antiAtlas Journal #3 - 2019

Introduction antiAtlas Journal #3 : Traverses

Jean Cristofol

Le numéro 3 de l’antiAtlas Journal propose des articles qui contribuent de façons différentes, soit à partir de l'évolution des espaces frontaliers, soit à partir de réflexions sur les démarches de recherche en art, à interroger les éléments fondateurs de notre démarche. Il s'agit d'un numéro qui vaut pour les pistes qu’il ouvre, les investigations qu’il vient poursuivre et les questions qu’il pose.

Jean Cristofol enseigne la philosophie et l'épistémologie à l'école supérieure d'art d'Aix en Provence (ESAAix). Il est membre de la direction éditoriale de l'antiAtlas Journal et coordinateur de l'antiAtlas des frontières. Il est membre du laboratoire PRISM (AMU-CNRS)


Mot clés : frontière, recherche, relation art-science, épistémologie, modélisation, esthétique, rêve.

Lac Tchad, photographie © Thomas Cantens, 2016

Pour citer cet article : Cristofol, Jean, "Introduction antiAtlas-Journal #3 : Traverses", paru le 4 décembre 2019, antiAtlas Journal #3 | 2019, en ligne, URL : https://www.antiatlas-journal.net/03-introduction-antiatlas-journal-3-traverses, dernière consultation le Date

Un numéro sans thématique d'ensemble

1. Le numéro 3 de l’antiAtlas Journal a un caractère un peu particulier. Après deux numéros dont les articles étaient réunis autour d’une thématique, la recherche en art et les questions d’interdisciplinarité pour le premier, la fiction et les frontières pour le second, et avant un quatrième numéro qui portera sur les dispositifs cartographiques, il s’agit de faire un pas de côté et de proposer des articles qui suivent des voies différentes mais qui contribuent tous, d’une façon ou d’une autre, à interroger les éléments fondateurs de notre démarche.

Nous proposons donc un numéro sans thématique d’ensemble, un numéro qui vaut pour les pistes qu’il ouvre, les investigations qu’il vient poursuivre et les questions qu’il pose. Les deux problématiques qui sont au cœur de la démarche de l’antiAtlas s’y trouvent directement interrogées : d’un côté, la production de l’espace, et en particulier ce qu’en révèle les frontières, leurs évolutions, les enjeux dont elles sont porteuses et révélatrices, d’un autre côté la question de la recherche, des pratiques de production du savoir, des relations entre disciplines et en particulier entre le champ des pratiques artistiques et celui des pratiques scientifiques.

Il en résulte qu’un jeu d’écho se dessine entre ces articles et ceux des précédentes livraisons. C’est l’un des enjeux de l’antiAtlas Journal que de tisser ce genre de liens et de proposer, peu à peu, des traverses qui permettent de circuler entre les articles sous la forme de trajectoires indépendantes des numéros. C’est ce que nous voudrions contribuer, aujourd’hui, à faire exister.

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Penser les frontières fragiles

2 Deux de ces articles viennent travailler au plus près la question des frontières, à partir de la situation de ce que Thomas Cantens appelle les frontières fragiles, c’est-à-dire les zones frontalières dans lesquelles l’autorité de l’État semble devoir céder la place à l’action de forces non-étatiques. Autant dire qu’on se trouve là dans une relation assez directe avec l’actualité la plus brûlante. Rarement, alors même que tant de frontières durcissent et se solidifient à forces de barrières, de murs et de dispositifs sécuritaires, autant de frontières, et ce sont parfois, paradoxalement, les mêmes, semblent incertaines, contestées, traversées, reconfigurées par des forces qui se déploient selon d'autres modalités spatiales où imposent d'autres emprises. Mais l’objet de ces articles n’est pas de rendre compte des événements les plus frappants de ces dernières années. Il s’agit plutôt de faire apparaître la dynamique propre des phénomènes frontaliers et la façon dont s’articulent, dans des combinaisons inventives, les dimensions politiques, historiques, économiques et sociales de situations essentiellement mouvantes. Les frontières peuvent alors être considérées comme des « condensateurs de complexité » et les schémas généraux doivent être confrontés à l’intrinsèque multiplicité de la réalité concrète. C'est ainsi qu'on pourra approcher plus précisément la façon dont se jouent les modalités historiques de la transformation des frontières par les acteurs réels dans un monde globalisé.

