antiAtlas Journal #4, 2020

MÉFIEZ-VOUS DES CARTES, PAS DES MIGRANTS !

Françoise Bahoken et Nicolas Lambert

Résumé : La cartographie thématique de données statistiques implique de nombreux choix qui conduisent à questionner son impartialité. Il est possible d’agir sur les données, numériques et géographiques, sur leur représentation et sur les émotions qu’elles suscitent. Cet exercice reproductible de cartographie critique le montre clairement en prenant l’exemple de la migration syrienne en 2015.
 

Biographies : Françoise Bahoken est chargée de recherches en géographie à l’Université Gustave Eiffel. Spécialisée en cartographie statistique, elle s’intéresse notamment à la mise en cartes de flux et de mouvements de populations dans une perspective critique. Nicolas Lambert est ingénieur de recherche au CNRS. Cartographe « encarté », il défend une cartographie engagée, politique et populaire. Membre du réseau Migreurop, il milite depuis des années pour la liberté de circulation. Françoise et Nicolas animent tous les deux le blog Neocarto


Mots-clés : carte, flux, migrants, emprise, cartographie critique, déconstruction, reconstruction.

« Les migrants syriens … ne vont pas majoritairement en Europe ! » Source : Atlas des migrants en Europe (2017)

Pour citer cet article : Bahoken, Françoise et Lambert Nicolas, "Méfiez-vous des cartes, pas des migrants !" paru le 10 juillet 2020, antiAtlas #4 | 2020, en ligne, URL : www.antiatlas.net/04-mefiez-vous-des-cartes-pas-des-migrants, dernière consultation le Date

I. Introduction

1 La représentation cartographique de données statistiques n’est pas un exercice innocent. Les nombreux choix qu'elle suppose conduisent en effet à questionner son impartialité, surtout quand la figure s’inscrit dans un contexte géopolitique sensible.

La fonction première d’une carte étant avant tout de transmettre visuellement un message, il est possible d’agir sur ses données, numériques et géographiques, sur les modalités de leur représentation, de même que sur les émotions qu’elle suscite pour influencer la perception de l’information communiquée.

Les aspects purement quantitatifs du traitement de l’information sont généralement mis en avant dans la réalisation d’une carte statistique, souvent au détriment de considérations plus qualitatives liées à l’interprétation de la figure. Au-delà de la nécessaire formalisation inhérente à la fabrique d’une carte thématique, des aspects cognitifs interviennent dans des proportions non négligeables : ils sont liés, d’une part, à l’intention de son concepteur dans certaines conditions de réalisation ; d’autre part, à la réception de la carte par différents publics, à leur interprétation de l’information qu’elle véhicule. L’efficacité informationnelle d’une carte dépend généralement de la vitesse de perception de l’information relative au phénomène représenté, de ce qui saute aux yeux, posant ainsi les aspects cognitifs au cœur du dispositif de compréhension. Ces aspects cognitifs sont d’ailleurs d’autant plus importants qu’ils vont autoriser plusieurs interprétations d’une même représentation, conduire à des visions potentiellement contradictoires, voire conflictuelles.



L’intention du concepteur et sa double compétence dans l'analyse de données et dans la mise en scène cartographique des informations, destinée à stimuler les capacités sensorielles du récepteur, sont placées au centre du dispositif de la représentation cartographique.

Dans ce contexte, nous faisons l’hypothèse que la cartographie statistique, qu’elle soit appréhendée comme un processus (une manière de représenter) ou comme un objet (un type de représentation), sous une forme statique ou non, aura d’autant plus d‘efficacité sur le récepteur (le lecteur) que le concepteur ou l’émetteur (le cartographe) aura mobilisé des éléments dits sensibles, en sus d’éléments plus formels, pour soutenir le discours sous-jacent. Dit autrement, l’intention du concepteur et sa double compétence dans l'analyse de données et dans la mise en scène cartographique des informations, destinée à stimuler les capacités sensorielles du récepteur, sont placées au centre du dispositif de la représentation cartographique. La perception pré-attentive étant en effet située au cœur des processus de compréhension de l’information (de captation, de sélection, de compréhension, de mémorisation), il est possible de la favoriser en augmentant les capacités humaines de perception visuelle : c’est notamment l’objet de la « communication cartographique » (Palsky, 1984) qui relève de la « visualisation de l’information » (Bertin, 1977) ou de la « visualisation des connaissances » (Burkhard, 2004) rendue possible par les principes de sémiologie graphique (Bertin, 1977).

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2 Pour examiner cette hypothèse forte sur le rôle de la cognition dans la réception d’une carte statistique, nous faisons le choix d’une démonstration empirique par l’exemple, en mobilisant des données réelles. Nous nous soumettons alors à un exercice d’analyse critique d’une figure (potentiellement) contestable et contestée : la mise en cartes de migrations humaines, dans le contexte de la crise des politiques européennes. Pour cela, nous fondons notre propos sur la carte intitulée Les migrants syriens ne vont pas tous en Europe ! (Bahoken, Lambert, 2017), laquelle constituait une première réponse à une pratique consciente de contrefaçon cartographique.

Nous faisons le choix d’une démonstration empirique par l’exemple, en mobilisant des données réelles

Depuis 2011, la Syrie est en effet en proie à une violence inouïe, mettant des millions de gens sur les routes de l’exode. Rappelons que ce conflit est né d’un mouvement de contestation pacifique, dans le souffle libérateur des printemps arabes, du régime de Bachar El-Assad. Ce mouvement fut réprimé dans le sang et la situation n’a cessé de se complexifier et de s’internationaliser avec l’entrée dans le jeu de groupes djihadistes et de puissances étrangères. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), cette guerre aurait causé la mort de plus de 353 000 personnes en 7 ans, dont 106 390 civils (19 811 enfants et 12 513 femmes). Pour survivre, beaucoup de personnes ont « choisi » de fuir leur pays. Où sont-elles allées ? Où ont-elles été accueillies ?

L’exode syrien a été érigé, par un certain nombre d’acteurs, comme le symbole d'un afflux principalement orienté vers l’Europe d’une catégorie de migrants indésirables, en l’occurrence ces populations syriennes. La cristallisation de ce phénomène a un niveau géopolitique a entraîné une prolifération de cartes focalisées sur l’Europe, supposément destinées à illustrer l’une des plus vives crises de la politique migratoire européenne. Les nombreuses représentations graphiques dont cette migration syrienne a fait l’objet, dans les médias papier ou numérique, ont surtout focalisé l’attention par leur forme, par leur dessin et leur apparence visuelle, destinés à susciter la défiance, sinon la peur. Mais la migration syrienne observée depuis 2011 est-elle principalement dirigée vers l’Europe ? Si tel est le cas, quels sont les pays européens les plus hospitaliers ? Dans quelles proportions ?

