antiAtlas Journal #4, 2020

Cartographies alternatives

Jean Cristofol et Anna Guilló

Résumé : Le quatrième numéro de l’antiAtlas Journal s’intéresse aux cartes considérées comme des dispositifs qui participent à des démarches artistiques, militantes ou scientifiques. Elles ne sont plus les représentations immobiles d’une réalité objective, mais plutôt des moments constitutifs de démarches productives et réalisatrices, prises dans les enjeux d'une réalité en mouvement.

Biographies : Jean Cristofol est membre de la direction éditoriale de l'antiAtlas Journal et coordinateur de l'antiAtlas des frontières. Il est membre du laboratoire PRISM (AMU-CNRS). Il a enseigné la philosophie et l'épistémologie à l'école supérieure d'art d'Aix en Provence (ESAAix). Anna Guilló est artiste et maître de conférences HDR en arts plastiques et sciences de l’art à l’Université Paris 1. Elle est est membre de la direction éditoriale de l'antiAtlas Journal. Co-fondatrice du collectif La Fin des cartes ?, elle dirige par ailleurs la revue d’art et d’esthétique Tête-à-tête.

Mots-clefs : cartes, dispositifs, représentations, art, architecture, recherche-action, littérature, performativité.

Image © Anna Guilló, 2019

Pour citer cet article : Cristofol, Jean et Guilló, Anna, "Cartographies alternatives" paru le 10 juillet 2020, antiAtlas #4 | 2020, en ligne, URL : www.antiatlas.net/04-cartographies-alternatives, dernière consultation le Date

1 Créée en avril 2020, l’application Manif.App développée par Antoine Schmitt en collaboration avec Hortense Gauthier, permet à chaque personne possédant un smartphone ou un ordinateur de manifester le 1er mai à travers un dispositif simple – un avatar, un slogan et une position sur une carte du monde. Elle a pu apparaître comme un pis-aller pour celles et ceux qui, en pleine crise sanitaire liée au COVID-19, ne pouvaient cette année battre le pavé pour la Fête des travailleurs. Pourtant, le dispositif s’est révélé d’une grande efficacité et – malgré une apparence assez élémentaire – d’une grande poésie. « Vous êtes totalement anonyme. Mais vous êtes bien là », écrit l'artiste en fin de texte de présentation de Manif.App, phrase corroborée par la multitude de manifestations qui, le 1er mai dernier, et un peu tous les jours depuis, apparaissent sur la carte du monde avec leur lot de revendications, des plus sérieuses aux plus drolatiques, mais dans tous les cas révoltées.

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Site Manif.app, Antoine Schmitt avec Hortense Gauthier, capture d'écran. Voir https://manif.app/

2 La cartographie, on le sait, sert depuis toujours les raisons pratiques ou idéologiques d’une volonté de représenter la terre, le ciel et les mers. Bien qu’elle soit généralement associée à une objectivité scientifique et donc naturalisée, la carte « surplombante » relève bien sûr d’une construction et de choix de représentation ; elle est l’artefact par lequel l’imaginaire donne forme aux territoires et délimite les contours d’une réalité nécessairement appréhendée depuis le point de vue des cartographes. Mais cette dernière livraison de l’antiAtlas Journal n’est pas un Nième numéro thématique qui prendrait la cartographie comme sujet ; ses auteurs ne réfléchissent pas plus à partir des cartes qu’ils n’écrivent sur elles. La carte, après avoir été dépliée et déclinée à l’infini n’est en effet plus ici seulement envisagée comme objet, outil, pratique ou méthode mais bien comme dispositif permettant d’accompagner la réflexion sur la question des déplacements migratoires et des exils qui doivent aujourd’hui être au cœur de nos préoccupations. Penser la carte comme un dispositif, c’est bien sûr la resituer dans le processus à la fois théorique, technologique et opératoire dont elle est une manifestation et un élément ; c’est la considérer non seulement comme la représentation seconde d’une réalité préalablement donnée, mais comme un agencement qui contribue à produire son objet, articule des intentions et des intérêts, génère et oriente des conduites. C’est tout l’objet de la cartographie critique dont l’article de Françoise Bahoken et Nicolas Lambert propose ici une démonstration sous forme d’exercice qui viendrait entraîner nos facultés en mettant à mal la supposée impartialité des cartes : « Méfiez-vous des cartes, pas des migrants ! »

Penser la carte comme un dispositif, c’est (...) la considérer non seulement comme la représentation seconde d’une réalité, mais comme un agencement qui contribue à produire son objet.

