ?

13Où retrouver la mésentente nécessaire au politique (Rancière 1995) dans un espace public où décider c’est calculer ? La critique de la gouvernance contemporaine par les calculs repose en dernière instance sur le sentiment que l’action étatique n’a plus de limite, car les données à collecter sont infinies, et les capacités de stockage et de calcul sont illimitées. Face à ce sentiment d’illimité, deux attitudes de limitation sont avancées : désobéir ou fabriquer de la loi.

Toutefois, le discours étatique contemporain n’est plus légaliste, la loi n’est plus qu’une conséquence.

Poser des limites légales à la collecte et l’usage des données peut résoudre les questions de protection de la vie privée et contenir la surveillance des individus dans le temps. La loi est une solution en apparence « raisonnable » (Broeders et al. 2017). Toutefois, le discours étatique contemporain n’est plus légaliste, la loi n’est plus qu’une conséquence. Les états s’arrangent avec la loi, pour créer des états d’exception sans « enfreindre » la force de la loi, mais sans s’y soumettre totalement non plus. Nous avons vu également comment la loi était façonnée suivant les classements internationaux. La loi comme obéissance à des rapports entre sujets juridiques vient formaliser, lorsque nécessaire, la mathématisation comme adhésion à des rapports entre objets. Cette adhésion est propre à la gouvernance des sociétés qui acceptent de moins en moins l’autorité sous une forme explicite (Borot 2002). La loi se modifie avec prudence, s'inscrit dans le temps long comme une contrainte à laquelle on ne pense plus. La gouvernance mathématique nous incite à un ajustement permanent de nos règles, suivant le principe de rétroaction et le fait que nous sommes essentiellement des machines à traiter de l'information. Ce principe se concrétise dans les efforts demandés aux administrations pour s’ajuster aux nouvelles formes de commerce international et aux évolutions bureaucratiques de certains pays.

Alors il y aura probablement des lois, sur la protection de la vie privée, d’autres garantissent le recours aux décisions étatiques, mais ces lois incluront tout aussi probablement leurs propres dispositifs d’évitement, à la façon dont on a renforcé le contrôle des marchandises après 2001 tout en créant un statut d’« opérateur agréé » dont les bénéficiaires n’ont pas à suivre toutes les formalités de contrôle renforcé. Surtout, la limitation légale à la collecte et l’usage des données ne nous dit rien sur comment ne pas être d’accord avec les politiques publiques qui sont les résultats de calculs.

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14Désobéir, falsifier les données, ne pas fournir de données à l’Etat pour ses calculs est une solution politiquement intéressante. Dans des secteurs publics comme l’éducation ou les services à l’emploi, des agents de l'Etat choisissent de désobéir et de ne pas collecter de données à visée sécuritaire sur les individus, au motif que la sécurité ne relève pas de leur compétence (Ogien 2010, Laugier et Ogien 2010). Cela semble plus complexe à instaurer aux frontières, pour deux raisons.

La sécurité devient un enjeu qui dépasse les services traditionnellement impliqués dans cette question et devient un fait social total.

La première est qu’il y a une dépendance aux données : celui qui ne fournit pas de données ne voyage pas ou ne fait pas circuler sa marchandise, la loi a formalisé la fourniture de données comme condition au mouvement. Certes, ce que la loi fait, la loi peut le défaire suite à des résistances populaires. Toutefois, il sera bien compliqué de demander moins de données aux gens en frontière. Pour aussi légitime en droit et en pensée que soit la division du travail entre ceux qui assurent les fonctions de sécurité et ceux qui ont d'autres rôles, cette division sera probablement de moins en moins structurante dans les cultures professionnelles : la sécurité devient un enjeu qui dépasse les services traditionnellement impliqués dans cette question et devient un fait social total. On peut le regretter, le contester, mais cette intersection des fonctions étatiques ne soulève pas nécessairement de contestation au-delà du milieu des fonctionnaires chargés de l’application de ces politiques.