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3 Plutôt que de discuter la pertinence des différentes propositions cartographiques qui, finalement, ne sont ni justes ni fausses en ce sens qu’elles illustrent l’intention (plus ou moins louable) de leur concepteur, nous proposons de réaliser une analyse cartographique qui prenne la forme d’une démonstration critique constructive et reprroductible.

Nous adoptons alors une posture déconstructionniste au sens de Brian Harley, cité par Peter Gould et Antoine Bailly (1995), qui va nous conduire à révéler, par une action sur les composantes de la méthode de représentation cartographique, différentes significations d’une même carte. L’une des fonctions de cette approche est en effet de « […] redéfinir la portée sociale des cartes [… elle] renforce notre compréhension du pouvoir de représentation cartographique, en tant que mode d’établissement d’un ordre dans le monde ». L’objectif de « […] déconstruire le langage cartographique, pour mieux en montrer les sous-entendus politiques implicites […] » (Girard, 2012 : 6) va être appliqué à la carte sur la migration syrienne (Bahoken, Lambert, op.cit.) qui va par conséquent faire l’objet de reconstructions. Cette approche va nous conduire in fine à questionner des mythes liés à la représentation de certaines migrations internationales, à contester des images manipulatrices produites par des acteurs dominants, en utilisant les mêmes informations qu’eux, à savoir un fond de carte d’une sélection de pays du monde et un tableau des Nations Unies (ONU, 2015) décrivant les stocks de migrants internationaux à l’échelle mondiale.

Notre analyse focalise en premier lieu l’attention sur le rôle des cartes dans notre perception de la crise migratoire syrienne. Que nous disent-elles ?

Si les chiffres que nous avons retenus datent de la mi 2015 et ont pu évoluer, il importe de noter que l’important, ici, c’est avant tout la démonstration. Notre propos étant avant tout pédagogique, l’exercice va être décomposé de manière à ce que nous puissions développer les différentes étapes de la fabrique cartographique.

Notre analyse focalise en premier lieu l’attention sur le rôle des cartes dans notre perception de la crise migratoire syrienne. Que nous disent-elles ?

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4 Pour y répondre, nous questionnons d'abord la construction et la disponibilité des informations numériques et géographiques. De leur sélection jusqu’à leur représentation différents choix sont faits qui permettent de montrer comment induire la perception d’un message plutôt qu'un autre.

La reconstruction cartographique que nous proposons par la suite ne prétend pas prôner LA bonne pratique. Notre intention est surtout d’éveiller un esprit critique sur la mise en cartes et en graphiques des phénomènes sociaux, sensibles au niveau politique, par une approche pédagogique fondée sur l’utilisation de méthodes éprouvées et validées par un exemple. Les différentes étapes du processus sont tour à tour présentées d’un point de vue formel – les principes de mise en œuvre sont disponibles dans différents manuels de cartographie comme, pour n’en citer qu’un seul, celui de Michèle Béguin et Denise Pumain (2017).

L’image cartographique obtenue aux différentes étapes de cette reconstruction, si elle est intéressante en soi, n’en demeure pas moins l’expression graphique d’une information relative à un territoire et construite et stylisée à des fins de communication auprès de différents publics. Cette expression cartographique est toujours le reflet d’un geste subjectif et situé. Brian Harley (op. cit.) va d’ailleurs plus loin en affirmant que la carte est une « autobiographie graphique », en ce sens qu’elle « parle de soi-même » - c’est la raison pour laquelle il nous a toujours semblé important de signer nos cartes.

Notre analyse porte sur la représentation simple et ordinaire de la migration sur une carte thématique qui décrit les effectifs de syriens en Europe. Cette carte va servir de fondement à notre discours. Que montre-t-elle ? Quelle est la principale information véhiculée ? Comment est-elle fabriquée ? Pour y répondre, nous lui associons des éléments de compréhension de la statistique (carto)graphique que nous appliquons au cas spécifique de la migration syrienne.

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5 Le troisième temps explore en pratique l’effet de différents choix méthodologiques, graphiques, textuels sur les rendus cartographiques. Quels sont ces choix ? À quoi servent-ils ? Qu’apportent-ils ? L’objectif est clairement de faire vaciller l’intention originelle et de détruire au passage le mythe de l’objectivité d’une cartographie scientifique en montrant, par l’exemple, l’accueil bienveillant ou le rejet d’une population étrangère, pour ne considérer que ce cas d’illustration.

Les résultats présentés sous la forme de variantes simples de la carte initiale ont pour objectif d’être directement comparés sur différents registres. En quoi ces cartes diffèrent-elles sur les plans numériques, sémiologiques et cartographiques ? Qu’apportent-elles les unes par rapports aux autres ? Quels sont leurs ressorts ? Dessinent-elles les traits géographiques impartiaux ou loyaux de la réalité d'un phénomène migratoire ou bien les forcent-elles ? N’y a-t’il pas là un risque de manipulation, de mensonge ?

L’objectif est clairement de faire vaciller l’intention originelle et de détruire au passage le mythe de l’objectivité d’une cartographie scientifique.​

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II. La sélection de l’information à cartographier

6 La cartographie thématique d’un phénomène est un processus qui vise à représenter des informations statistiques localisées dans un espace. Lorsqu’elle est géographique, la représentation s’appuie sur un support composé des lieux formant la zone d’étude.

La fabrique de la carte comporte ainsi plusieurs phases combinées autour d’informations principalement géographiques et statistiques, se rapportant à un thème donné. Ces informations peuvent être appréhendées indépendamment ou bien articulées, jusqu’à l’étape de représentation proprement dite.

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II.1 L'information géographique

7 L’information géographique, qui correspond au fond de carte, est formée d’objets géographiques dont la position relative, les uns par rapport aux autres, n’est pas aléatoire. Elle fait en effet l’objet de traitements spécifiques qui conduisent à définir un système de projection cartographique, à délimiter l’emprise de la zone d’intérêt, à choisir un mode d’implantation spatiale des objets géographiques qui, parce qu’ils symbolisent les lieux, vont servir de support à la représentation de l’information statistique (voir infra).

Aujourd’hui, plusieurs banques de données proposent librement des fonds cartographiques prêts à l’emploi. Le site internet Naturalearthdata.com propose par exemple différents fonds de carte au format vectoriel (graphique), à différentes échelles. Le fichier des pays du monde intitulé Admin 0 – Countries décrit les limites nationales des États, harmonisées avec la configuration des Nations Unies et codées selon la nomenclature ISO3, en distinguant « […] les parties métropolitaines (patries) et les parties indépendantes et semi-indépendantes des États souverains ». C’est pourquoi le site précise certaines configurations territoriales, par exemple que le Groenland est séparé du Danemark, afin de satisfaire aux besoins de représentation de la plupart des utilisateurs supposés désirer un tel fichier plutôt que celui d'états souverains.

Le fichier sélectionné est présenté sur la Figure 1. Il décrit les limites nationales de 247 États du monde non nécessairement souverains.