Si les artistes-arpenteurs ont été les premiers, déjà dans les années 50, à proposer des figurations de leurs chemins de traverse, invitant à penser et à expérimenter autrement la carte et l’espace, ils construisent aujourd’hui des récits situés qui ne relèvent pas nécessairement de la cartographie subjective qui repenserait de manière critique l’urbanisme de la ville, mais aussi la construction de ses institutions et de ses images par des personnages devenus figures historiques et des monuments devenus patrimoine national, mais dont le passé révèle souvent des heures peu glorieuses. C’est ainsi que dans une approche contemporaine de la cartographie comme mode de figuration de l’espace géo-politique, il est aujourd’hui important de distinguer, par le recours à la langue anglaise, ce qui relève de la production à travers le terme dynamique de mapping de ce qui,avec le terme cartography, désigne par opposition une forme plus statique.

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3 Cette distinction, déjà maintes fois révélée dans ses textes, Karen O’Rourke en fait une application pratique lorsqu’elle décide de s’immerger plusieurs mois durant dans une banlieue de Houston où une communauté d’artistes américains d’origine africaine a réinvesti, depuis le début des années 1990, 22 shotguns. Une maison dite shotgun est une habitation étroite de plan rectangulaire comportant une succession de pièces séparées par une porte à l’avant et une porte à l’arrière. Construite en bois sur pilotis, elle trouverait ses origines dans les maisons Yoruba dont les habitants furent en partie déportés aux USA comme esclaves et qui, une fois libres, reprirent à leur compte cette construction bon marché. Au-delà des représentations cartographiques, se déploie un champ complexe, une tessiture spatiale objective où s’entrelacent un ensemble de systèmes plus ou moins combinés ou articulés – imagerie satellite, captation spatiale des données, géolocalisation, technologies de la mobilité. Dans l’enquête minutieuse menée par Karen O’Rourke, cette tessiture spatiale est indissociable de pratiques cartographiques complexes et immergées dans le quotidien qui déploient des formes nouvelles d’inscription des individus dans l’espace et contribuent à structurer leurs relations.

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Extrait de l'article de Karen O'Rourke : Six Square House (1997-1999) a été le premier prototype du Rice Building Workshop pour le PRH. En haut à gauche : plan. Au milieu : assemblage des panneaux. A droite : La maison achevée en 1999. En bas : les dessins axonométriques montrent la construction modulaire. Images : Site web de RBW/Construct et Live/Work, 2006:58,60,61.

4 Ces relations sont également au cœur du projet de recherche-action de Flore Grassiot et de Laila Hida qui explore l’univers complexe des faux guides dans la médina de Marrackech. Travail collaboratif à base, entre autres, de schémas pensés et réalisés collectivement, elles tentent de déjouer les stéréotypes liés aux représentations orientalistes tout en s'efforçant de faire bouger les lignes sur les représentations négatives, et peut-être erronées, que les habitants et représentants des institutions touristiques de la ville se font de ces pratiques dites illégales. À travers ce projet en cours, de nouveaux usages de l’espace ont aujourd’hui émergé, où se combinent des pratiques, des savoirs, des stratégies d’action qui transforment et déplacent la façon dont on peut penser ce qu’il est convenu d’appeler le « territoire ».

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Les Faux-Guides. De février à décembre 2019, sessions d’entretiens enregistrés, annotés et cartographiés sur carnets. Photographies : Laila Hida et Flore Grassiot. Montage : Laila Hida.

5 Mais le territoire n’est pas ce grand atelier que certains artistes ont magnifié et poétisé à l’instar des premiers land artistes qui partaient tracer des lignes dans le désert. Le territoire, c’est précisément, aussi, ce désert âpre où l’on retrouve les restes des milliers de corps de celles et ceux qui ont tenté de traverser la frontière entre le Mexique et les États-Unis. C’est à partir de cet endroit-là, que Tara Plath réfléchit à ce qu’elle nomme « l’impératif dissuasif » développé par la Border Patrol’s Prevention through Deterrence, la police des frontières étatsunienne qui, en diffusant une carte composée d’une forêt dense de petits points, chacun représentant un « mort » dans le désert, agit non pas comme une représentation secondaire établie à partir de fait établis mais comme producteur d’une souveraineté nationale dans une stratégie générale de dissuasion. Ces espaces de dissuasion que sont ces cartes « produisent » d’une certaine manière la mort afin de légitimer le maintien de l’ordre à la frontière par la peur : le dispositif serait presque grossier s’il n’était aussi redoutablement efficace. Ponctué par un long entretien filmé avec deux médecins légistes qui, patiemment, tentent de donner une identité à chaque ossement retrouvé dans ce désert, l'article essaie d’opposer à la froide et mensongère cartographie de la police, ce qui redonne un corps et une dignité aux personnes disparues.