La seconde raison à la difficulté de désobéir en frontière tient à une singularité : la frontière est à la fois un lieu de contrôle étatique et une ressource économique du fait même qu'il y a ce contrôle. Le contrôle et la complexité procédurale qu’il engendre forment une partie de la connaissance et du savoir-faire que vendent les acteurs privés en frontière (commissionnaires, transporteurs, gestionnaires logistiques….). A ce titre, il est fort probable que les acteurs en frontière, privés comme publics, soient relativement solidaires à collecter des données.

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15Une troisième option est rarement discutée : adopter la langue des calculs pour en contester les résultats. Notre parti-pris est qu’il sera difficile d’infléchir l’action étatique depuis le dehors du calcul. Utiliser la langue des calculs ne signifie pas pour autant adopter une pensée utilitariste ou livrer l’individu à des jeux calculatoires afin de changer son comportement. Utiliser la langue des calculs signifie seulement reconnaître dans le calcul une pratique humaine, non exclusivement réservée à une forme de gouvernement.

Notre parti-pris est qu’il sera difficile d’infléchir l’action étatique depuis le dehors du calcul.

Davidshofer et al. (2016) ont utilisé cette langue. Ils ont étudié la faisabilité d’une proposition de la Commission européenne pour les frontières extérieures de l’Union (le package Smart Borders), montrant à quel point ces programmes peuvent entraîner des coûts importants et parfois non maîtrisés. Toutefois, ils n’ont pas comparé ces propositions à d’autres politiques possibles, ce n’était pas probablement pas l’exercice demandé, mais il pourrait être intéressant.

Ainsi, s’agissant des politiques migratoires, on aurait pu introduire deux critiques, sur une base calculatoire justement. D’une part, on aurait pu s’étonner que l’esprit de calcul n’ait pas été appliqué aux politiques migratoires comme dans d’autres domaines, à savoir en réalisant des études de coûts-bénéfices comparant les différentes politiques publiques possibles, y compris l’ouverture des frontières, sans a priori. D’autre part, la notion de risque acceptable aurait pu également être discutée. Une question générale aurait ainsi pu concerner chacun d’entre nous : ma sécurité quotidienne vaut-elle cela ? « Cela » étant non pas seulement la question égocentrée de l’atteinte à ma vie privée, mais plus largement l’atteinte à la vie tout court, celle des autres, des émigrés, des arrivants, ou même celles de ceux qui habitent loin de nos frontières et sont bombardés au nom de ma sécurité chez moi.

S’agissant des marchandises, la demande pour l’obtention des firm-level data est croissante, pour affiner les politiques commerciales (Cernat 2014). La base de données de référence des Nations Unies, UN-COMTRADE, publique, à laquelle les pays envoient leurs statistiques de commerce extérieur propose des données désagrégées au niveau mensuel, alors que le niveau annuel demeurait la référence jusqu’à très récemment. Toutefois, cela demeure insuffisant. Les raisons ne peuvent être évoquées qu’avec incertitude tant elles résultent de la conjonction de facteurs très différents : une tradition de secret entourant l’activité de l’Etat en général, un soutien des acteurs économiques majeurs qui souhaitent préserver le secret de leurs transactions (et probablement ne pas trop simplifier la tâche des administrations qui luttent contre les fraudes internationales), une faible sensibilité des citoyens aux enjeux de fiscalité et de commerce international, des problèmes techniques également pour partager des données suffisamment précises pour être exploitées au niveau individuel (des entreprises) tout en préservant l’anonymat des personnes morales que sont les importateurs et les exportateurs. Certes, les pays du G8 ont pris des engagements en 2013 pour rendre publiques, par défaut, toutes leurs données, le G8 Open Data Charter. Outre le fait que cela concerne 8 pays sur plus de 180 dans le monde, les résultats sont très disparates (Castro et Korte 2015). L’Open Data Index (un nouveau classement) n’intègre pas de données sur le commerce, la gestion des frontières et plus généralement rien sur le fonctionnement même de l’Etat, hormis le budget qui est une donnée depuis longtemps rendue publique par les lois de finance (même les colonies françaises le publiaient…). Nous sommes donc loin de la fin du monopole de l’Etat sur la production de connaissance sur son propre fonctionnement.