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Figure 1. Fond cartographique mondial des pays

8 La réalisation d’une carte à l’échelle globale étant sensible à la projection cartographique, le choix du système de projection nécessite d’être adapté à la thématique. Il est en effet possible de transformer le point de vue d’une carte, de changer la vision du monde qu’elle propose en modifiant le système de projection. Le sujet portant sur des migrations humaines, nous choisissons une vision du monde qui évoque la forme d’un globe plutôt que d’une mappemonde, les processus en jeu étant un phénomène mondialisé qu’il convient de visualiser de manière globale (voir Figure 2).

Il est en effet possible de transformer le point de vue d’une carte, de changer la vision du monde qu’elle propose en modifiant le système de projection.

Notre démonstration étant d’abord focalisée sur la région « Europe », nous éludons temporairement cette vision globale pour adopter une vision régionale. L’emprise qui définit notre espace d’étude (symbolisée par le carré noir de la Figure 2) correspond en réalité au cadre de sélection d’un ensemble d’objets géographiques : les 28 pays de l’Union européenne et les quatre pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE) à savoir la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein qui lui sont économiquement associés.

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Figure 2. Fond cartographique mondial des pays (variante)

9 Notre figure focalise ainsi l’attention sur l’Europe et son voisinage pour assurer l’équilibre de la mise en page. Nous introduisons par ailleurs une échelle graphique, devenue indispensable (voir Lambert, Zanin, 2016), ainsi que des éléments d’habillage pour définir notre « modèle cartographique ». Le canevas cartographique à partir duquel nous allons construire notre démonstration est présenté sur la Figure 3.

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Figure 3 : l'espace Européen en 2015

II.2 Les données portant sur les migrants ou leurs migrations

10 Le second élément fondamental dont nous avons besoin pour réaliser notre carte, c’est l’information statistique. Nous choisissons des données, également en accès libre, fournies par l’Organisation des nations unies.

La collecte de l’information statistique portant sur des migrants ou sur leurs migrations à l’échelle internationale n’est pas un choix anodin, l’information devant être mobilisée avec précaution.

Les données sur les migrations mondiales sont lacunaires, parce qu’elles sont fondées sur les déclarations des États et celles des individus migrants eux-mêmes.

Cette information présente en effet la particularité d’être lacunaire sur le plan géographique et statistique : sa couverture géographique est hétérogène, et sa définition n’est pas harmonisée à l’échelle mondiale (elle varie en fonction des pays). Si ces données ne sont pas homogènes à l’échelle mondiale, le fait qu’elles fassent l’objet d’analyses fondant des discours plus ou moins politisés impose qu’on s’y attarde.

Les données sur les migrations mondiales sont lacunaires, parce qu’elles sont fondées sur les déclarations des États et celles des individus migrants eux-mêmes. Cet effet de déclaration agit à deux niveaux. Observé à l’échelle individuelle, il se répercute également aux différents niveaux d’agrégation, jusqu’au niveau national qui communique l’information à l’organisme international de collecte. En effet, selon les situations, les individus ou les États n’ont pas nécessairement intérêt à déclarer respectivement leur présence (dans le cas d’une entrée illégale ou de l’absence de papiers à jour) ou le nombre réel de leurs ressortissants étrangers, ou de communiquer sur les chiffres réels d’entrée ou de sortie de migrants sur leur territoire.

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11 Cet effet de déclaration spécifique aux données sur les migrations est renforcé par l’absence de définition harmonisée des indicateurs utilisés. Les définitions varient ainsi en fonction des pays, et de l’information d’origine. Les métadonnées des indicateurs démographiques du World Development Indicators des Nations Unies mentionnent, par exemple, à propos de la population totale d'un pays : ”Total population is based on the de facto definition of population, which counts all residents regardless of legal status or citizenship. The values shown are midyear estimates”.

Les données mondiales résultent en réalité d’harmonisations plus ou moins fines de plusieurs sources. Quant aux données dénombrant des effectifs de migrants, elles sont généralement inexactes, approximatives ou estimées. Celles du Trends in International Migrant Stock: Migrants by Destination and Origin (2015) des Nations Unies que nous avons également utilisées (voir infra) présente une note qui décrit le "Type de données". Il s’agit de l’information utilisée pour produire les estimations des populations nées à l’étranger, celles des citoyens étrangers, de même que les cas des pays qui ajoutent le nombre de réfugiés transmis par le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) à l’effectif de migrants internationaux. ”(a) The column labeled “Type of data” indicates whether the data used to produce the estimates refer to the foreign-born population (B) or to foreign citizens (C). It also indicates in which cases the number of refugees, as reported by UNHCR, were added to the estimate of international migrants (R). […]”.

L’absence de définition se retrouve également lors de la transformation de ces mesures agrégées (le nombre total de résidents étrangers par exemple), en indicateurs nationaux : ”Estimates for countries or areas having no data on the number of international migrants were obtained by imputation indicated by (I).”, certaines formulations nécessitant le recours à des données secondaires, fournies par d’autres organismes, tels le Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR).

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12 Cette absence d’harmonisation des données de population se retrouve au niveau géographique. Lorsque les données existent, elles sont tantôt disponibles à l’échelle de pays, tantôt sous la forme d’agrégats pour des groupes de pays. Lorsqu’elles ne sont pas disponibles à l’échelle nationale, les estimations du nombre de migrants internationaux sont souvent obtenues par « imputation » statistique.

Toutes ces imprécisions caractérisent un mode de gouvernance particulier fondé sur l’analyse d’informations qui sont lacunaires, incertaines, et appréhendées comme si elles avaient valeur de vérité.

Toutes ces imprécisions caractérisent un mode de gouvernance particulier fondé sur l’analyse d’informations qui sont lacunaires, incertaines, et appréhendées comme si elles avaient valeur de vérité.

Cette imprécision résulte de « problèmes différents [qui sont agrégés] en une représentation unique » (Cantens, 2017) pouvant, elle-même, être source d’un problème spécifique de représentation.

En effet, ce que ces valeurs portant sur le nombre de migrants indiquent, ce n’est pas tant les migrations, c’est-à-dire les déplacements d’individus de différentes nationalités d’un pays à un autre que l’effet de ces migrations sur la distribution de la population des pays de destination. Dit autrement, ces données sur les migrants qui résultent théoriquement d’agrégations spatio-temporelles traduisent un stock en un lieu donné, comme illustré sur la Figure 4.

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4. Information de flux disponible pour la cartographie.

13 L’information numérique issue d’un système global de flux migratoires (partie gauche) porte soit sur le transfert d’un effectif de population depuis certains pays (A, B, C, D) vers d’autres pays (A, B, C,D), soit sur les flux totaux émis ou reçus (les capacités d’émissions, la somme des départs, ou de réception, la somme des arrivées) des lieux. L’analyse peut donc être réalisée respectivement selon une logique de flux (la mesure du flux de migrants parti du pays A vers le pays N est de 8) ou une logique de lieux (l’effectif total de migrants dans le pays A est de 16). Cet effectif correspond au nombre de personnes qui a franchi des limites nationales pendant une période.

