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antiAtlas Journal #3 - 2019

Oniroscope : du texte à la texture du rêve

Arianna Cecconi et Tuia Cherici

Les rêves influencent notre vie individuelle et sociale tout comme notre société conditionne nos rêves. Né de la collaboration entre une artiste et une anthropologue,

l’Oniroscope est à la fois une expérience participative et un outil d’enquête qui entraîne des groupes de personnes dans l’exploration de cette relation tout en stimulant des pistes d’analyse innovantes autant que des questions sur l‘expérience onirique et sa transmission dans notre société.
 

Arianna Cecconi est chercheuse en anthropologie associée au Centre Norbert Elias, EHESS, Marseille et chargée de cours à l’université de Milan. Les rêves et le sommeil ont été ses principaux sujets d’étude tout au long d’une trajectoire de recherche ethnographique menée sur différents terrains (Italie, Andes péruviennes, Espagne et actuellement Marseille). Pour ses publications, voir : independent.academia.edu/ariannacecconi
 

Tuia Cherici est une artiste autodidacte pluridisciplinaire italienne, elle vit à Marseille. Sa démarche mêle les outils et la maitrise de techniques du cinéma stop-motion avec une approche radicale à l’improvisation en temps réel. Elle collabore à divers projets de recherche et présente son travail en Europe, Etats Unis et au Japon. www.manucinema.blogspot.com

 

Mots-clefs : ethnographie, arts visuels, art participatif public, anthropologie, Marseille, oniroscope, arbre des yeux, rêves, sommeil, quartiers nord, manucinema, recherche interdisciplinaire

Photo de préparation du set d’objets pour l’Oniroscope à Le Pressing, galerie de l’École des Beaux-arts de la Seyne-sur-Mer, dans le cadre de l’exposition Oniroscope – Texte et texture du rêve nocturne, avril-juin 2015.

Pour citer cet article : Cecconi, Arianna et Cherici, Tuia, "Oniroscope : du texte à la texture du rêve" in antiAtlas Journal #3 | 2019, En ligne, URL : https//www.antiatlas-journal.net/03-oniriscope-du-texte-a-la-texture-du-reve", dernière consultation le Date

I Frontières glissantes

1 En commentant des textes des XVe et XVIIIe siècles, Norbert Elias montrait le processus graduel d’écartement du sommeil de la vie sociale. Alors qu’au Moyen-Âge il était d’usage de recevoir les invités dans des pièces avec des lits, la chambre à coucher est devenue une des enceintes les plus « privées », les plus « intimes » de la vie humaine (Elias).

Produits du sommeil, les rêves aussi, dans certaines sociétés, ont subi un éloignement similaire. Ils sont devenus des expériences privées, intimes, et la famille l’un des rares lieux où ils peuvent être partagés. Longtemps ignorés par les sciences sociales (Bastide) les rêves ont été ainsi considérés comme un port d’accès pour la connaissance de l’individu plutôt que de la société.

Sur le plan scientifique, l’intérêt pour le sens symbolique, le récit, le texte du rêve et son interprétation, ont parfois laissé dans l’ombre les formes par lesquelles le rêve se manifeste, sa dimension phénoménologique, comment nous percevons les images, les couleurs et comment nous reconnaissons les visages ou le sens des paroles et la nature des espaces.

Cet article propose des réflexions, visions et intuitions autour des rêves soulevées par un outil d’enquête, l’Oniroscope que nous, Arianna Cecconi, anthropologue, et Tuia Cherici, artiste, avons créé et développé dans le cadre d’une recherche commune sur les rêves nocturnes. Notre recherche s’étend sur différents terrains par une démarche interdisciplinaire. Comment observer les expériences oniriques des personnes de manière participante ? Comment et jusqu’où peut-on documenter ce type d’expériences ? Comment répertorier le patrimoine onirique d’une société ? Expérience des frontières glissantes, qui bouleverse les catégories spatio-temporelles, le rêve nous échappe et nous questionne en tant que dormeuses et chercheuses. Il nous invite aussi à expérimenter de nouvelles méthodologies de collecte, ainsi que de nouvelles formes d’écriture.

Nous commencerons par expliquer comment nous sommes arrivées à travailler sur les rêves dans nos disciplines respectives, et comment, à partir de la spécificité de nos démarches et questions, nous avons conçu l’Oniroscope. Ce dispositif consiste en une rencontre où différents groupes de participants sont amenés à partager leurs rêves nocturnes. Ce partage, coordonné par Arianna, se déroule en interagissant avec la création d’images vidéo que Tuia réalise et projette en temps réel sur la base des rêves qui sont en train d’être racontés. Le but de cette interaction est de fournir un langage plus étendu pour arriver à partager la manière de percevoir, de vivre, et enfin de dire nos rêves, où le fragmentaire et l’incongru peuvent également trouver leur place.

Nous analyserons le déroulement des rencontres de l’Oniroscope pour mettre en lumière la relation qui se tisse entre les récits des rêves et la création d’images, en décrivant comment ces deux fictions narratives s’interrogent réciproquement. On verra que, dans ce dispositif, ce ne sont pas seulement les rêves qui sont mis dans une relation de partage collectif, mais aussi les liens que nous tissons entre nos mémoires oniriques et les objets de notre vie éveillée, entre les imaginaires individuels et collectifs.

On évoquera enfin certaines tentatives de mettre à l’épreuve des expressions génériques pour parler des rêves (que pourrait bien vouloir dire, par exemple « dans mes rêves je vois flou » ?). Les formes récurrentes et la volonté d’exprimer un type de savoir autre : « je ne vois pas son visage mais je sais que c’est mon père, je ne le vois pas mais je sais que je suis poursuivie, etc. » interrogent la nature de la connaissance que nous apportent nos expériences oniriques. Partant de ces réflexions, nous arrivons à mettre finalement en discussion une frontière supposée entre les rêves et la dite réalité : les rêves influencent effectivement notre vie individuelle et sociale tout comme notre société pénètre et conditionne nos rêves et leur manière de nous parler.

Bien que l’amitié et l’interaction qui nous lient depuis vingt ans aient imbriqué nos pensées et outils de manière presque inextricable, les résultats de nos efforts conservent une double nature que nous restituons ici par une écriture à quatre mains et une documentation multimédia.