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3 Thomas Cantens (Fig. 2, à droite) dirigeait jusqu’à ces derniers temps l’unité de recherche de l’Organisation Mondiale des Douanes et il s’appuie à la fois sur une information précise, riche et diversifiée et sur l’expérience acquise lors de nombreuses missions sur le terrain. De fait, son article est une formidable source d’informations. Mais bien au-delà, Thomas Cantens poursuit ici une réflexion de fond sur les logiques économiques qui se développent aux frontières dans leur relation à des stratégies politiques. C’est une question qu’il a déjà abordée dans le numéro 2 de l’antiAtlas Journal, mais sous un angle d'approche qui était alors très différent. Il s’agissait d’interroger la mathématisation des échanges frontaliers, de montrer son intégration dans le processus général de la quantification et de l’algorithmisation de l’économie à l’époque du big data. Il s’agissait aussi de chercher à construire dans ce cadre ce qui pourrait être un point de vue critique qui ne tende pas à se dissoudre dans une incantation impuissante, de plaider pour la lucidité et l’appropriation du savoir comme fondement de l’action.

Le voici maintenant qui prend son objet, en quelque sorte, par l’autre bout, par l’examen d’un ensemble de faits, de réalités de terrain et d’un contexte précisément déterminé, celui de l'Afrique subsaharienne et en particulier de la zone du lac Tchad où convergent les frontières du Niger, du Nigeria, du Cameroun et du Tchad. Il se fonde sur l’étude de situations concrètes qui peuvent paraître par définition exceptionnelles ou particulières, celles qui résultent du conflit et de l’action de groupes armés « informels » et/ou « terroristes », qui trouvent dans les espaces frontaliers des zones privilégiées d’action et de développement. Mais alors que ces frontières sembleraient devoir s’effacer avec le recul des États, leur incapacité à assurer pleinement la sécurité des populations et le bon exercice de l'administration, Thomas Cantens montre qu’elles continuent d’exister et de jouer un rôle, y compris, et peut-être même d’abord, un rôle économique. Les frontières ne sont pas gommées par des organisations qui voudraient internationaliser leur présence, elles sont utilisées et intégrées dans des stratégies complexes où se conjuguent les relations avec les forces étatiques comme avec les populations locales. A l’horizon de cette réflexion, l’une des questions posées est celle du contrat démocratique au travers de ce que peut et doit être une politique fiscale, de ce qui la fonde et lui assure une légitimité.

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Fig. 2 : frontière Tchad Soudan (West Darfur) réunion transfrontalière entre services de l'Etat
Photographie © Thomas Cantens 2016

4 L’article de Mirza Zulfiqur Rahman et Edward Boyle (Fig. 3, à gauche), nourrit une part de cette réflexion dans un tout autre contexte et une autre inscription géographique. Il s’agit d’une étude des échanges économiques informels sur la frontière entre l’Inde, et plus spécifiquement l’Etat de Meghalaya, et le Bangladesh. L’ambition de leur travail est, ici, certainement moins théorique, mais là encore, les informations sont riches et multiples et les auteurs savent à merveille s’appuyer sur une expérience longuement nourrie pour nous amener à leur suite dans le monde bien particulier des écarts et des combinaisons entre les pratiques des acteurs locaux et les actions des représentants de l’administration centrale. En réalité, le thème du jeu complexe, fait d’oppositions et d’arrangements, de principes et de bricolages, entre la spécificité et les variations des situations locales et le point de vue général des administrations qui ne perçoivent que des faits interprétables à l’échelle nationale est bien l’un des fils qui se poursuit d’un article à l’autre, même si les réalités et les logiques observées en sont très différentes. Et là encore, les formes d’intervention étatiques passent d’abord par des démarches sécuritaires et des modélisations économiques qui ignorent fondamentalement la diversité mais aussi la richesse et l’inventivité des situations concrètes. L’État central indien a donc entrepris de protéger ce qui lui semble être son intégrité par la construction d’une barrière destinée à fermer la frontière avec le Bangladesh. Du coup, l’article de Rahman et Boyle nous donne aussi une description de la façon dont prend corps, dans un contexte déterminé, le processus tragiquement généralisé de la fortification des frontières dont Stéphane Rosière rendait compte dans notre numéro 2.