L’information disponible pour la cartographie est par conséquent un effectif cumulé mesuré pendant une période et observé dans une unité spatiale à un moment donné. Cette mesure diffère a priori de celle des résidents de nationalité étrangère nées sur place.

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II.3 L'information numérique

14 L’information numérique est appréhendée selon une logique de lieux. Ce qui va donc nous intéresser c’est la distribution géographique des migrants syriens dans différents pays. Les données mobilisées pour ce faire sont celles du Trends in International Migrant Stock: Migrants by Destination and Origin (2015) présenté sur la Figure 5 ainsi que celles de population du World Development Indicators utilisées en complément, toutes deux fournies par les Nations Unies.

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Figure 5. Extrait du fichier de l’ONU « Trends in International Migrant Stock »

15 Ce fichier (mig.xlsx) décrit les migrations depuis des pays d’origine situés en colonne vers des pays de destination placés en ligne. La matrice de données brutes est formée de (241*265) pays ou groupes de pays, l’information étant disponible à différentes échelles géographiques comme illustré sur la Figure 6.

Dès lors que les données géographiques et statistiques sont sélectionnées, il convient de s’assurer qu’elles peuvent être articulées pour réaliser une carte.

S’il est possible d’analyser la destination des migrants à différentes échelles géographiques, les données sur l’origine des migrants ne sont en revanche disponibles qu’à l’échelle des pays d’origine.

De la même façon que pour le fond de carte, nous effectuons une sélection dans ce tableau de données. Nous sélectionnons les données de l’année 2015 et la nationalité syrienne. L’information symbolisant la zone d’étude définie sur la Figure 3 est grisée sur la Figure 6, elle correspond à une fraction minime de ce tableau général de données.

Dès lors que les données géographiques et statistiques sont sélectionnées, il convient de s’assurer qu’elles peuvent être articulées pour réaliser une carte, en réalisant une jointure, à l’issue de laquelle les premières cartes peuvent être réalisées.

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Figure 6. Hiérarchisation géographique de l’information numérique sur le site de l’ONU

3. Les cartographies thématiques de migrations

3.1 Éléments de compréhension de la cartographie statistique

16 La cartographie de données statistiques, en l’occurrence d’effectifs de population, n’est pas un exercice innocent. Jacques Bertin (op. cit.) a d’ailleurs proposé un modèle de compréhension des graphiques en trois étapes.

La première d’entre elles consiste en « l’identification externe », c’est-à-dire à la détermination des différents éléments qui vont être mobilisés : les mots, les formes et les couleurs forment ce que Bertin qualifie de composantes du graphique.

La seconde étape porte sur « l’identification interne », à savoir le choix de variables rétiniennes – la Taille, la Teinte, la Valeur, l’Orientation, le Grain ou la texture – qui vont être appliquées aux différentes composantes du graphique.

Sachant que toute information reçue est préalablement perçue puis encodée sous une forme interne, propre à chacun, dans l’objectif d’être stockée, Pinker cité par Otjacques (2004) a ajouté une troisième étape aux précédentes, l’effet cognitif.

L’effet cognitif fait référence à la perception, au raisonnement et au jugement, ainsi qu’à l'apprentissage et à la mémoire. Il est introduit ici dans le registre de la perception des composantes originales de l’image. L’image sera-t-elle mémorisable ? Qu’est-ce qui sautera aux yeux ?

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une carte est considérée comme efficace dans la transmission du message : elle communique l’information de manière instantanée.

Pinker ajoute qu’un bon graphique « […] exprime un faible niveau d’interrogation et d’inférence [… il est ainsi] directement appréhendé par les processus pré-attentifs et ne requiert pas un stockage en mémoire de travail ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une carte est considérée comme efficace dans la transmission du message : elle communique l’information de manière instantanée.

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17 La proposition de construction d‘un graphique scientifique, toujours selon Pinker (op. cit.), tient alors en deux étapes : la première porte sur les « processus visuels précoces » qui permettent de décoder et d’encoder les composantes du graphique mobilisées. Dans notre cas, il s’agit des formes, des termes, des positions et des longueurs.

Si la carte thématique, lorsqu’elle est bien faite, présente l’avantage de permettre une visualisation instantanée des informations à un niveau global, le résultat du choix des composantes graphiques n’est pas toujours aisé ni heureux.

« Certaines études sur la question démontrent que des éléments, comme la couleur […] et la texture […] sont détectés et organisés en parallèle alors que d’autres comme les formes, l’orientation ou les surfaces sont appréhendées par l’être humain de façon sérielle » (Otjacques, 2004 :14).

La seconde étape est celle de « l’encodage visuel ». Elle vise à stocker les données visuelles primitives de manière itérative pour in fine « instancier des schémas successifs jusqu’à la reconnaissance par la mémoire à long terme » (ibid.).

Si la carte thématique, lorsqu’elle est bien faite, présente l’avantage de permettre une visualisation instantanée des informations à un niveau global (d’ensemble) et local (de détail), le résultat du choix des composantes graphiques (mots, formes, couleurs) n’est pas toujours aisé ni heureux. Il dépend fortement, d’une part, de la thématique et des compétences du cartographe pour valoriser son analyse graphique ; de l’autre, de la perception et du degré de connaissance du sujet qui perçoit la carte, de son expérience antérieure.

Partant de là, il est possible de représenter sur la carte des données portant sur les migrants syriens.

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3.2 Cartographie des migrants syriens en Europe

18 La représentation du nombre de réfugiés syriens dénombré dans chacun des pays de l’UE résulte de l‘articulation de plusieurs étapes :

(1) le choix des « composantes graphiques externes » : un figuré (un polygone et un point) ; des données (les effectifs de migrants par pays) ; des mots du titre (Les réfugiés syriens en Europe) ; des couleurs (un ton rose pour les pays concernés et un ton gris clair pour ceux qui ne le sont pas, et un marron pour les symboles). À noter que ces composantes graphiques participent de la charte graphique du canevas (voir Figure 3)

(2) le choix des principes de sémiologie graphique correspondants au type de figuré servant de support à la représentation (la variable rétinienne Taille en implantation ponctuelle) et au type de caractère (un effectif de population, par conséquent une valeur absolue ou stock) symbolisé (quantitatif discret) ;

(3) le choix des composantes du graphique.

Une première carte peut ainsi être réalisée pour représenter le nombre de réfugiés syriens accueillis dans les pays de l’Union européenne en 2015 (voir Carte 1).

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Carte 1. Les réfugiés syriens en Europe, 2015

19 La carte révèle de fortes disparités dans l’accueil, certains pays sont plus concernés que d’autres. Les trois principaux pays d’accueil étant la Suède, l’Allemagne et la France, il est possible de les mentionner comme présenté sur la Carte 2, une variante de la première carte permettant de communiquer précisément sur les pays les plus accueillants, en pointant littéralement et graphiquement sur les trois premiers.