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VI. Conclusion

16La frontière est une fiction aux effets bien réels pour reprendre les termes de Bourdieu à propos de l’Etat. On peut gouverner le secret mais on ne gouverne pas l’invisible. Les barrières, les bornes, les postes frontières, les cartes sont autant de façons de rendre visible la frontière et de la contrôler. La mathématisation de la frontière participe de cet effort très humain de rendre les frontières lisibles.

On peut gouverner le secret mais on ne gouverne pas l’invisible.

La frontière est un lieu de césure, entre des gouvernants et des gouvernés. Le rapport de force entre gouvernants et gouvernés ne se construit plus uniquement sur un territoire, il se fonde sur la connaissance des rapports entre territoires. La gouvernance des frontières se fabrique dans des enceintes internationales et le contrôle des états s’est étendu, par l’intermédiaire du contrôle des données, au-delà des limites de leurs territoires nationaux.

Ce rapport de force est inégal mais cette inégalité n’est pas technique : les économistes ont des modèles qui circulent dans leur discipline hors de tout « contrôle gouvernemental », les hackers ont aussi des outils de chiffrement et de sécurité qui se diffusent dans le grand public, les multinationales ont leurs outils de datamining, et, de manière générale, les gens savent et comprennent ce qu'il est possible de faire.

Le problème de la critique de la gouvernance réside dans le rapport que nous entretenons à la langue des calculs, que nous attribuons faussement à une idéologie capitaliste et un mode de gouvernement néolibéral. Lorsqu'il critiquait l'arithmétique politique de William Petty, Diderot disait déjà que cette science était dangereuse si elle s'adressait uniquement au roi. Or, plus les états demandent des données aux citoyens, comme c’est le cas aujourd’hui, plus les citoyens sont finalement légitimes à en demander aux états. Il en va aussi de l’intérêt des états s’ils veulent éviter les désobéissances civiles, falsifications de données et autres stratégies d’évitement et ne pas se retrouver à devoir gouverner de plus en plus par le secret, ce qui irait à contre-courant de l’idée même à la naissance de la gouvernance par les nombres, le refus de l’autorité incontestable.

Cette critique de la gouvernance numérique contemporaine ne devrait rien avoir de « virtuel » ou technologique. Il ne s’agit pas là d’une expression de droits numériques ou d’une citoyenneté sans frontière sur Internet : ceux qui veulent fuir, essayer, créer, apprendre, aimer, échanger ont des ambitions qui vont plus loin que de le faire sur Internet, ils veulent le faire là, maintenant, dans ce monde de frontières.

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Notes

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1. Thomas Cantens est chercheur à l’Organisation mondiale des douanes (Bruxelles) et maître de conférences associé à l’Ecole d’Economie de l’Université d’Auvergne (Clermont-Ferrand). L’auteur remercie les participants des conférences The Art of Bordering (Rome, octobre 2014) et  Coding and Decoding the Borders (13-15 avril 2016, Bruxelles) où une version préliminaire de ce papier a été présentée, ainsi que Cédric Parizot et les évaluateurs anonymes de ce papier, pour leurs précieuses remarques.

 

2. Ces rapports étaient guerriers et surtout fiscaux (Brun 2010). Plutôt que de défendre la richesse présente sur son territoire, Athènes aurait suivi un expansionnisme aveugle sans se rendre compte de la fragilité de ses bases (Couvenhes 1999). La paix et la guerre formaient une question dont la solution n’était pas si évidente aux contemporains de Platon et Xénophon car ne plus faire la guerre était aussi le signe d’un déclin.