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Figure 3 : Mirza Zulfiqur Rahman et Edward Boyle. 
Un commerçant bangladeshi présente ses articles avec fierté, des légumes qui ont poussé dans les plaines de Sylhet pour être ensuite acheminés à travers la frontière pour être vendus aux Khasi du Meghalaya. 

Questionner les expérimentations entre art et sciences

5 Les trois autres articles que nous proposons reflètent une grande diversité dans les approches qui les animent. Tous les trois poursuivent la réflexion que nous avons entamée dans le premier numéro et que nous ne cesserons de poursuivre sur ce qu’il est convenu d’appeler les relations arts/sciences, mais ils le font de façons extrêmement différentes et peut-être même contradictoires. Cela mérite quelques explications. Disons d’abord que ce sont justement ces différences qui nous intéressent ici, non pas parce qu’elles seraient exemplaires ou significatives des débats actuels, mais parce qu’elles viennent poursuivre et complexifier ce qui s’est déjà élaboré dans les deux premières livraisons de l’antiAtlas Journal et qui va continuer de se développer à l’occasion de notre prochain numéro consacré aux dispositifs cartographiques. Bref, comme les deux articles précédents, ces contributions sont pensées comme des étapes ou des jalons dans un parcours qui veut aussi participer d’un débat.

La question des relations arts/sciences, longtemps marginalisée dans le monde de l’art comme dans celui de la recherche, a progressivement vu sa place se transformer. Elle a acquis une sorte de légitimité, ou du moins elle vient rassembler toute sortes de discours et toutes sortes d’entreprises qui y cherchent une légitimité. Elle valorise des positions institutionnelles. Ce qui peut se voir comme une avancée contient ainsi ses revers. Certains points de vue vieillissent, la tendance à réduire la question à la façon dont on utilise des moyens ne cesse de prospérer, les enjeux politiques, épistémologiques ou esthétiques qui sont portés par les pratiques de ceux qui travaillent ce champ complexe restent souvent pour le moins incertains. Une logique des genres ou des catégories peut aussi gommer les enjeux et effacer ce qui constitue l’essentiel, ce qui fait sens et anime réellement des démarches d’expérimentation, des problématiques de recherche au profit d’effets de communication.

Pour notre part, nous avons principalement abordé ces questions selon deux voies bien distinctes mais qui toutes les deux engagent une relation aux pratiques. D’un côté, il s’agissait de réfléchir aux relations entre disciplines et à la façon dont les « identités » disciplinaires étaient bousculées par les pratiques de recherche. D’un autre côté, nous nous sommes intéressés aux formes d’expérimentation qui mettaient en jeu des situations concrètes de la recherche en art. Dans les deux cas, nous avons mis l’accent sur la dimension exploratoire qui donne vie et sens à ce qui se joue entre ce qu’on identifie comme art et ce qu’on reconnait comme science. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’il y a là un trait commun à tous les articles de ce numéro : chaque fois la réflexion engage la relation aux pratiques, elle se nourrit de la confrontation entre la richesse des situations concrètes et les modélisations dont le but est de fixer des savoirs et de définir des cadres d’action et de compréhension.

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Pour une anthropologie expérimentale du rêve

6 L’article que nous proposent Arianna Cicconi et Tuia Cherici (Fig. 4, ci-dessous) rend compte d’une démarche pleinement fondée sur l’expérimentation. Arianna Cicconi est anthropologue, Tuia Cherici est plasticienne et vidéaste. Elles combinent leurs approches dans une démarche commune qu’elles ont choisi de restituer à deux voix. Cette démarche se développe au travers de ce qu’elles appellent un « outil d’enquête », l’Oniroscope, dont elles disent aussi qu’il s’agit d’un « dispositif » et qui consiste à mettre en place une situation d’échange et de partage, guidée par une méthodologie souple et ouverte appelant à la contribution de tous et à des formes de circulation de la parole. Il en résulte que ce qui est appelé Oniroscope croise des fonctions différentes se trouvant articulées dans un processus qui trouve son sens dans la mise en œuvre d'une action de caractère performatif et plastique.