La cartographie de ces effectifs de migrants à l’aide de symboles proportionnels est convenable sur les plans thématique et méthodologique. Elle va par conséquent servir de référence aux propositions suivantes. D’autres possibilités de représentation de ces effectifs sont en effet envisageables pour montrer différents aspects de cette migration, en variant le mode de représentation ou les composantes de la carte.

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Carte 2. Les réfugiés syriens en Europe en 2015

4. Variations autour de la carte des migrants syriens en Europe en 2015

20 Les données représentées sur la Carte 2, concernant les effectifs de syriens par pays, sont exprimées en valeurs absolues (discrètes). C’est pourquoi elles sont symbolisées par des points, de forme circulaire, et de taille proportionnelle à la valeur qu’ils symbolisent, selon le principe d’application de la variable rétinienne Taille.

Il est possible de représenter ces mêmes données en les transformant en caractère continu, de manière à proposer une variante de la Carte 2. La cartographie thématique faisant partie du champ de la statistique graphique, toutes ses composantes sont paramétrables, ce qui démultiplie les transformations applicables. Il est ainsi possible de transformer ou de modifier :

– les aspects numériques, qui correspondent à la donnée statistique à cartographier, en transformant le format des données (passage de données absolues en données relatives ou bien en rangs) ou leur valeur (construction d’un indicateur, par exemple) ;

– les aspects cartographiques, liées à l’information géographique, à savoir le fond de carte qui sert de support à la représentation (transformation des unités spatiales surfaciques en unités ponctuelles, par exemple) ou en réalisant des transformations cartographiques de position (Cauvin, 1997) ;

– les aspects sémiologiques en combinant différentes variables visuelles ;

– les aspects graphiques liés à la composition d’ensemble, aux éléments textuels ou d’habillage.

Le calcul d’un indicateur de ces effectifs de syriens, en proportion de la population totale de chacun des pays, entraîne un changement de la carte tant sur la forme que sur le fond informationnel.

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4.1 Les aspects numériques

21 Les aspects numériques concernent la préparation des données statistiques. Les traitements dont elles font l’objet sont généralement mis en œuvre en amont de l’étape de représentation (sauf dans le cas d’une représentation directe de l’information, comme dans la Carte 2). Leur intérêt réside dans l’enrichissement de l’analyse et dans l’ouverture de figures complémentaires.

Dans le cas de données quantitatives discrètes, plusieurs méthodes de représentation sont envisageables (Lambert, Zanin, 2012). L’une d’entre elle consiste à transformer les valeurs selon deux approches principales : l’une est discrète, pour une transformation en rangs et l’autre continue, pour une transformation des effectifs en données de taux ou de rapport. Il s’agit d’une pratique courante qui vise à transformer des données de « stocks » en « données relatives ».

Cette seconde possibilité est très intéressante dans notre cadre d’analyse, car elle va nous permettre d’améliorer qualitativement l’analyse cartographique de cette migration syrienne.

La première raison est théorique : en transformant les valeurs absolues en données relatives, il va dès lors être possible de comparer un stock à un flux et non à représenter, selon deux points de vue, une même information portant soit sur des stocks soit sur des flux.

Ainsi, ce qui va être intéressant, c’est de montrer que la part de migrants syriens dans la population des pays d’accueil, ou même dans l’effectif de la population étrangère du pays d’accueil, est faible voire négligeable.

La deuxième raison est thématique, le passage à une information relative conduit à enrichir  qualitativement l’analyse, sans en changer le message de fond, en tenant compte de contraintes géographiques liées à la superficie des pays. Le cas de la Suède est de ce point de vue significatif : c’est un petit pays, qui présente une population peu importante, mais accueille beaucoup.

Ainsi, ce qui va être intéressant, c’est de montrer que la part de migrants syriens dans la population des pays d’accueil, ou même dans l’effectif de la population étrangère du pays d’accueil, est faible voire négligeable.

Les résultats de cette transformation sont respectivement présentés dans la Carte 3, sur lesquelles nous reviendrons, en lien avec les aspects cartographiques.

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 Carte 3. Les réfugiés syriens en Europe en 2015, en proposition de la population

22 Le changement de représentation réalisé sur la Carte 3 n’est pas de nature à modifier l’information transmise par la Carte 2. La Suède reste, de loin, le pays le plus accueillant, avec 70 syriens pour 1 000 habitants (contre 6,5 ‰ pour l’Allemagne et 2,5 ‰ pour la France). À l’échelle de l’union européenne, les différences demeurent marquées dans l’accueil de réfugiés : la Suède et l’Allemagne sont, en effet, en tête avec respectivement 69 199 et 53 099 individus sur la Carte 2. En proportion de la population, l’ordre des pays les plus accueillants est modifié de la manière suivante. Si la Suède occupe toujours le premier rang 1 en termes d’accueil, avec 70 ‰ habitants, elle est désormais suivie par Chypre (31,2 ‰), par le Danemark et par Malte, comme illustré par la Carte 4.

De manière complémentaire à ces aspects numériques, il est possible de faire varier la Carte 2, en agissant sur les aspects sémiologiques, tout en conservant l’information selon laquelle les réfugiés syriens sont inégalement accueillis en Europe.

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Carte 4. Les principaux pays d’accueil de migrants syriens en Europe, en 2015

4.2 Les aspects sémiologiques

23 Les aspects sémiologiques portent sur l’application de variables rétiniennes aux figurés symbolisant une information thématique numérique pour assurer une transmission instantanée et sensée du message. Il s’agit donc de mobiliser une ou plusieurs variables rétiniennes. Si la Taille est incontournable dans le cas d’effectifs d’individus, il est possible de la combiner soit avec d’autres variables visuelles, comme la Couleur (ou le ton) et la Forme, par exemple, soit avec des éléments textuels ou d’habillage permettant de contextualiser le processus analysé.

Il s’agit donc de mobiliser une ou plusieurs variables rétiniennes.

La Taille peut être appliquée de deux manières : sur le fond de carte pour déformer la géométrie des unités spatiales, les pays d’Europe, par l’application d’un processus d’anamorphose cartographique ou bien sur les caractères à représenter. C’est cette seconde possibilité que nous avons retenue.

Les pays étant en implantation surfacique, l’application de la Taille, consiste à leur substituer une unité spatiale ponctuelle, un point (X, Y) localisé sur leur barycentre (centre géométrique) en faisant l’hypothèse que ses caractéristiques résument celles de la surface à laquelle ils sont rattachés. Pour symboliser les points décrivant les pays, nous leur avons appliqué une Forme particulière, que nous avons choisie géométrique (elle aurait pu être figurative ou symbolique).

En pratique, l’application de la Taille est souvent délicate, car il s’agit de faire varier la surface du symbole de manière proportionnelle à l’effectif correspondant, en respectant l’harmonie de l’ensemble du document. Il s’agit d’ajuster les dimensions des plus gros et plus petits symboles par rapport à la taille du document, de régler la taille du premier afin qu’elle ne soit pas trop grande et que celle du plus petit ne soit pas trop petite, pour que tous deux restent perceptibles.