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L'horizon du désert de Sonoran dans le sud de l'Arizona, pris sur le Organ Pipe Cactus Monument. Photographie Tara Plath, juillet 2019.

6 C’est parce que la cartographie a été l’outil de « stabilisation » du monde, des États-Nations et de leurs frontières, que l’étude de ces dernières inclut aujourd’hui de nouveaux régimes de visibilité que sont les schémas et dessins produits non plus seulement par les géographes, les chercheurs en sciences sociales, les collectifs d’artistes mais encore par les acteurs lambda d’une nouvelle inscription du monde sur le monde. Le terme « carte » devient alors, peut-être d’ailleurs par extension abusive, le lieu d’une pratique pour qui veut aborder le monde à travers un nouveau point de vue que l’on ne peut désormais plus ignorer : celui des images en migration et, plus généralement, de ce qu’Arjun Appadurai nomme les ethnoscapes, modèles essentiels pour comprendre la nature des relations que les déplacements des personnes en perpétuel transit entretiennent encore à leur propre culture. Malgré la diversité des sols qu’ils foulent, la carte est en eux.

Depuis ses débuts, le collectif de l’antiAtlas des frontières tente d’explorer des formes singulières de recherche et d’associations de pensées que le monde académique a souvent voulu cloisonner. Dans ce numéro de l’antiAtlas Journal, nous élargissons un peu plus le champ de nos collaborations en publiant un article de Sara Bédard-Goulet sur l’œuvre romanesque de Jean Échenoz dont les dispositifs cartographiques sont ici fertilement mis en dialogue avec les dessins muraux de l’artiste québécoise Josée Dubeau. À l’instar du personnage de Sylvie Fabre dans L’Occupation des sols, dont l’image peinte sur un mur d’un immeuble parisien est tout ce qu’il reste de l’épouse et mère de famille calcinée, l’ensemble des contributions de ce numéro qui nous mènent successivement de la Médina de Marrakech à la frontière mexicaine en passant par la banlieue de Houston, dressent une carte qui semble vouloir, comme elle, lutter contre un effacement personnel, « bravant l’érosion éolienne de toute la force de ses deux dimensions ». Les cartes nous portent ainsi parce qu’elles nous aident à mener l’enquête, parce qu’elles génèrent des formes alternatives de compréhension mais aussi de contestation, parce qu’elles sont une force de création dont il faut savoir comprendre les dispositifs pour ne pas se laisser jouer par elles.

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Ci-contre : Josée Dubeau, Lignes de fuite (détail), 2013. Dessin mural aux fils de couleur, dimensions variables, Centre Vaste et Vague.

7 Les auteurs et autrices de ce numéro pensent donc la carte au-delà de la représentation, comme l’élément et le moment d’un dispositif qui s’articule dans les pratiques, les intentions et les stratégies de différents acteurs (individus, collectivités, institutions) et dans des contextes toujours particuliers. Ils la déplacent de son face à face avec le monde et de l’extériorité de l’image arrêtée, vers une intériorité ou plus exactement une inter-position qui est sans cesse modifiée, reconstruite, ré-imaginée, re-située dans un mouvement, un échange, un rapport de force, un processus d’écriture ou un processus artistique. Elle n’est plus une mais multiple, elle n’est plus arrêtée mais en mouvement, elle n’est plus une totalité mais l’élément d’un processus de mise en œuvre. Elle saisit sans doute en elle une part de la réalité, mais elle constitue aussi et indissociablement une part de cette réalité. Doté, comme certains énoncés performatifs, d’une capacité réalisatrice, le dispositif cartographique contient et met en œuvre ici non seulement une pensée du territoire mais une action dans et avec le territoire.

Jean Cristofol et Anna Guilló


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Notes

1. Voir notamment Walking and Mapping. Artists as Cartographers, MIT Press, coll. « Leonardo », 2013

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https://www.antiatlas-journal.net/pdf/antiatlas-journal-04-Cristofol-Guillo-cartographies-alternatives.pdf

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