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II. Prémices de la recherche : rêves et ethnographie

2Arianna : Je suis née et j'ai grandi en Italie dans une famille où ma mère me contait souvent ses rêves, en les interprétant parfois comme des prémonitions. Bien qu'affectée moi-même par certaines de mes expériences oniriques, surtout lorsqu'elles étaient récurrentes, je n’avais jamais approfondi les lectures à ce sujet, ni ne m’étais réellement interrogée sur leur nature ou les moyens de les interpréter. Je vivais avec mes rêves, sans me poser trop de questions. C'est une longue expérience de terrain dans les Andes Péruviennes qui a engendré le besoin de me plonger dans l’exploration de la dimension nocturne. Entre 2004 et 2008, j’ai vécu plusieurs mois dans deux communautés paysannes bilingues espagnol-quechua (Chihua et Contay) de la région d'Ayacucho, dans les Andes Centrales du Pérou. Cette région a été l’épicentre du conflit armé entre le mouvement maoïste Sentier Lumineux et l’armée de l’Etat péruvien (1980-1992) et le propos de ma recherche était d’explorer le processus de pacification locale et les mémoires plurielles de ce conflit armé. Hébergée par des familles, je participais tous les matins au partage des rêves nocturnes et c'est alors que je me suis rendue compte du rôle qu’ils jouaient dans la vie diurne des villageois andins. Les rêves, sont ainsi devenus pour moi un moyen d’appréhender les effets de la violence politique, les dynamiques conflictuelles à l’intérieur des villages ainsi que le processus de réconciliation qui se jouait non seulement entre les vivants, mais aussi avec les morts.

La principale distinction évoquée par les habitants de ces villages concernait les rêves considérés comme insignifiants (générés par les préoccupations quotidiennes, ou bien par le fait d’avoir trop mangé ou trop bu) et ceux qui sont porteurs d’un message. Une autre manière de formuler cette distinction consistait à parler de rêves qui viennent « du dedans » (influencés par les soucis ou les pensées du jour) et de rêves qui viennent « du dehors », les seconds décrits comme une visite d'entités (âmes des morts ou divinités). Ces derniers rêves représentaient une source de savoir et de pouvoir. Ils influençaient les décisions et les actions quotidiennes et circulaient dans la collectivité.

La recherche au Pérou, ainsi que la lecture d’autres ethnographies (Tedlock, Perrin, Descola) m’ont permis de me confronter à une pluralité de conceptions, de manières d’interpréter les rêves ainsi qu’à des pratiques qui leurs sont associés. Néanmoins, les recherches anthropologiques se sont surtout consacrées à l’étude du rêve dans des sociétés non-occidentales, des sociétés dites « à rêves » (Charuty) c'est-à-dire qui codifient de manière précise les diverses catégories d'expériences visionnaires et oniriques et leurs emplois légitimes.

Depuis 2008, j’ai mené de nouveaux terrains dans le sud de l’Europe (Italie, Espagne et France) car je désirais poursuivre l’exploration des rêves dans des contextes dans lesquels leur place n'est guère reconnue socialement. Je me suis demandée alors comment les personnes se référaient aux rêves au quotidien dans des sociétés comme celle d’où je viens, où le rêve semble renvoyer seulement à l’intimité du rêveur et où la psychologie constitue le principal cadre interprétatif reconnu officiellement. Outre la volonté d’élargir ma recherche à un horizon comparatif, plusieurs questionnements méthodologiques se sont imposés.

Le rêve, en tant que sujet de recherche, touche aux limites de la méthodologie ethnographique. Cela implique une confrontation constante avec la frustration. D’une part, l’observation participante entre en collision avec l’invisible des rêves des autres, d’autre part, le rêve est difficile à transmettre. L'expérience onirique rompt et déstabilise les normes par lesquelles l'on raconte les histoires. Face à cette frustration, dans les contextes où existe un code partagé d'interprétation des rêves, les personnes tendent à raconter les parties de rêves qui peuvent être reliées à ce code d'interprétation. Dans les Andes péruviennes, l’expression « j’ai rêvé du maïs » pouvait être considérée comme la seule information du rêve méritant d’être partagée. Sinon, dans les sociétés où il n’y a pas de code d’interprétation partagé, les personnes peuvent avoir tendance à vouloir les synthétiser en une histoire, en tissant une trame de récit, alors que les rêves se caractérisent souvent pour leurs capacité à déstabiliser les codes narratifs et les catégories spatio-temporelles qui permettent de rendre une histoire compréhensible.

En poursuivant mes recherches j'ai ainsi ressenti l’exigence d’approcher les rêves à travers d’autres outils que les entretiens classiques et d’explorer d’autres formes d’écriture du rêve qui permettraient de les documenter en tant qu’ expériences multi-sensorielles.

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III Rêves et pratique artistique

3 Tuia : Ayant grandi à la campagne, dans le contexte rural et catholique de la Toscane, j’ai bricolé mon rapport avec les rêves par un mélange de notions basiques de psychologie faisant partie du « sens commun », des croyances locales, des codes propres à ma mère allemande, ainsi que par l’imaginaire venu de la télé, des romans, du cinéma, les codes que l'on crée entre copains à l’école… Mais souvent, mes souvenirs oniriques les plus marquants sont ceux qui ne trouvent ni sens ni fonction, ceux que je n’arrive pas à m’expliquer avec ma nébuleuse de croyances éparpillées. C’est par un effort de création que, parfois, j’ai la sensation de pouvoir attraper des bribes de mes expériences oniriques les plus fortes. C’est par un dessin ou par le tournage d’une vidéo ou par la sculpture d’une matière que je repère des traces de ce que j’ai vécu. Je considère l’image nouvelle ainsi créée comme un document qui « matérialise » mes mémoires dans les formes et les modes de la vie diurne. Ces objets et vidéos sont ainsi comme les pierres angulaires du processus de confrontation de mes expériences à celles d’autrui.

Créer à partir des expériences oniriques amène à s’interroger sur des aspects qui vont au-delà de la valeur que l'on attribue au rêve : cauchemar, rêve de bon augure, désir, projection, peurs explicitées… Pourtant, ces catégories n’aident en rien à se rappeler les ambiances, les couleurs, les formes, les sons, les actions, les états particuliers du corps, des mouvements… C’est comme pour croquer d’après nature : plus la main suit directement le regard sur l’objet, sans se faire troubler par les préjugés que l'on a dans la tête, plus le dessin se détache d’une image mentale pré-constituée et arrive à saisir la forme de l'objet dessiné.

Mais quand il s’agit de rêves, il est presque impossible de réduire au silence notre jugement, de distinguer entre ce que l'on pense et ce dont on se souvient, de ces images fragmentées, altérées par notre mémoire et par le manque de références dans notre vie éveillée. La physique, la morphologie, l’anatomie de la dimension onirique n’obéissent pas aux lois du monde éveillé. Plus encore, si l'on veut, par notre croquis, transmettre notre rêve à d’autres personnes, il faut aussi s’exprimer dans un langage compréhensible. Et là, si l'on garde encore quelques prétentions de fidélité à l’original, on doit compter avec la déformation inévitable que toute communication implique.

Mais alors, dans une œuvre de création inspirée par un rêve, que reste-t-il vraiment de ce dernier ?