Différentes astuces sont généralement mises en œuvre pour résoudre cette contrainte. Les plus communes consistent à appliquer soit la compensation visuelle mise au point par James John Flannery en 1956 pour éviter les biais de perception de la surface directe du cercle, soit à répartir arbitrairement les valeurs de symboles dans des classes de tailles de symboles. Si ces solutions permettent de résoudre la contrainte graphique liée à l’échantillonnage des surfaces des symboles par rapport à l’amplitude des valeurs, le problème est qu’elles dégradent la perception de l’information perçue en insinuant un classement arbitraire des effectifs en catégories visuelles ou graphiques, comme illustré par la série de cartes suivantes – nous y viendrons.

C’est pourquoi la Carte 2 a été réalisée en utilisant la Taille dans un rapport de proportionnalité parfait, tel que défini par les cartographes.

La Figure 7 présente deux variations de la légende de la Carte 2, présentée sur la partie centrale de la figure. Les petits cercles (à gauche) correspondent à une réduction de - 70% de leur surface tandis que la légende des plus gros cercles (placée sur la partie droite) correspond à + 140 % de celle de la première carte.

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Figure 7 : Ajustements de tailles de cercles

24 Ces ajustements graphiques permettent de modifier considérablement le message transmis (comme l’illustre la Carte 5 a) : les petits cercles permettent d’exprimer la faiblesse du phénomène, une présence syrienne en Europe plutôt raisonnable, tandis que les gros cercles traduisent, à l’inverse, leur présence massive (voir Carte 5 b).

Sur la Carte 5 a), la taille des symboles est réduite au point de faire disparaître les plus petits symboles qui en deviennent invisibles à l’œil nu. Cela permet de tenir un discours plus nuancé, par exemple celui-ci : Différents pays européens accueillent des réfugiés syriens, mais dans des proportions qui restent dans l’ensemble raisonnables. Il n’y a pas d’envahissement visible sur cette carte.

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Carte 5 a : Des variations de tailles de cercles insensées : une présence syrienne raisonnable

25 À l’inverse, sur la Carte 5 b), les symboles sont intentionnellement trop importants, envahissants, le discours transmis peut être illustré comme suit : Les migrants syriens sont dans tous les pays d’Europe, ils  occupent d’ailleurs pratiquement toute la place dans cet espace européen.

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Carte 5 b : Des variations de tailles de cercles insensées : une présence syrienne massive

4.3 Les variations de teinte

26 Une variable rétinienne intéressante à mobiliser dans ce contexte est la Couleur des symboles, plus généralement le style de la carte.

En cartographie statistique, comme dans les autres arts visuels ou graphiques, le choix de la teinte n’est pas neutre. La couleur agit en effet sur la sensibilité du récepteur, sur ses émotions, certaines d’entre elles sont plus « agréables à regarder » que d’autres, comme le montre des résultats de l’enquête Cartographie et esthétique réalisée par Laurent Jégou (2013). La couleur véhicule ainsi un contenu symbolique et affectif fort qui peut être mobilisé pour susciter des émotions particulières et renforcer la perception d’un message visuel.

Dans l’imaginaire collectif, la couleur présente également un caractère symbolique important : le rouge serait perçu comme agressif dans les pays latins, le bleu associé au pouvoir, à l’inverse des pays nordiques. Michel Pastoureau a bien montré ces processus dans différents ouvrages, étudiant l’expérience de la couleur à travers les temps, son caractère spécifique en relation avec l’histoire collective.

La Carte 6 a) est réalisée dans un style froid et clair, dans des tons bleu pour le fond de carte et vert pour les cercles proportionnels, teinte pour laquelle l’œil humain perçoit le nombre de variations le plus important. Le vert est également choisi en raison de la symbolique bienveillante qu’il traduit (de notre point de vue). Il est aisé de l’assimiler à la terre nourricière, accueillante ; c’est aussi la couleur de l’espérance… celle d’un monde meilleur.

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Carte 6 a :  Des variations d’émotions suscitées par le choix de la Couleur

27 À l’inverse, les tons sombres de la Carte 6 b), en particulier le choix du noir pour le fond de carte, et du rouge, couleur saillante et l’une des plus visibles du spectre lumineux, sont très agressifs. La teinte rouge est par ailleurs chargée émotionnellement dans le registre des migrations. Elle évoque indéniablement le sang de ces populations martyrisées, la douleur et la souffrance de tout un peuple jeté sur les routes de l’exil. La rhétorique du rouge évoque également l’interdit, plus largement les passions cristallisées par des européen∙ne∙s sur le sujet des migrations humaines supposées envahissantes.

La rhétorique du rouge évoque également l’interdit, plus largement les passions cristallisées par des européen∙ne∙s sur le sujet des migrations humaines supposées envahissantes.​

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Carte 6 b : Danger et chaos de l’accueil

4.4 Les variations autour de « maux »

28 Au-delà de la taille et de la teinte des symboles vecteurs du message cartographié, il convient également de prêter attention aux éléments textuels, en particulier au titre de la carte. Le choix des mots permet d’en changer le message.

Comme nous l'avions énoncé dans la troisième édition de l’Atlas des migrants en Europe, « la carte est le produit d’une construction sociale et intellectuelle et, en ce sens, une approche « idéologique » du réel où les mots sont symbolisés par des figurés. C’est un mode d’expression visuel ayant des répercussions cognitives : les choix de représentation de l’information (la forme des tracés, les nuances de teintes, etc.) orientent la perception des lecteurs » (Bahoken et Lambert, op. cit.).

Le choix des mots utilisés pour nommer les éléments cartographiés n’est pas anodin. Il est fortement évocateur de l’intention du ou des cartographes, qui peut être soutenue, renforcée ou diminuée par certains aspects de la sémiologie cartographique, comme nous avons pu le montrer avec les paramètres de tailles et de couleurs des symboles.

La Carte 7 illustre cette combinaison de composantes textuelles et graphiques.

La Carte 7 illustre cette combinaison de composantes textuelles et graphiques. Au-delà d’une variation des titres fortement évocateurs, elle ajoute aux deux cartes précédentes une modification de la taille des cercles et des textes mentionnés en légende, entraînant des variations d’émotions suscitées par le choix des termes.

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Carte 7. Des sentiments variés par le poids des mots : a) « Refugees Welcome »

29 La Carte 7 b) intitulée « Le grand remplacement » véhicule un message politique négatif, en référence aux discours du Front National, plus généralement de partis nazis visant à transmettre le message d’une invasion en s’inspirant de leurs codes couleurs historiques. À l’opposé la carte, « Refugees Welcome » prône l’accueil de ces réfugiés et apparaît de fait plus pacifique et porteuse d’espoirs grâce à la symbolique du vert.