 

3. Le « SITC » (Standard International Trade Classification), le « SH » (Système Harmonisé), le « BEC » (Broad Economic Categories) sont des conventions par lesquelles tout objet matériel peut être codifié en une série de 2 à 6 chiffres.

 

4. Le terme « états » désignent les nations ou groupes de nations dotées d’un gouvernement, le terme « Etat » désigne le concept d’autorité politique, de personne juridique et administrative, auquel est soumise une population sur un territoire.

 

5.  Il s’agit bien des frontières qui sont « contrôlées » par les états, et non celles qui demeurent contrôlées par des groupes armés.

 

6. En France, le système douanier informatique a été introduit en 1976. Ce n’est pas une caractéristique propre aux pays de l’OCDE : la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement développe un logiciel pour les douanes des pays dits en développement depuis les années 1980.

 

7.  Les négociations à l’OMC, dites du cycle de Doha, se sont achevées en décembre 2013 par un accord sur la facilitation du commerce. Bon nombre de ses articles font référence à l’usage des données par les administrations en frontière (transmission de données sur la cargaison avant leur arrivée à la frontière, adoption généralisée de l’analyse de risque, distinction d’un statut d’opérateurs « agréés » en fonction de critères d’analyse des opérations, mise en place de « guichets uniques » où l’usager soumet toutes ses données et accomplit toutes ses formalités, ce qui facilite la mise en commun des données pour tous les services étatiques, donc étend le champ d’analyse de chaque service à des données qu’il ne réclamait pas pour ses formalités mais auxquelles il pourra de fait avoir accès). Voir WTO (2014).

 

8.  https://www.cbp.gov/border-security/ports-entry/cargo-security/c-tpat-customs-trade-partnership-against-terrorism (dernière mise à jour : 5 avril 2017, consultée le 18 mai 2017). https://www.cbp.gov/border-security/ports-entry/cargo-security/csi/csi-brief (dernière mise à jour : 26 juin 2014, consultée le 18 mai 2017).

 

9. http://ec.europa.eu/ecip/help/faq/ens1_en.htm#faq_1 (dernière mise à jour : 07 juin 2016, consultée le 18 mai 2017).

 

10. En UE, en 2014, 609 déclarations par minute sont reçues par les douanes des états membres  (source : DGTAXUD, https://ec.europa.eu/taxation_customs/general-information-customs/customs-risk-management/why-is-risk-management-crucial_fr, consultée le 18 mai 2017).

 

11. Voir Amoore (2006) sur le programme US VISIT (United States Visitor and Immigrant Status Indicator Technology) afin de lutter contre le terrorisme. Quant aux douanes, la notion de sécurité est extensible, de la lutte contre le terrorisme à la sécurité économique (par exemple, la garantie d’une concurrence non déloyale, la protection de la « propriété intellectuelle ») et la sécurité sanitaire par le contrôle du respect des normes.

 

12. Le projet de recherche Ars Mercatoria a collecté les références de l’ensemble des manuels de commerce depuis le XVème jusqu’au XVIIIème siècle en Europe (Hoock et al. 1993). Le terme de « science du commerce » est utilisé pour désigner la connaissance formée par ces manuels (Hoock 1987).

 

13. Par exemple, Savary conseillait aux marchands de confier leurs enfants à leurs correspondants étrangers, afin que ces enfants apprennent les us et coutumes, la langue et soient plus efficaces dans le commerce. Cela va au-delà des rapports économiques, la comptabilité est pensée par Savary comme une éthique de la prudence, une façon de se mettre en ordre (Cantens 2015b).

 

14. Le Customs Assessment Trade Toolkit (CATT) pour la Banque Mondiale (http://www.g20dwg.org/documents/pdf/view/260/, consulté le 18 mai 2017) et le Revenue Administration’s Fiscal Information Tool pour le FMI (https://www.imf.org/external/np/seminars/eng/2013/asiatax/pdfs/masters.pdf, consulté le 18 mai 2017).