En ce qui me concerne, sa substance reste à jamais cachée et inaccessible dans les tréfonds de notre âme. Mais le projet de s’approcher au plus près de ses modes, formes et apparences peut ouvrir nos mains et notre pensée à une nouvelle manière de créer des relations entre les choses et les images que l'on en donne. C’est ainsi que les rêves amènent à déconstruire et à démasquer les stéréotypes de notre vision du réel, autant qu'à renforcer les liens entre notre imaginaire et notre expérience quotidienne.

Le sens de créer d’après le rêve s’explique aussi en des termes plus pratiques. L'un de mes rêves, datant de 2005 « Dans mon rêve je me sens me liquéfier peu à peu, c’est épuisant et doux en même temps, j’ai horreur de couler partout mais je ne peux m’empêcher de céder à cette force dissolvante… »

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They're seen from other places, extrait du vidéoclip, musique de Stefano Scodanibbio et Thollem McDonas, 2010, Die Schachtel Zeit New Composers

4Questions autour de ce souvenir avec l’objectif de le matérialiser sous forme de vidéo :

Qu'est ce qui, dans ma réalité éveillée, peut évoquer une sensation pareille ? Quels matériaux réels puis-je utiliser pour exprimer cet étrange état de liquéfaction de mon corps, inconcevable dans la réalité quoique désormais familier, pour l’avoir perçu en rêve ?

J’ai commencé par fondre la cire, par la manipuler, observant par la caméra son mouvement et sa texture sous une lumière chaude. Au-delà de certains résultats très suggestifs, les formes de cire ne m’ont cependant évoqué qu'une sensation froide, inhumaine. Sa fusion n’avait rien à voir avec la chair molle et abandonnée de mon corps en liquéfaction. De plus, pendant le travail, toutes les idées sur la cire se sont associées dans ma tête (les masques mortuaires de cire, les musées de cires, l’église, la cire épilatoire, la cire pour les meubles…), sans jamais pourtant me reconduire à mon rêve.

J’ai donc cherché d'autres matériaux, toujours en faisant des liens entre mon souvenir du rêve et les objets que je rencontrais : la glace, la crème glacée, la gomme, la mozzarella, le sucre… Chaque comparaison m’apportait des indices ultérieurs sur la nature de ma liquéfaction rêvée. Et je suis finalement tombée sur le beurre qui fond au soleil, sur sa matière grasse, iridescente, souple, animale. J’ai modelé une tête de beurre, parce que mon souvenir enfin, se réduisait à la sensation coulante de mes joues, du front, je voyais ma tête se répandre sur l’oreiller, mes oreilles fondre…

J’ai filmé sa fusion obtenue par l'action d'un sèche-cheveux et cela m’a rappelé l’absence, dans mon rêve, d’une chaleur ou d’une ventilation particulière. Mais j’ai accueilli cette incongruité au regard de la nécessité pratique d’accorder ensemble les temps de fusion, la lumière intérieure, les temps de tournage et l’animation de la tête.

Le résultat se rapproche sous certains aspects de mon rêve, quoique qu'il ait pris une identité de plus en plus indépendante.

Dans ce cas, ce qu'il reste du rêve, c'est une prise de conscience des différentes qualités de fusion de la matière, de ce qui relie des matières organiques en termes de texture, de capacité de transformation, de chaleur et ce que certains états et transformations de la matière évoquent dans mon imaginaire.

Le gras du beurre, bien tangible et terrestre, en se liquéfiant, devient transparent. Il brille d’une lumière blanche qui n’est plus de ce monde, il relâche toute résistance aux formes : les sourcils du visage s'abaissent, lui donnant une expression aussi souffrante que soulagée. Lorsque je l’ai vu, pendant que je le filmais, j’ai pensé : « c’est comme mourir, c’est comme accoucher ». Alors que j'y pensais, la tête de beurre devenait déjà un lac de liquide blanc et paisible. Et j’ai arrêté aussi de penser… La matière était en train de m'« expliquer », à sa manière, les sensations de mon rêve.

C’est ce type de connaissance analogique que je désire recueillir à travers la relation entre l’imaginaire et la matière réelle. J’utilise l’œil limité/délimitant de la caméra pour mieux isoler les éléments qui m'intéressent et donner libre cours à toute construction de points de vue, d'associations d’idées, de narrations, en partant de sa texture, de sa forme et de sa signification.

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IV Le dispositif de l’Oniroscope

5 Pendant des années, nous nous sommes intéressées et inspirées l’une de la pratique de l’autre, nous avons partagé nos lectures, nos pensées et nos rêves nocturnes. Mais c’est en 2010 que nous avons commencé à entrelacer nos chemins. Notre objectif, qui nous a amené à élaborer une méthodologie propre, a été de sortir d’une dimension d’entretien « à deux », dialoguer avec différents groupes de personnes, parler et travailler sur les rêves par le biais d’un langage plus large (discussion, assemblage d’objets, création d’images, vidéo, écriture…).

D'une part, l'un des aspects que nous voulions approfondir ensemble est la relation entre les rêves individuels et l’imaginaire lié aux vécus collectifs. Il ne s’agit pas seulement d'identifier les correspondances qui pouvaient surgir entre des rêves recueillis individuellement, mais encore d'observer les discussions et les récits oniriques pouvant émerger d'un dialogue collectif. Nous avons conçu un dispositif par lequel partager les rêves, favorisant une situation où l’attention peut se focaliser sur la matière onirique en soi, au-delà des clés interprétatives et des discours psychologisants, où les rêves des uns et des autres peuvent communiquer entre eux.

D’autre part, face à la frustration, souvent évoquée au cours des entretiens, liée à l'incapacité à traduire un rêve en mots, nous avons décidé d’inclure aussi le langage visuel, pour développer d'autres formes d’expression, dans lesquelles les images contribuent à l’émersion des souvenirs. Nous avons appelé ce dispositif l’Oniroscope. Il consiste en une rencontre de groupe, ce groupe interagissant avec une performance de création visuelle. Nous invitons les personnes à partager leurs rêves tout en participant à un processus de réalisation cinématographique. Les participants sont invités à participer à l’Oniroscope avec un rêve et un objet qui lui est lié. Tandis que la personne raconte son rêve au groupe, Tuia anime et filme les objets en temps réel. Quant à moi, je pose des questions sur le rêve en invitant aussi les autres participants à intervenir par d'autres questions ou en comparant leurs souvenirs et leurs perceptions. J’essaie d'amener celle ou celui qui parle à fournir le plus de détails possibles (couleurs, paysage, sensations, textures, sujets impliqués, etc.) pour permettre à Tuia d’adapter et transformer les scènes et les objets qu'elle filme en cohérence avec le récit en cours.

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Ci-dessus : Oniroscope à la Nuit des Archives, en collaboration avec Manuel Salvat et Jérôme Gallician, Archives Départementales des Bouches du Rhône, décembre 2013.