Une carte supplémentaire aurait pu être réalisée en mobilisant des tons et des textes neutres, décrivant formellement l’information statistique, sans apporter de jugements de valeurs ou politiques excessifs, cette carte intitulée « La présence syrienne en Europe » correspondrait peu ou prou à celle de la Carte 1.

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Carte 7. Des sentiments variés par le poids des mots : "Le grand remplacement"

5. Retours sur la géographie de la migration internationale syrienne

30 Le choix des variantes de cette première carte que nous avons présentées, si il est juste sur le plan sémiologique, présente un écueil important. Il réduit l’analyse de la migration syrienne aux seuls pays de l’Union européenne. Cela a pour conséquences que ces cartes ne sauraient décrire l’espace migratoire des populations syriennes, ni figurer la géographie réelle de leurs migrations puisqu’elles se focalisent sur l’Europe, c’est-à-dire sur une destination parmi d’autres de ces déplacements.

En focalisant continûment l’attention sur les pays européens, les concepteurs de cartes sur les migrants syriens ont sciemment orienté le regard vers une réalité qui est, en fait, tronquée.​

En focalisant continûment l’attention sur les pays européens, les concepteurs de cartes sur les migrants syriens ont sciemment orienté le regard vers une réalité qui est, en fait, tronquée. Ils ont limité a priori la géographie de la migration syrienne à une zone « Europe politique », conduisant à manipuler l’opinion publique à propos de son envahissement par ces migrants. En réalité, cette représentation fait comme si ces populations n’avaient pas d’autres destinations que les pays d’Europe. Est-ce vraiment le cas ?

Pour examiner l’hypothèse d’un espace migratoire syrien plus vaste que la fenêtre européo-centrée traditionnellement présentée, nous devons revenir aux données initiales et considérer à nouveau la géographie de leurs lieux de destination, mais à l’échelle mondiale.

L’approche est assez radicale, car elle consiste à adapter la représentation cartographique à la thématique analysée, au processus représenté et non à faire l’inverse comme dans le cas de la Figure 2.

Cette posture conduit à interroger la question de l’emprise de l’image, de la fenêtre d’observation et de restitution de l’information quel que soit son type.

La photographie ci-dessous décrit un mensonge récurrent dans le traitement visuel contemporain des informations par les médias, toujours plus avides d’informations, et donc d’images spectaculaires. Elle illustre le décalage entre la réalité du paysage observé et l’effet du cadrage. Il s’agit d’une pratique courante des médias qui se traduit par le décalage entre la prise de vues, la restitution de l’information et le message transmis, volontairement mensonger.

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Photographie 1. Le choix de l’emprise. Source : http://e-classroom.over-blog.com/cadre-et-cadrage

31 Les images des photographies suivantes ont été prises lors du voyage du président Macron, le 11/09/2017, sur la place du capitole, à Toulouse.

Un bain de foule de rock star

L’organisme d’information en continu, France Info, a titré à propos de ces images, au « bain de foule rock star », suggérant abusivement un accueil important de la population locale. La seconde image dévoile en réalité un certain vide, elle traduit plus manifestement la solitude d’un homme, le désintérêt de la population locale, plutôt qu’un débordement d’affection.

Cette image issue d’un organe d’information national est proposée pour saisir tout l’enjeu du choix de l'emprise de l'image, des modalités de la représentation qui restituent l’espace géographique concerné par un phénomène.

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32 Sur la Figure 2 définissant l’emprise des cartes de la migration syrienne, nous avons forcé le phénomène à rentrer dans une fenêtre spatiale (aussi temporelle, mais c’est une autre question) européenne. Aussi, pour rendre justice à la géographie de ces migrants, nous devons revenir au tableau de départ (voir Figure 4). Nous considérons alors l’ensemble des pays de destination des syriens de manière à ne pas laisser supposer que l’Europe serait leur seule destination. Cela nous conduit à élargir la focale de la vue, ne serait-ce qu’en intégrant la Syrie elle-même à la carte ! Nous reprenons ainsi la Carte 1 et élargissons simplement son emprise, comme le montre la Carte 8 et nous observons le résultat. Un constat s’impose : les migrants syriens ne vont pas tous en Europe !

Notre vision « européo-centrée » des mouvements migratoires nous fait perdre la réalité géographique des déplacements. Les pays d’accueil de syriens ne sont donc pas situés en Europe, ils sont localisés dans le voisinage de la Syrie : en Turquie (1,6 million), au Liban (1,3 million), en Jordanie (700 000), en Arabie Saoudite (620 000).

Ce constat est encore plus frappant dès lors que l’on considère également les syriens qui se déplacent à l’intérieur des frontières de la Syrie, c’est-à-dire les déplacés internes qui n’ont pas eu les moyens de prendre la route, de s’exiler hors de leur pays. C’est aussi ainsi, en tronquant une partie de l’espace géographique pertinent, que les cartes peuvent mentir.

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Carte 8. Les migrants syriens ne vont pas tous en Europe !

33 Pour pouvoir être publiée dans l’Atlas des migrants (Clochard, 2017 : 34), cette carte a ensuite fait l’objet d’une analyse graphique pour obtenir la forme de rendu présenté sur la Carte 9.

Ainsi, c’est parce qu’elle tronque abusivement l’espace géographique des mobilités des populations concernées, qu’une carte somme toute simple à réaliser peut mentir, sur un sujet mettant en jeu des vies humaines. Elle souligne, encore une fois, l’importance de la connaissance du sujet (ici de l’emprise du phénomène) pour en faire une carte pourvue de sens.

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Carte 9 : "Les migrants syriens … ne vont pas majoritairement en Europe !"

Conclusion

34 Au-delà des questions liées aux méthodes de représentation, il est important de garder à l’esprit les termes suivants de Harley. « Moralement, le cartographe doit devenir responsable des conséquences sociales de sa pratique, inévitablement engagée » (Harley, op. cit.), ce qui impose la nécessité d’une « éthique cartographique ».

Il est important aussi de retenir qu’il n’est pas possible de réaliser une carte « objective » dans la mesure ou « […] la carte est la « présentation » d’une « représentation », est l’apparence de l’apparence, est le reflet du reflet de l’être » (Farinelli, 1989). De ce fait, l’essentiel nous semble être de réaliser une carte qui soit, juste, honnête. La carte sera effectivement honnête dès lors qu’elle sera fondée sur des données sérieuses, non manipulées à mauvais escient ; qu’elle mobilisera des méthodes de traitement et de représentation robustes, éprouvées ; et que les méthodes mises en œuvre seront « transparentes », et s’inscriront dans le cadre d’une recherche reproductible !

La vocation d’une carte étant, avant tout, de transmettre visuellement un message, toutes les cartes étant des « textes rhétoriques […] offrant une argumentation sur le monde » (Harley, op. cit.), nous rappelons qu’il est possible d’agir sur ses données, numériques et géographiques, de même que sur les émotions qu’elle dégage (pour jouer sur la corde sensible) lors de la perception des différents éléments qui la composent : des éléments graphiques (la forme, la teinte), de fond (le texte) et de son apparence (la sémiologie, le style). La réception et le ressenti émotionnel sont importants en matière de cartographie thématique. Ces aspects sensibles le sont d’autant plus que se développe une approche de cartographie critique parallèlement au retour d’une égo-cartographie.