Comment mettre en place une démarche de connaissance qui échappe au jeu des oppositions réductrices pour réunir une communauté de savoir dans un processus partagé ?

Il y a là quelque chose d’important qui mérite de retenir d’abord l’attention : si il y a enquête, cette enquête n’est pas ici assujettie et réductible à la hiérarchie des places entre l’enquêteur qui questionne, analyse, projette, et « l’enquêté » qui se trouverait placé en situation d’« objet » de l’étude, comme si l’enquêteur se trouvait, miraculeusement, dans une extériorité préservée, comme s’il n’était pas lui aussi impliqué dans ce qu’il considère. Ici, l’enquête se joue en acte dans un processus bien défini, organisé, argumenté, qui laisse place à des paroles différentes, qui ne les prédétermine pas par le préalable de catégories mais qui vise plutôt à ouvrir l’espace de leur émergence.

Comme son nom l’indique, l’Oniroscope a pour objet les rêves et, plus précisément, une approche anthropologique du rêve dans sa relation à la vie diurne. Il s’agit de comprendre la place que les rêves occupent dans les cultures, de travailler la séparation qui, dans la nôtre, les assigne à un rôle incertain, obscur, séparé. Il s’agit de s’intéresser aux modalités de leur présence, non comme des restes ou des traces lacunaires d’une activité mentale secondaire et au mieux révélatrice de ce qui nous échappe, mais comme un élément constitutif de notre expérience et de notre existence comme personnes, et comme personnes inscrites dans la société, dans un tissus de discours et de pratiques collectives. L’une des tentatives qui guident la démarche de l’Oniroscope est donc d’essayer d’éviter le processus de réduction et d’objectivation du rêve à une chose que l’on pourrait disséquer, pour privilégier une connaissance essentiellement participative, mais qui laisse apparaître ses opérations au travers d’un processus de traduction, on aurait envie de dire de transduction, où les situations vécues, les images produites et les paroles exercées sont autant d’états d’une pensée au travail. Comment mettre en place une démarche de connaissance qui échappe au jeu des oppositions réductrices, l’individuel et le collectif, l’intime et le public, la fiction et le réel, le dit et le non-dit, pour réunir une communauté de savoir dans un processus partagé ? L’exercice même de la rédaction de l’article participe de cette tentative.

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Figure 4 : Arianna Cicconi et Tuia Cherici, Oniroscope au Circolo ARCI de Settignano, Florence, 2012
Photographie © Andras Calamandrei 2012

Les œuvres frontières

7 Jean-Paul Fourmentraux (fig. 5, à droite) se situe, lui, sur un tout autre plan quand il nous propose un article dont la dimension « historique » est incontournable. Ce texte est en effet la présentation synthétique et mise à jour d’une enquête débutée en 2003 et se prolongeant durant plusieurs années : il a pour point d’origine la création d’un acteur virtuel qui vient à la scène avec le spectacle Schlag !, créé en 2003 par Roland Auzet à partir du Tambour de Günter Grass, avant d'animer entre 2003 et 2018 un écheveau de projets individuels et collectifs. L’auteur suit le devenir de cet « être artificiel » qui bouscule les frontières disciplinaires et nous conduit ainsi dans les nouveaux laboratoires où s’invente alors (ou se ré-invente) la recherche-création : Ircam (Paris), Hexagram (Montréal), etc...

Une « œuvre frontière », pensée comme une plateforme où s’articulent des disciplines et des savoirs différents dans des configurations toujours réinventées.