6 La production vidéo de Tuia est basée sur une approche des formes, textures et sensations tactiles suggérées par les objets réels. Elle mélange et combine de multiples façons de regarder les objets, de jouer avec leurs aspects (la forme, la couleur, la texture). Au cours de l’Oniroscope, les personnes peuvent expérimenter simultanément quelque chose de réel, de concret, avec une dimension absurde. Elles peuvent vivre la perception d’une situation très réaliste puis assister tout à coup à l’émergence d'incongruités contrastant avec la réalité. Or, c’est précisément la coexistence entre ces deux plans qui est souvent évoquée comme caractéristique de l’expérience onirique.

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Extraits d’Oniroscopes : Un rêve kurde de Boris Bayard et Thomas Weber.
Produit par SATIS (Université d’Aix-Marseille) en collaboration avec la communauté kurde de Marseille ;
et Oniroscope chez Francis, à Saint Antoine, Marseille, juin 2014

7 l’Oniroscope, comme espace de création et comme terrain d'enquête, est temporaire. Ses modalités se sont développées et adaptées au gré des occurrences, avec les contributions de groupes très diversifiés. Nous avons organisé des Oniroscopes en invitant des personnes dans un lieu public (centre social, kebab, théâtre, archives etc.) grâce à l’appui de réseaux associatifs. Dans d'autres cas, le groupe existait déjà (une classe d'école, un groupe de personnes fréquentant le même centre social, un groupe de mineurs en milieu pénitentiaire, un groupe de chercheurs universitaires).


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Oniroscope à l'école élémentaire du Parc Kallisté, dans le cadre du projet Rêver la Méditerranée, projet de recherche anthropologique et artistique dans les quartiers nord de Marseille, résidence IMéRA, 2013.

8 Tuia : À la fin de l’Oniroscope, j’oublie presque tout de ce qui a été raconté, des images qui ont surgi. Pourtant, j’enregistre toute la séance avec mon caméscope braqué sur les objets, doublé d'un enregistreur audio. Ensuite, je monte audio et vidéo dans un document unique qui nous aide à répertorier les rêves racontés dans nos archives communes. La nature et la fonction de ces archives servira de matière pour un nouvel article.

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Extrait de Jeudi des morts (Every Thursday),
Oniroscope au Centre Social Kallisté, La Granière, mai 2013

V Rêves et objets

9 « En réalité, comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines légendes populaires, chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne rencontrions l’objet » (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve)

Objets souvenirs, objets d’affection (Dassié 2010), les objets ne sont pas seulement appréhendés dans leur fonction symbolique ou en tant que représentants des aspects d'une culture ou d'une identité préexistante. Ils sont considérés comme des médiateurs pour approcher la mémoire, les sentiments et la sphère de l’intimité. Comme des acteurs, ils peuvent provoquer des liens, des pensées ou des pratiques. En demandant aux personnes d'apporter un objet en lien avec leur rêve, nous avons choisi de ne pas préciser la nature de ce lien. J’observe en fait les différentes associations possibles pouvant s’établir entre les rêves et les objets, et comment les caractéristiques d’un objet peut déclencher un récit plus adhérent aux contenus et aux perceptions d’un rêve.

Pour mieux jouer en temps réel avec un récit en cours et avec des gens qui regardent, j’ai besoin de découvrir quelque chose avec eux et d'en être stupéfiée. Il est important aussi que la chose me soit confiée par celle ou celui qui raconte. C’est le lien concret entre elle et moi, l’ancre que son rêve peut jeter dans la dimension solide de notre rencontre.

Plusieurs personnes ont apporté un objet (téléphone, chocolat, savon, cigarette, tasse, clé etc.) qui jouait un rôle dans leur rêve. D’autres ont choisi l’objet en fonction d’une odeur, d'une saveur, d'une couleur perçue en rêve qui leur est restée gravée en mémoire. C’est le cas d’une étudiante qui avait amené une écharpe rouge. Elle a expliqué que l’impression de rouge intense venait de l’habit d’une journaliste qui parlait à la télé, dans son rêve. C’est l’odeur de la nourriture qui avait laissé son empreinte dans la mémoire d’une rêveuse de Saint Antoine. Elle avait amené à l’Oniroscope un sachet de curry car dans son rêve, elle cuisinait une grande marmite de couscous. Un autre rêveur avait, lui, apporté une cloche pour décrire un son entendu en rêve. Bien que la plupart des objets renvoient à des perceptions visuelles, d’autres éléments sensoriels orientent ainsi les choix des rêveurs participants.

Nombreux étaient aussi les objets amenés qui n’avaient pas un lien direct avec le contenu du rêve, mais qui avaient été donnés par la personne rêvée. Souvent, à partir du récit du comment et pourquoi l’objet était lié à cette personne rêvée, le discours bifurquait sur les conséquences des rêves et sur leurs influences. Par exemple, au réveil après de tels rêves, plusieurs participants disaient avoir ressenti la nécessité de contacter les personnes vues en rêve ou encore avoir éprouvé une sorte de malaise en les rencontrant dans la vie diurne, comme si le souvenir du rêve avait affecté leur relation.

Nous nous sommes aussi retrouvées face à une série d’amulettes utilisées par les participants, y compris par ceux qui affirmaient pourtant de pas accorder beaucoup d’importance à leurs rêves. Des objets dépourvus de lien à un rêve spécifique, mais considérés comme des protecteurs du sommeil… Une pierre, un bracelet…

Nous avons également reçu des dessins ou des artefacts inspirés par les rêves. Ainsi, une fille avait rêvé d'un cerf puis sculpté à son réveil un morceau de bois d’olivier lui rappelant les bois de l’animal. Une autre rêveuse avait esquissé à son réveil l'étrange navette spatiale qui lui était apparue.

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Tuia Cherici, Cauchemar de cigarettes.  Association d'un objet apporté par un étudiant, un paquet de cigarettes, avec une peinture à l'huile réalisée par Tuia Cherici. Capture d'écran extraite de la vidéo réalisée pendant l’Oniroscope à la Columbia University, New-York, dans le cadre du séminaire doctoral d'anthropologie du Pr. Michael Taussig, novembre 2015.

Tuia Cherici, Oniroscope au Materia Off, Parma, Italie, 2012.
Association d'un objet apporté par une participante avec une lentille mouillée de Bétadine.
Capture d'écran extraite de la vidéo réalisée en temps réel par Tuia.

Oniroscope au Circolo ARCI de Settignano, Firenze, 2012. Photographie de Andras Calamandrei.