La cartographie thématique ne saurait rater ce mouvement en négligeant les termes choisis, c’est le fameux « poids des mots », les images évoquées et les symboles perçus par les représentations (le « choc des photos »), les termes et figures de styles, jusqu’à sa conception d’ensemble caractérisée par un style.

La carte est, en effet, susceptible de varier sur le plan sémiologique selon trois composantes principales : les variables rétiniennes appliquées à l’objet graphique (la taille et la teinte), le style éventuel (la couleur) et le texte éventuel qui leur est associé, tenant compte des spécificités de la cartographie (Bertin, 1967) et celles de la typographie (Bertin, 1980).

La Figure 8 présente leur articulation sous la forme d’un diagramme cartésien formé de trois axes fondamentaux qui sont (de gauche à droite) respectivement graphiques, sensibles et typographiques.

Chacun de ces axes comprend une échelle grosso modo graduée en trois pas, renseignant sur un niveau plus ou moins fort – dont l’articulation avec les autres – va agir sur la force, la valeur ou l’intensité du message perçu. Par exemple, un graphisme montrant un objet de grande taille, associé à une teinte désagréable dans le contexte et un message (politique) négatif entraînera une sensation désagréable.

La carte thématique, résultant généralement d’un tel arbitrage, est donc interprétée en fonction de son ressenti : agréable ou non, liée à la visée positive ou négative, faible ou forte, chargée ou non du message délivré, au regard de la thématique, dans un contexte social de réception donné.

Sur un sujet sensible tel que les mouvements de réfugiés, dans un contexte général de crise des politiques européennes de l’accueil, les message graphiques, textuels et sensibles d’une carte ne sauraient être éludés !

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Figure 8. Les trois « T » d’un message cartographique

Compléments

35 Cet article fait partie d’un ensemble de documents complémentaires que nous proposons, en versions anglaise et française, sous licence Creative commons.

– Un chapitre, « Contrefaçons cartographiques » (Bahoken et Lambert, 2017), publié dans la troisième édition de L'Atlas des migrants en Europe (Clochard O. coord.) pp 34-35.

– Un billet sur le carnet de recherches Néocartographiques, à l'adresse suivante : https://neocarto.hypotheses.org/4188

- Une vidéo, accessible sur Youtube, à l’adresse suivante : https://youtu.be/RDwn5Qzq6Fc

- Un programme informatique pour R, accessible sur l’entrepôt Github de Néocarto, permettant de reproduire l’ensemble des cartes présentées, https://neocarto.github.io/syrians/

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Bibliographie et sources

36
 

Bahoken Françoise, Lambert Nicolas (2017), Contrefaçons cartographiques, in : Clochard O. (coord.), Atlas des migrants en Europe. Approches critiques des politiques migratoires, Armand Colin, 3e ed., pp. 34-35.
 

Béguin Michèle, Pumain Denise (2017), La représentation des données géographiques, Armand Colin, 3e ed.
 

Bertin Jacques (1967), Sémiologie graphique, Les diagrammes - Les réseaux - Les cartes, Ed. Gauthier-Villars.
 

Bertin Jacques (1977), La graphique et le traitement graphique de l’information, Ed. Flammarion, Paris, 273 p.
 

Bertin Jacques (1980), Classification typographique. Voulez-vous jouer avec mon A ? Revue Communication et Langage, n°45, pp. 70-75.
 

Burkhard Remo Aslak (2004), Learning from Architects: The Difference between Knowledge Visualization and Information Visualization, in: Proceedings of the Information Visualisation, Eighth International Conference on (IV’04) – Vol. 00, IEEE Computer Society.
 

Cantens Thomas (2017), L’arithmétique politique des frontières : pour une critique éclairée, Anti Atlas Journal, #2. URL : https://www.antiatlas-journal.net/02-l-arithmetique-politique-des-frontieres-pour-une-critique-eclairee/
 

Cauvin Colette (1997) « Au sujet des transformations cartographiques de position », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Cartographie, Imagerie, SIG, document 15, mis en ligne le 14 janvier 1997, consulté le 05 juillet 2019. URL: http://journals.openedition.org/cybergeo/5385 ; DOI : 10.4000/cybergeo.5385
 

Clochard Olivier (dir.), Atlas des migrants en Europe. Approches critiques des politiques migratoires, Paris, Armand Colin, 172 p.
 

Farinelli Franco (1989), Pour une théorie générale de la géographie, Géorythmes, n°5, Recherches géographiques, Genève, 81p.
 

Flannery James John  (1956), The graduated circle: a description, analysis, and evaluation of a quantitative map symbol, Ph. D. University of Wisconsin—Madison.
 

Girard E. (2012), Les cartes, enjeux politiques, Ellipses, 174 p.
 

Giraud Timothée et Lambert Nicolas (2017): Reproducible cartography, in: Advances in Cartography and GISsciences, International Cartographic Conference, ICACI’2017, Springer, pp.173-183.
 

Bailly Antoine et Gould Peter (1995), Le pouvoir des cartes. Brian Harley et la cartographie. Ed. Economica, Paris, 120 p.
 

Jégou Laurent (2013) Enquête cartographie et esthétique. Synthèse et commentaires des résultats – deuxième version, Rapport de recherche non publié, 48 p.
 

Lambert Nicolas et Bahoken Françoise (2018) : Méfiez-vous des cartes, pas des migrants ! https://youtu.be/RDwn5Qzq6Fc
 

Lambert Nicolas et Zanin Christine (2016), Manuel de cartographie, principes, méthodes applications, Armand Colin, mai 2016
 

Otjacques Benoît (2004), Représentation graphique des interactions se produisant au cours d’un projet collaboratif dans le domaine de l’architecture, Mémoire de DEA simulation et modélisation des espaces bâtis, Université Henri Poincaré, Nancy, 118 p.
 

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Sources des données
 

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Banque mondiale (2015), World Development Indicators, United Nations Population Division. https://data.worldbank.org/indicator/SP.POP.TOTL
 

Fond de carte des pays : NaturalEarthData (2018), 50m_admin_0_countries http://www.naturalearthdata.com

 

Sources des photographies (captures)
 

– Europe 1 : « Bain de foule et manifestation pour la venue de Macron à Toulouse » https://www.europe1.fr/politique/bain-de-foule-et-manifestation-pour-la-venue-de-macron-a-toulouse-3433265 (publié le 11 septembre 2017 à 16h16, modifié à 16h49)
 

– Caviar (@tweeteur31) sur Twitter : https://twitter.com/tweeteur31


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https://www.antiatlas-journal.net/pdf/antiatlas-journal-04-Bahoken-Lambert-mefiez-vous-des-cartes-pas-des-migrants.pdf

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