 

15. Voir Besley (2015) pour une description de ces critiques à l’encontre du rapport Doing Business.

 

16. C’est une critique souvent formulée à l’encontre de Doing Business ou des Entreprise Surveys de la Banque mondiale où il y aurait une surreprésentation des multinationales dans les échantillons choisis, en particulier pour les pays où le secteur informel, y compris celui des marchands de longue distance, est important.

 

17. C’est le cas du Doing Business qui produit des mesures pour un scénario donné d’importation-exportation (un conteneur, d’un volume déterminé, de pièces détachées pour automobiles), http://www.doingbusiness.org/methodology/trading-across-borders (consulté le 18 mai 2017).

 

18. Voir Crawford et Abdulai (2009), Diarra et Plane (2012) pour des exemples sur l’influence des classements dans les rapports entre bailleurs et gouvernements, et Valcke (2010) pour une analyse des rapports entre juristes et analyses économiques.

 

19. Très succinctement, les modèles économétriques disposent d’une « variable expliquée »  - par exemple les coûts de franchissement de la frontière  - et d’une série de « variables explicatives » (ou censées l’être) – par exemple, l’appui au commerce, la qualité des infrastructures, la présence d’un site internet pour diffuser les informations légales aux usagers, la qualité de la gouvernance, la corruption - dont on teste les effets sur la variable expliquée, afin de déterminer celles qui ont un effet significatif.

 

20. Voir Busse et al. (2012) pour un exemple d’utilisation appliqué à la mesure de l’effet de l’aide au commerce sur les échanges internationaux.

 

21.  Le modèle de gravité modélise les flux de commerce entre les pays, sous la forme d’une équation similaire à la loi de gravitation universelle de Newton : le flux de commerce entre deux pays est fonction d’une constante, de la masse économique de chaque pays (généralement leur PIB) et de la distance qui les sépare. Voir Reinert et al. (2010) pour un résumé de l’histoire de ce modèle.

 

22. Par exemple, certains des Trade Facilitation Indicators de l’OCDE sont calculés à partir d’indicateurs de Doing Business, Logistic Performance Index ou du World Economic Forum (OCDE 2015).

 

23. Le temps a joué une référence pour la description géographique dans d’autres contextes, en particulier lors des conquêtes coloniales au cours desquels les explorateurs, militaires ou missionnaires décrivaient leurs trajets dans l’intérieur de l’Afrique non nécessairement en distance métrique mais en distance horaire ou journalière.

 

24. Le Doing Business a la même notion de Distance to Frontier, distance du pays au meilleur dans le classement.

 

25. Cette idée de commensurabilité, pleinement explicite dans le monde des objets puisqu’il est possible d’en extraire une valeur, trouve son pendant dans l’idée de normalité-déviance, soulignée par Amoore (2011), selon laquelle la normalité des individus ne s’affirme pas nécessairement en soi mais à partir de l’analyse de grandes quantités de données individuelles.

 

26. L’outil du FMI compare les administrations au sein d’ensembles de pays groupés suivant des critères de richesse (PIB par habitant comparable) ou géographiques (une région du monde). La position du pays est connue mais pas celle des autres pays. Bien entendu, le centre de calcul, le FMI, peut reconstituer le classement total détaillé. Voir Lemgruber et al. (2015). 

 

27. Voir, Platon, Philèbe, 56e–57a.

 

28. Lyon (2016) évoque également ce passage de la recherche des causes à l’anticipation des effets, induit par l’usage des big data.

 

29.  Voir Geourjon et Laporte 2012 pour une application dans les douanes.

 

30. Dans une étude sur la gouvernance au Canada au moyen des Big Data, Redden (2015, p. 21) ne relève pas d’exemple particulier de construction politique à partir des données, non plus qu’une politique d’usage de ces données.