10 Tuia : Pour jouer l’Oniroscope, je prépare mon ensemble de matières avec une attention minutieuse pour les sentiments, les mémoires, les souvenirs, la fascination, le pouvoir symbolique, la texture, le plaisir ou la crainte que chaque petit objet me communique au moment de préparer les matériaux à amener. La méthode adoptée traditionnellement en Italie par les promises qui se préparent au mariage rend très bien l’idée de ma valise d’outils : quelque chose de vieux, quelque chose de nouveau, quelque chose de ma famille, des cadeaux, des choses achetées pour l'occasion, quelque chose de bien rouge, quelque chose d'un pays lointain, quelque chose de précieux, quelque chose de trouvé.

Au cours de l’Oniroscope, Tuia anime la rencontre entre les objets provenant des rêveurs, qu’elle découvre en même temps que leur récit, et ses propres objets et outils. Chaque objet amené par les participants peut imposer à l’artiste des conditions ou des contraintes d’utilisation.

Tuia : Il faudrait dédier un chapitre au statut d’une photo choisie comme objet-clé d’un rêve. La photo reste un objet quel qu'en soit le format, pourtant, souvent, c’est le sujet représenté que l'on souhaite partager. Du coup, il s’agit de fabriquer une image d’une image… Ils m’en amènent plusieurs, surtout les jeunes, des photos affichées sur l'écran de leurs portables, et je manipule donc leur téléphone en jouant avec la saturation des pixels re-projetés, avec les touches, avec le noir Nokia dont l’écran s’éteint après dix secondes de veille… Je joue autant qu'avec une vieille photo encadrée, dont les angles abîmés et les taches d’humidité m’aident à introduire la personne photographiée dans le déroulement du rêve.

En manipulant les objets, l'artiste crée une fiction qui matérialise des hypothèses interprétatives instantanées quant aux contenus du rêve raconté. Il se crée alors un mouvement parallèle entre les deux fictions narratives : tandis que le rêveur essaie de reconstruire son souvenir onirique tout en cherchant les mots pour le raconter, Tuia écoute la narration tout en cherchant les objets, les matières, les outils et animant leurs interactions. Les autres participants à l’Oniroscope et moi, nous écoutons les paroles du rêveur, en regardant la vidéo-projection et interagissant par nos questions et de nos remarques avec ce double récit.

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VI Rêve, récit, fiction 

11 « En nous éveillant, il nous arrive de savoir que nous avons vu la vérité en rêve, avec une clarté telle que nous pouvions la toucher du doigt, et en être parfaitement assouvis. (..) Une fois réveillés, cependant, et même si nous nous rappelons, limpides, toutes les images du rêve, la formule ou le mot ont perdu leur accent de vérité, et désenchantés nous les retournons dans tous les sens, sans parvenir à en ressusciter le charme. Il nous reste le rêve, oui, mais son essence nous fait défaut, ensevelie dans cette terre à laquelle, une fois éveillés, nous n’avons plus accès. » (Giorgio Agamben, Idée de la prose, 1998)

Souvent, quand les personnes racontent leurs rêves elles sont déçues. Même lorsque le souvenir du rêve reste clairement en mémoire, la sensation est que les parties et détails du rêve disparaissent pour toujours. Plus encore, lorsque l'on raconte le rêve à quelqu'un d’autre on a la sensation de s’éloigner de la richesse du vécu onirique. Pour se faire comprendre, le narrateur se sent en fait obligé de mettre de l’ordre dans un vécu dans lequel différents lieux, temporalités, sensations et perceptions peuvent constamment se superposer. L’anthropologie s’est longuement interrogée sur la manière dont le récit du rêve représente un acte de communication, une performance influencée tant par la mémoire que par le lieu, par le temps, par le contexte, par les auditeurs, par les structures linguistiques, par les modalités au travers desquelles le rêve est partagé et utilisé (Kilborne 1981, Perrin 1990, Tedlock 1992). Le récit du rêve n’est jamais neutre et ne peut être considéré non plus comme un véritable témoignage de l’expérience onirique. Il représente donc une fiction dans l’acception étymologique du terme : une création, une fabrication plus au moins proche de l’expérience onirique. Impossible de l’extérieur de mesurer ce décalage.

Dans l’Oniroscope, le caractère fictionnel du récit du rêve est un point de départ auquel s’ajoute la fiction créée par l’artiste avec les objets et les images. Bien que le rêveur soit inévitablement pris par les contraintes et les limites du langage et de la mémoire, dans ce dispositif, le fragmentaire et l’incongru trouvent leur place pour s’exprimer, et des images et souvenirs peuvent être décrits sans être incorporés à une histoire.

Il ne s’agit pas de chercher à comprendre ce que les images qui apparaissent dans les rêves signifient, mais plutôt de s’approcher le plus possible des images elles-mêmes, des perceptions et des émotions qu'elles provoquent. La finalité est de partager collectivement ce dont le rêveur se souvient, tout en cherchant à créer un langage commun pour en parler. Souvent, les participants ont témoigné du fait que l'interaction avec la pratique artistique les faisait se sentir plus libres de raconter leurs rêves sans avoir à se soucier de garder une cohérence dans la narration, d'être jugés par autrui, d'être la cible d'interprétations à leur insu et « par-dessus leur épaule » (Geertz 1973).

C’est aussi au cours des Oniroscopes que j’ai pris conscience de combien, dans mes recherches précédentes, j’avais appréhendé les rêves à partir des variables socio-culturelles et des codes d’interprétation locaux, tandis que leur dimension phénoménologique demeurait au second plan. Je n'interrogeais que très peu la matière onirique en soi. De nouvelles questions ont surgi : te souviens-tu de la robe que portait ta mère? Tombais-tu doucement ou d’un coup ? Était-ce le jour ou la nuit ? 

« C’était la nuit », a répondu Dominique au cours d’un Oniroscope qui s’est déroulé dans sa classe (Collège Mazenot, Marseille). Tuia a éteint la petite lumière qui éclairait sa table d’objets. L’écran est devenu noir tout d’un coup, et quelques secondes plus tard, Tuia a rallumé une petite torche à LED. L’atmosphère de la scène a complètement changé. Alors que Dominique dans sa narration n’avait pas précisé ce détail, mais face à la semi-obscurité qui s’était créée, elle commence à décrire en profondeur la sensation d’appréhension qu’elle avait ressentie dans son rêve. Sa voix participe au récit différemment, et avec elle change l’atmosphère dans la classe et l’écoute des autres participants. Le récit du rêveur et le récit de l'artiste procèdent en parallèle, se poursuivent, s’influencent réciproquement, en inspirant aussi les questions que les participants et moi proposons au rêveur. Parfois, ils s'étonnent, en regardant les images de l’Oniroscope, d'éprouver la sensation de revivre des fragments du rêve qu'ils avaient oubliés et qui réapparaissent à ce moment-là.