Il s’agit de développer une approche sociologique des pratiques artistiques qui engagent les technologies numériques et de se confronter à une série de concepts et de déplacements devenus incontournables. C’est évidemment le cas de la notion de laboratoire, dans sa relation à la notion classique de l’atelier. Avec la notion de laboratoire, c’est aussi la question de l’auteur qui est posée par l’apparition de formes collectives et d’un système organisé de contributions, de sorte que Jean-Paul Fourmentraux avance la formule d’un auteur « distribué ». C’est surtout le cas du concept « d’œuvre frontière », pensé comme une plateforme où s’articulent des disciplines et des savoirs différents dans des configurations toujours réinventées. C’est enfin l’idée même « d’acteur » bousculée par l’apparition, au-delà des formes et des espaces virtuels, au-delà aussi des contributions artistiques ou scientifiques, d’artefacts plus ou moins autonomes qui s’imposent comme les agents d’un dialogue, comme des partenaires avec lesquels on peut jouer, avec lesquels on va devoir compter, et dont le personnage d’Oscar, autour duquel une part importante de Schlag se construit, est l’un des premiers exemples. Le spectacle de Roland Auzet est alors l’occasion d’une réflexion sur la façon dont des disciplines différentes, qui participent de domaines artistiques distincts ou surtout qui relèvent de champs du savoir et de pratiques traditionnellement opposés, peuvent s’articuler dans des configurations singulières et contribuer à une dynamique d’ensemble. C’est un jeu d’interfaces où peuvent converger des logiques « territoriales », des fonctionnalités institutionnelles, mais aussi des histoires et des méthodologies a priori étrangères les unes aux autres. Les « œuvres » dessinent ainsi des configurations où ces agencement complexes se combinent et font émerger les ébauches de ce qui pourrait être des communautés opératoires potentielles. La question se pose alors, pour Fourmentraux, de saisir les processus par lesquels ces configurations deviennent possibles, d’en dessiner la géographie, et de le faire sur le terrain, dans la prise en compte des situations artistiques concrètes.

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Figure 5 : Catherine Ikam et Louis Fleri, Oscar, 2005.

8 L’article d'Edmund Harris et Rhett Gayle (fig. 6, ci-dessous) s’intéresse à l’apport de la théorie mathématique et informatique des catégories à la connaissance des processus de création artistique, ou plus exactement à la production des formes et à la construction d’objets donnant lieu à une expérience esthétique. La question soulevée n’est pas basée sur l’observation des pratiques artistiques qui, d’une façon ou d’une autre, se développent sur le terrain des technologies numériques, ou qui les mobilisent, ou encore qui en explorent les possibilités par un travail d’expérimentation. Les auteurs s’attachent plutôt aux modalités théoriques des processus d’abstraction, aux logiques qui s’y trouvent mobilisées dans leur relation avec la réalisation des formes. Ils s’intéressent à l’articulation des procédures logiques avec les objets produits, avec ce que cela engage d’une dynamique d’opérations analogiques entre d’un côté l’espace des structures réalisées et observables et de l’autre l’espace abstrait des élaborations qui les décrivent ou les commandent. Cette question renvoie clairement à la pratique historique de la notation, de la partition, du dessin de construction et du plan d’architecte. Elle nous renvoie plus généralement à la question de ce qui se joue dans l’activité du mapping, dans le fait que la modélisation est aussi une cartographie et que réciproquement, cartographier mobilise des processus de modélisation. Cartographier, c’est à la fois abstraire, représenter et produire.

Comme on peut s’en douter, la formalisation de ces processus prend une tout autre dimension avec le développement de l’informatique, des procédures algorithmiques et de la 3D. Il y a à cela de multiples raisons. Une bonne part de ces processus sont automatisés et, grâce à cela, ils sont généralisés au travers de multiples applications. Relativement autonomes, ils s’appuient sur des procédures qui permettent un jeu ouvert de combinaisons possibles. Cela conduit à enrichir considérablement les possibilités « d’imiter » les apparences ou de simuler des comportements et des situations. Les partitions ou les plans d’architectes, dans des domaines totalement différents, proposent classiquement des espaces théoriques dans lesquels des formes peuvent être conçues, imaginées, projetées dans l’espace de leurs réalisations, de leurs effectuations. Ils peuvent permettre de proposer des variations qui déclinent à partir d’une structure première des adaptations aux conditions externes de leur mise en œuvre. Mais ce qui est visé réside essentiellement dans des formes immobiles, des figures fixes. Les algorithmes permettent de remonter en quelque sorte « derrière » les formes statiques vers les processus qui les génèrent. Ils permettent de mimer non les organisations produites mais les schémas des opérations qui les produisent. Harris et Gayle montrent ainsi le déplacement qui s’est opéré dans des domaines comme celui de la biomimétique, où l’on est passé de l’imitation des formes naturelles à celle des processus morphologiques de croissance et de développement. C’est une chose d’imiter la forme d’un arbre, c’en est une autre de modéliser le processus de sa formation et d’en exploiter les différents paramètres pour générer des organisations potentielles.