 

31.  Voir Galic et al. (2016) pour un panorama des théories de la surveillance et de leur évolution technologique.

 

32. Voir Deleuze (2002 : 288-289), la reprise de l’entretien « Les intellectuels et le pouvoir » avec Michel Foucault, paru en 1972 dans la revue L’Arc : « Tantôt on concevait la pratique comme une application de la théorie, comme une conséquence, tantôt, au contraire, comme devant inspirer la théorie, comme étant elle-même créatrice pour une forme de théorie à venir. De toute façon, on concevait leurs rapports sous forme d'un processus de totalisation, dans un sens ou dans l'autre. »

 

33. Après les attaques d’Al-Qaida aux Etats-Unis en 2001, Bigo (2006) relevait un assentiment général à être surveillé. Dix ans plus tard, il n’est pas certain que cela ait changé.

 

34. La récente décision du gouvernement américain d’accroître le contrôle des passagers en provenance de quelques pays et voyageant sur certaines compagnies aériennes, à destination des Etats-Unis, est une dernière preuve de cette situation où les gouvernements assument totalement des politiques de discrimination, au nom d’analyses de risques.

 

35.  Bigo (2006) décrit l’état d’exception comme un mode de gouvernement, qui permet de respecter la loi.

 

36. La gouvernance par les nombres est ancrée dans l’avènement de la cybernétique de Wiener (Supiot 2015). Selon Wiener, « d’une part la Société peut être comprise seulement à travers l’étude des messages et des facilités de transmission qui lui sont propres et d’autre part les messages de l’homme aux machines, des machines aux hommes et des machines entre elles sont destinés à jouer un rôle toujours plus important dans l’évolution des techniques et dans le développement des moyens de transmission » (Wiener 1950 : 20). « Je soutiens que le fonctionnement de l’individu vivant et celui de quelques machines très récentes de transmission sont très précisément parallèles » (Wiener 1950 :28).

 

RYBN

Les images qui accompagnent l’article de Thomas Cantens ont été réalisée par Myriam Boyer à partir de ADM8, une pièce de RYBN.ORG exposée à l’Ecole d’architecture de Bruxelles, La Cambre Horta, dans le cadre de l’exposition Coder et décoder les frontières en avril 2016. ADM8 est un robot de trading, conçu pour investir et spéculer sur les marchés financiers. Ce programme anticipe tendances au sein des oscillations financières chaotiques, achète et vend des actions quotidiennement depuis septembre 2011, et poursuivra cette activité jusqu’à la banqueroute. L’activité du robot – au travers de ses calculs et de ses performances – est surveillée, enregistrée et visualisée par une cartographie dynamique. 

http://rybn.org/ANTI/ADM8/ 

RYBN.ORG est un collectif fondé en 1999, basé à Paris. http://rybn.org. Son travail interroge les modes de circulation des économies financiarisées et la façon dont ils s’appuient sur des algorithmes spécialisés et des systèmes d’intelligence artificielle. RYBN produit ainsi « des plateformes indépendantes de recherche et d’expression en ingénierie algorithmique de trading expérimental » et imagine des « stratégies automatisées d’investissement et de spéculation contre-intuitives et avant-gardistes, qui défient le dogme économique néo-classique ». Cette démarche conduit le collectif à s’intéresser aux façons de s’introduire dans les échanges financiers tout en en perturbant les représentations et en faisant apparaître la part irrationnelle qui les habite, de sorte qu’apparaisse l’écart entre la revendication rationnelle de l’économie et sa dimension fictionnelle (www.zerodeux.fr/en/interviews-en/rybn-2/). Ses dernières recherches l'ont conduit à mener une investigation dans des paradis fiscaux, dont l'aboutissement actuel est une exposition, "The great Offshore", en cours à l'espace multimedia Gantner (http://rybn.org/thegreatoffshore/

http://www.antiatlas-journal.net/pdf/02-Cantens-l-arithmetique-politique-des-frontieres-pour-une-critique-eclairee.pdf

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