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12 Tuia - Au début, j’éclaire juste un fond neutre, blanc ou noir. J’attends que la personne entre dans l’histoire de son rêve. Au fur et à mesure qu’elle nous le raconte, je commence à manipuler l’objet qu’elle m’a confié, et, ensuite, je reste prête à tout moment pour le « tout d’un coup » de son récit. Ça arrive presque toujours, même plusieurs fois pour un même rêve.

Le défi consiste pour moi, durant chaque séquence qui s’anime entre mes mains et sous mes yeux, à laisser au cadre que je filme la possibilité de se transformer, de disparaître ou d’accueillir d’autres éléments dès que « d’un coup », dans le rêve, un événement perturbe la situation initiale.

Il faut être prête sans chercher à savoir à quoi. Et le récit se compose au fil de ce que la personne dit, avec les oscillations de sa voix, son volume, ses silences et les réactions dans la salle, les interruptions d’Arianna qui demande d’autres détails, le comportement des objets que j’ai entre les mains et l’image qui se crée…

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Des Formes (extrait), oniroscope au Lycée Marie Curie, Marseille, mars 2013

13 Il y a aussi des moments pendant lesquels la vidéo-projection rappelle le souvenir d’un rêve à une autre personne ou que les participants identifient des correspondances entre leurs expériences oniriques.

« Moi je voulais intervenir plusieurs fois pour dire que c’était similaire à un rêve que j’avais eu…(..) Moi je pensais pas que d'autres faisaient des rêves comme moi. Je pensais qu’il n’y avait que moi qui les faisais. (..) ça ressort qu’on a les mêmes ressentis par rapport à certaines choses » (Oniroscope, Lycée Marie Curie, Marseille)

« Comme il est reproduit une certaine ambiance, ça fait ressortir ce qu’on pouvait ressentir pendant ces rêves ». Moi, quand je l’ai raconté, j’étais presque angoissé comme dans mon rêve. Du fait de le raconter et de voir cet ambiance affichée » (Oniroscope, Archives Départementales, Marseille)

« Pour certains rêves, j’ai vraiment eu l’impression que si, moi, je l’avais rêvé, ç'aurait pu être comme ça aussi... Je ne sais pas, c’était bizarre » (Oniroscope, Saint Antoine, Marseille)

Parfois il s’agit juste d’une action sur l’objet : en voyant les mains de Tuia projetées dans l’écran, en train de briser une barre de chocolat, Jamie, une étudiante, affirme tout à coup avoir revécu une sensation perçue dans son rêve.

Tuia - Ce qui importe, ce n’est pas le rapport de vraisemblance entre les rêves et les images, mais plutôt l’interaction qui se produit entre les deux récits. Elle stimule en effet celui qui raconte à déconstruire en permanence sa narration et à approcher ses souvenirs par d’autres chemins, en rencontrant des aspects et détails qui serons sinon négligés.

Des fois, je n’arrive même pas entendre des passages de l’histoire ou je ne comprends pas le sens de ce qui vient d’être dit – le français n’est pas ma langue. Dans ces cas-là, je m’attache au mouvement de la voix qui parle comme à une musique pour poursuivre l’action.

Arianna me dit que ce n’est pas grave, qu'au contraire ces malentendus permettent aux images et au récit de s’imbriquer par des voies surprenantes. Néanmoins, à mes yeux, la capacité d’écoute, de compréhension et d’action véhiculée par l’imaginaire de l’Autre est ma matière d’apprentissage.

Cela non seulement pour développer une virtuosité de mes techniques d’improvisation, mais aussi parce que je vois ainsi surgir des objets, des actions et des personnes autour de moi, une manière de s’expliquer et de s’unir qui est très belle et inusitée. C’est un échange intime, pacifique, poétique, qui nous aide à saisir nos différences et à nous retrouver dans des exigences émotionnelles et affectives par-delà nos cultures et nos contradictions. Je considère que la pratique collective de l’Oniroscope a un objectif social, qui est aussi politique, de compréhension des autres. Elle porte en soi une réflexion critique autour de source de nos images mentales.-

l’Oniroscope permet aussi de mettre à l’épreuve des affirmations générales sur les rêves, qui sont parfois difficiles à préciser dans le cadre d’un entretien. Par exemple, face à l’affirmation « dans mes rêves, je vois flou », Tuia répond en brouillant l'image qui apparait sur l'écran, grâce à l'utilisation de vitres ou en utilisant le zoom de la caméra. Et Marc, le rêveur, ajoute : « Non, pas comme ça ». En cherchant à expliquer pourquoi sa définition du flou ne coïncide pas avec l'image créée par Tuia, Marc précise qu'il perçoit les images clairement, qu'il voit les détails, mais pas les contours des choses. Le flou, en ce cas, ne se réfère pas à une altération de la netteté de la vision, mais plutôt au fait de n’être pas en mesure de percevoir l'image globale d'une scène ou situation onirique.

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Tuia Cherici, Rêve de Bougainville. Capture d'écran extraite d'une étude de texture à partir d'un rêve. Photo imprimée, puis mouillée et associée à une peinture, Bougainville, Marseille, 2014.

14 Pour Sadia, par contre, la vision floue dans le rêve est plutôt associée en particulier aux visages de personnes mortes. Souvent, elle arrive à reconnaître un défunt qui vient la visiter en rêve, mais ne peut pas voir son visage, qui reste « flou ». Tuia prend alors une photo d’une personne et floute son visage à l'aide d’une vitre superposée. Ce geste pousse une autre femme à raconter une expérience similaire : elle non plus n’est pas en mesure de voir clairement le visage d'une personne décédée. Plusieurs fois, cette question a surgi lors des Oniroscopes réalisés dans les quartiers Nord de Marseille, engendrant une discussion sur les morts et leurs manifestations dans les rêves.

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Notes de rêves (extrait), film documentaire de Tuia Cherici sur la « Collecte des rêves dans les quartiers nord de Marseille », archive d’entretiens réalisés par Arianna Cecconi, mars 2013 - juin 2014

Tuia Cherici, Oniroscope à l'Estaque. Capture d'écran d'une vidéo. Oniroscope au Centre Social de l'Estaque avec des familles du Bassin de Séon et de la cité de La Castellane, Marseille, 2016.

15 Tuia - Le flou des rêves n’est pas forcément le flou du cinéma, celui qui indique au spectateur que le personnage rêve. Le flou dont nous parlons dans l’Oniroscope recouvre une grande variété de perspectives à propos d'une situation que, par habitude du langage cinématographique, l'on rassemble sous cette expression unique. Ainsi nous avons trouvé beaucoup d’autres exemples de vocabulaire emprunté au cinéma et à la télé qui, en creusant, se révèlent fallacieux au moment de mettre concrètement en image un rêve raconté. -

« Dans mon rêve j’ai vu mon père… », « tout d’un coup je me suis retrouvée dans ma maison..»… Tuia commence à créer des images et il arrive souvent que les rêveurs précisent que la chose ou la personne rêvée ne sont pas telles qu'ils les voient dans la réalité éveillée ; pourtant, ils sont certains et ils affirment avoir rêvé de leur père, de leur ami, de leur maison.