Les auteurs prennent soin de toujours s’appuyer sur des exemples qui rendent accessibles et compréhensibles les schémas logiques qu’ils mettent à jour. Ils s’efforcent d’avancer par étapes, chaque moment trouvant à s’illustrer dans des « cas d’espèce » puisés dans les domaines de l’architecture et du design. Ils prolongent leur démonstration par des ouvertures plus philosophiques qui interrogent d’une part le devenir de la notion d’auteur dans le contexte d’un élargissement technologique des pratiques et des savoirs et qui, d’autre part, nous renvoient à une diversité d’approches et de travaux sur les objets mathématiques et leurs usages.

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Figure 6 : Alliances moulées au sable, conçues à partir d’un motif tissé, photographie © Edmund Harriss

Conclusion

9 Ces articles, dans leur ensemble, ont en commun de soulever des questions et de se proposer comme des contributions à un débat. Le sujet des frontières fragiles constitue certainement un fil que nous voulons suivre et alimenter. De ce point de vue, les articles de Thomas Cantens et de Mirza Zulfiqur Rahman et Edward Boyle sont les premiers éléments de ce que nous espérons voir devenir un axe de réflexion transversal dans les numéros de l'antiAtlas Journal.

Les articles d'Arianna Cicconi et Ruia Cherici, de Jean-Paul Fourmentraux puis d'Edmund Harris et Rhett Gayle s'inscrivent plutôt dans le prolongement du travail que nous avons entamé avec le premier numéro de la revue. Ils apportent de nouvelles contributions, déplacent des questionnements, élargissent notre champ d'investigation. Ils contribuent aussi, dans leur relation avec les deux premiers articles, à mieux faire apparaître la tension qui nous anime, l'écart dans lequel nous nous tenons. Cet écart est important, il contribue à définir ce qui nous rassemble, ce dont nous nous nourrissons, moins le plein de nos certitudes que l'espace de nos questionnements.

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Notes

10

1 - www.antiatlas-journal.net/01-introduction-explorations-arts-sciences-a-la-frontiere

 

2 - www.antiatlas-journal.net/02-introduction-fiction-et-frontiere

 

3 - www.antiatlas-journal.net/appels-a-contributions

 

4 - www.antiatlas-journal.net/02-l-arithmetique-politique-des-frontieres-pour-une-critique-eclairee

 

5 - www.antiatlas-journal.net/02-les-frontieres-internationales-entre-materialisation-et-dematerialisation

 

6 - www.antiatlas-journal.net/01-introduction-explorations-arts-sciences-a-la-frontiere

 

7 - Au sens où il ne s'agit pas seulement de « traduire » les rêves dans un autre langage mais de les activer dans un contexte précisément imaginé pour cela.

 

8 - https://rolandauzet.com/portfolio/schlag

 

9 - L’enquête a déjà donné lieu a publications : sous la forme d’un article publié en 2011 dans la revue Anthropologie et société (« Œuvres frontières » de l’art numérique : des actes de cocréation interdisciplinaire. Anthropologie et Sociétés, 35, (1-2), 187–207. https://doi.org/10.7202/1006386ar) et il joue un rôle central dans le livre publié par Jean-Paul Fourmentraux en 2012 sous le titre Artistes de laboratoire : Recherche et création à l’ère numérique (Paris, Hermann, 2012).

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http://www.antiatlas-journal.net/pdf/03-Cristofol-introduction-traverses.pdf

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