« À ce moment-là, je crois que mon père s’est transformé en bébé. Jene l’ai pas vu se transformer, mais dans ma tête, il y avait un bébé et je savais que c’était mon père. A ce moment-là, je suis avec un ami qui est arrivé, (...) mon ami va dans la voiture et je lui confie mon père. Prends-en soin, je lui dis, attache-le bien. Il y a un autre bébé, mais celui-là, je ne sais pas qui c’est. Donc, il y a deux bébés dans la voiture, mon ami à l’arrière avec les deux bébés, moi je m'installe à l’avant pour conduire, et je dis " je vous préviens, je ne sais pas conduire ", (...) et au moment de démarrer, je me suis réveillé. » (Oniroscope, Lycée Marie Curie, Marseille).

Dans mes expériences d’entretiens en divers contextes, j’ai pu observer comment quand une personne raconte un rêve, pour garder le fil de l’histoire, elle ne s’attarde pas à préciser les différences entre l’apparence d’une chose ou d’une personne dans le rêve et dans la vie éveillée. C’est le verbe « voir » qui est généralement utilisé pour dire ce que nous apercevons en rêve, même si le verbe « reconnaître » semblerait souvent plus approprié, ou « savoir que » comme évoqué dans le témoignage de Michel qui voyait dans son rêve un bébé dont il savait qu’il était son père.

l’Oniroscope invite ceux qui racontent à détailler le plus possible leur descriptions des formes et apparences, puisque l’image vidéo est créée au fur et à mesure sur la base de ces données. C’est par cette exigence pratique que se problématise le décalage entre ce que nous identifions, voir reconnaissons, en rêve, et les apparences par lesquelles il se manifeste (comment nous le voyons). Cela incite à réfléchir sur le processus d’attribution de sens à une image rêvée, sur la faculté que nous avons en rêve de reconnaître et de nommer les choses par-delà les formes apparentes. Dans son traité sur la photographie, Barthes, à propos des rêves avec sa mère, évoque cette même ambiguïté entre l’usage des mots voir et connaître.

Car je rêve souvent d’elle (je ne rêve que d’elle), mais ce n’est jamais tout à fait elle : elle a parfois, dans le rêve quelque chose d’un peu déplacé, d’excessif : par exemple, enjouée, ou désinvolte-ce qu’elle n’était jamais, ou encore, je sais que c’est elle, mais je ne vois pas ses traits (mais voit-on, en rêve, ou sait-on ?) : je rêve d’elle, je ne la rêve pas. (Barthes, 1980 :103)

Dans plusieurs sociétés on considère les rêves comme une forme de connaissance spécifique, une forme de savoir qui n’est pas accessible à la vie éveillée, et qui permet par exemple au chasseur de connaître sa proie ou à l’ensorcelé de dévoiler l’identité du responsable qui l’attaque en rêve sous la forme d’un animal (Descola, Tedlock). Néanmoins, même dans des sociétés qui ne reconnaissent pas au rêve ces types d’attributs, les rêveurs font l’expérience directe d’un usage différent des sens et d’autres possibles manières d’appréhender le monde (sentir les pensées des autres, savoir des choses sans savoir expliquer pourquoi et comment nous le savons, communiquer sans parler). Il est difficile de partager ces types d’expériences, qui sont décrites souvent avec les même mots ou verbes (comme l’exemple de voir) que nous utilisons pour parler de nos perceptions et actions dans la vie diurne. C’est dans ce sens qu’une des finalités de l’Oniroscope est d’affiner un langage pour parler de rêves qui puisse mettre en lumière les spécificités de l’expérience onirique. L’effort de traduire est ici non seulement entre langues différentes, mais entre un usage du langage référé aux expériences diurnes, et aux expériences oniriques.

Comme le souligne Vincent Crapanzano, les anthropologues ont eu tendance à limiter leur analyse au sens symbolique du rêve ou la façon dont le rêve reflète les préoccupations culturelles. En suivant les suggestions de Binswanger et de Foucault (1954), avec l’Oniroscope nous cherchons à approcher le rêve comme un mode d'expérience et une forme de connaissance plutôt que comme un sujet à interpréter.

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Quelques conclusions

16 L’ambiguïté de la frontière entre rêve et réalité, ou plutôt le fait de mettre sur le même plan ces deux expériences était, selon les premiers anthropologues évolutionnistes, caractéristique de la mentalité primitive (Tylor, 1871). Or, la problématisation de ces deux catégories s’est précisément imposée comme un élément majeur de l’approche anthropologique, à partir de la deuxième moitié du xxe siècle. D’une langue à l’autre, le verbe « rêver » peut aussi renvoyer à des pratiques visionnaires ou imaginatives éveillées, qui sont reconnues comme des formes légitimes de savoir qui influent sur la « réalité » (Perrin, 1990). La distinction entre le rêve comme expérience intérieure, subjective et l’éveil comme expérience objective d’un monde « externe » et qui serait la seule forme de réalité collectivement reconnue, est le produit d’un contexte socio-culturel spécifique. Elle ne peut pas être étendue aisément à d’autres contextes (Crapanzano 1975).

« Dans la culture occidentale, nous plaçons le rêve dans la tête de quelqu’un. La plupart des peuples qu’étudient les anthropologues, en revanche, voient les rêves comme un monde social alternatif, tout aussi bien extérieur au rêveur. Ces peuples localisent aussi le moi dans le jeu de l’interaction sociale plutôt qu’à l’intérieur de la personne. » (Mageo, 2003)

La plupart des Oniroscopes ont été réalisés en Europe et aux États-Unis avec des groupes différents, quoique souvent constitués de personnes qui « placent le rêve dans leur tête » et qui marquent avec conviction une nette frontière entre le rêve et la réalité. Pourtant, cette frontière n’est pas facile à définir et parmi cet échange de récits oniriques certaines opinions reviennent quant à comment et pourquoi le rêve affecte le rêveur, et suggèrent une sorte de bouleversement, une superposition des expériences réelles et rêvées.

Ci-dessous quelques exemples non exhaustifs de ce brouillage de frontières :

Plusieurs rêveurs racontent des rêves où se manifestent des personnes (souvent des morts) disparus de la réalité diurne. Mais leur apparition en rêve est tellement réelle qu’elle affecte le sujet comme s’il avait été vraiment visité par la personne disparue. Ces rêves, pour certains, arrivaient à modifier leur perception de la personne, en devenant une partie de leur mémoire des défunts.

D’autres racontent des personnes et des lieux qui, bien qu'inconnus et irréels, reviennent de manière récurrente dans leurs rêves, exerçant ainsi une forte influence sur le rêveur, voire suscitant le doute en lui : « Ces lieux ou personnes existent-ils en réalité ? »

Les rêves associés rétrospectivement à un événement arrivé par la suite dans la réalité diurne sont remarquablement nombreux. L'événement fait resurgir le souvenir du rêve, et le rêve prend alors le caractère d’une anticipation de la réalité, même pour ceux qui ne croient pas au pouvoir prémonitoire des rêves. Le rêve semble ici jouer le rôle d’une fiction anticipatrice.

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The Red Scarf (Le Foulard rouge), Oniroscope au Purchase College, New York, dans le cadre du séminaire Media and Ethnography du professeur Kim David, novembre 2015

The clock (L’Horloge), extrait, Oniroscope à Columbia University, New York, dans le cadre du séminaire doctoral d’anthropologie du professeur Michael Taussig, novembre 2015

Bibliographie

17 Pendant l’Oniroscope les personnes évoquent certaines sensations physiques et des émotions si réelles, si intenses, qu'il devient pour elles difficile d'expliquer la différence entre l’émotion provoquée par un événement vécu dans un état d’éveil et celle éprouvée dans un rêve. Elles admettent alors combien les émotions provoquées par les rêves laissent des traces dans leur réalité diurne et l’influencent.

Il y a aussi des souvenirs de rêves qui se mêlent à d'autres souvenirs du passé, faisant douter certains quant au statut du souvenir.
L'imagination, pour Appadurai (1996), indique un caractère constitutif de la subjectivité. Loin d’être une alternative à l'action, l’imagination en est au contraire une partie intégrante. Si cela est vrai de l'imagination, comprise comme une activité en état d’éveil, l'on est fondé à émettre l’hypothèse qu’il pourrait en être de même pour les rêves, expérimentés dans un état de sommeil, qui dès lors non seulement incorporeraient le social, mais aussi l’influenceraient et le transformeraient en retour, en participant à la construction du réel.

Barbara Tedlock (1987) applique le concept de « performativité » – concept amplement analysé dans la littérature anthropologique, en particulier en lien avec le langage et le rituel – aux rêves. D’un part, le pouvoir performatif des rêves se manifeste à travers les actions accomplies par les gens éveillés qui suivent ou sont inspirées par l’expérience du rêve. En ce sens, le rêve est une partie intégrante du processus de construction de la subjectivité et de la réalité sociale. D’autre part, la performativité des rêves est aussi connectée à l’effet que le récit de rêve produit sur la collectivité. Partager les rêves, en parler, ont un effet sur les relations sociales, et permettent de connaître les autres sous un autre aspect (Wax, 2004: 86).

Les expériences que nous avons accumulées au cours de notre recherche nous ont confirmé la validité de cette perspective, jusqu’à considérer le rêve comme une partie intégrante de notre réalité qui nous forme et questionne, et un aspect de notre culture aussi, qui reflète l’imaginaire collectif et la vie sociale, qui peut élargir et donc transformer notre connaissance du monde. Pour ces raisons, nous estimons nécessaire la création de plus d’espaces de partage et d’occasions de socialisation autour de notre vie de dormeurs. Faire ressortir nos rêves, nos cauchemars, et plus généralement nos expériences du sommeil d’une dimension à huis-clos pour les partager ensemble, dans la communauté, peut en effet renforcer ses liens, enrichir son identité.

Connaître et valoriser la multiplicité d’approches différents à la nuit qui se jouent autour de nous, nous aide également individuellement à négocier avec les mystères irrésolus que les rêves nous proposent, avec la peur que nous avons, à nos jours, de lâcher prise, de nous abandonner, enfin, de partager nos expériences nocturnes pour trouver aussi des formes plus confortables de vivre notre sommeil.

Enfin, si notre histoire a été jusqu’à maintenant seulement l’histoire de l’homme éveillé (Ekirch 2005), nous considérons nécessaire de relier nos biographies diurnes avec nos biographies nocturnes, collecter et documenter les rêves comme partie intégrante des réalités sociales ; cela nous aidera à mieux le comprendre.

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Appadurai, Arjun, Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996

 

Augé, Marc, La guerre des rêves: Exercices d’Ethno-Fiction. Paris, Editions du Seuil, 1997

 

Barthes, Roland, La chambre claire: Note sur la photographie. Paris, Gallimard Seuil, 1980

 

Bastide R , Le rêve, la transe et la folie. Paris, Flammarion, 1972

Cecconi, Arianna, "Lieux où l’on dort, lieux des rêves : un regard ethnographique sur la nuit dans un cité des quartiers nord de Marseille". Article soumis à Ethnographie.org, 2017

 

Cecconi, Arianna, "Pratiquer ses rêves : Rêves, divinités et pratiques sociales dans les Andes Péruviennes" in L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés, numéro « Matières des rêves » (vol. 15 ; n°3), pp 274-282, 2015

Charuty, Giordana, Destins anthropologiques du rêve. In Terrain, 1996, pp. 5-18, 1996

 

Crapanzano, Vincent, "Saints, Jnun, and Dreams: an Essay in Maroccan Ethnopsychology" In Psychiatry (38), pp. 145-159, 1975
 

Crapanzano, Vincent, "Concluding reflections", in Mageo, Jeannette (ed), Dreaming and the self: new perspectives on subjectivity, identity and emotion, Albany, State University of New Yory Press, 2003

Dassié, Véronique, Objets d’affection. Une ethnologie de l’intime. Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2010

 

Descola, Philippe, Les lances du crépuscule. Paris, Plonn coll. Terre Humaine, 1993


Descola, Philippe, Par -delà nature et culture. Paris, Gallimard, 2005

 

Duvignaud, Françoise et Duvignaud, Jean-Pierre, La banque des rêves. Essai d'anthropologie du rêveur contemporain. Paris, Payot, 1979

 

Elias Norbert, La civilisation des mœurs. Paris, Calamann-Levy, 1973

 

Foucault Michel, Introduction, in Binswanger, Le Rêve et l’Existence. Paris, Desclée de Brouwer, 1954

 

Geertz, Clifford, L’anthropologie Intérprétative. Paris: Gallimard, 1973

 

Kilborne, Benjamin, Interprétations de rêve au Maroc. Paris, La Pensée Sauvage, 1978

 

Mageo, Jeannette Marie ed., Dreaming and the self: new perspectives on subjectivity, identity and emotion. Albany: State University of New York Press, 2003

 

Perrin, Michel, Les Praticiens du rêve, un exemple de chamanisme. Paris : Presses Universitaire de France, 1992

 

Tedlock, Barbara ed. Dreaming: Anthropological and Psychological Interpretations. Cambridge, Cambridge University Press, 1987

 

Tisseron, Serge, Comment l’esprit vient aux objets. Paris, Éditions Aubier, 1999
 

 

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