antiAtlas #6, 2023

Hétérographies et polyphonies littéraires

Patrick Suter

En mettant en relation deux œuvres monumentales (Le Parthénon des livres de Marta Minujín et Le Génie du lieu de Michel Butor), et tout en opérant un tournant qui mène de l’art contemporain aux littératures de langue française, cet article étudie les procédures d’exclusion dans l’espace politique ainsi que les moyens de rapprocher des voix appartenant à des espaces culturels ou sociaux différents.

Patrick Suter est professeur de littératures de langue française contemporaines à l’Université de Berne, écrivain et traducteur. Ses recherches portent sur les avant-gardes, l’interculturalité et les frontières.

Mots-clés : Marta Minujín, Michel Butor, littératures de langue française, polyphonie, frontières.


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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, vue de face.

Pour citer cet article : Patrick Suter, "Hétérographies et polyphonies littéraires", publié le 28 Juin 2023, antiAtlas Journal #6 | 2023, en ligne, URL: www.antiatlas-journal.net/06-patrick-suter-heterographies-et-polyphonies-litteraires, dernière consultation le Date

I. Bâillons

1 Lors de la Documenta 14 de Cassel de 2017, une œuvre monumentale dominait la Friedrichsplatz, où se trouvait le lieu d’accueil de l’exposition :

Un temple de huit colonnes au fronton & de dix-sept en longueur.

La forme de l’ouvrage rappelait un temple ancien ; mais, vu de loin, il semblait recouvert d’un carrelage contemporain formant une sorte de mosaïque de couleurs diverses, rouges, bleus, jaunes, noirs, orange, verts ou beiges sur fond gris pâle.

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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, acier, livres, film plastique, Documenta 14, Cassel, 2017.

2 Qui s’en approchait découvrait Le Parthénon des livres de l’artiste argentine Marta Minujín (1943-), reproduit à l’échelle 1:1 par rapport au modèle grec antique. L’œuvre était composée d’une structure métallique entourée de film plastique servant à protéger et à présenter quelques 100 000 livres dont la plupart appartenaient au canon de la littérature ou de la culture mondiales, et dont le point commun était d’avoir été interdits sous tel ou tel régime politique, en tel ou tel endroit du monde contemporain.

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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, vue de face.

Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, colonnes.

3 En déambulant parmi les colonnes, les visiteuses et les visiteurs rencontraient des ouvrages religieux comme la Bible, politiques comme le Manifeste du communisme de Marx et Engels, dissidents comme ceux de Soljenitsyne, érotiques comme Fanny Hill de John Cleland, « blasphématoires » comme les Versets sataniques de Salman Rushdie…

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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

4 … mais aussi Robinson Crusoé de Defoe, la Dramaturgie hambourgeoise de Lessing, Le Prince de Machiavel, le Procès de Kafka, la Divine Comédie de Dante, Les Raisins de la colère de Steinbeck, Macbeth de Shakespeare, Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, Marie Stuart de Schiller, Guerre et Paix de Tolstoï, La Case de l’Oncle Tom de Stowe – sans oublier l’œuvre de C. G. Jung ou Les Misérables de Hugo, Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac, ou encore Salammbô de Flaubert.

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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

5 Les raisons des interdictions n’étaient parfois que trop aisées à deviner, qu’elles aient été prononcées par un régime athée à propos d’un livre religieux, par une dictature d’extrême droite envers des publications communistes, par un gouvernement soviétique censurant les écrits d’un opposant, par un pouvoir conservateur à l’encontre d’œuvres libertines, par un régime religieux réprouvant ceux d’un infidèle…

En revanche, certaines condamnations ne laissaient pas de surprendre : Le Petit Prince de Saint-Exupéry, ou les Contes des frères Grimm

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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

6 Quels que fussent les livres interdits, l’expérience commune vécue par chaque visiteuse et chaque visiteur du Parthénon des livres consistait à découvrir avec surprise qu’un ouvrage non seulement toléré, mais encore mis en valeur ou révéré dans son propre espace culturel, était au contraire interdit dans un autre ; que les œuvres appartenant à un canon partagé et constamment transmis au sein de son groupe social étaient refoulées dans un autre contexte ; que des références majeures ou considérées comme allant de soi – comme la culture acquise par tout enfant au sein de sa propre société – étaient honnies dans une autre configuration non hospitalière.

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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

7 Chacune et chacun était ainsi amené à ressentir comme une sorte de renversement de valeurs établies, une désacralisation, un seuil à partir duquel son propre espace culturel devenait objet de violence, de haine ou de négation. La sensation d’agression était d’autant plus grande que les interdictions allaient jusqu’à porter sur ce qui apparaît comme le plus innocent au sein d’une configuration culturelle…

…jusqu’aux livres réservés aux enfants…

Dans un temple, espace de réunion de la communauté ou de la cité, la spectatrice ou le spectateur butait ainsi sur une frontière lui signifiant la présence d’espaces autonomes refusant tout contact avec une partie de son propre monde, et par conséquent avec elle-même ou lui-même – si bien que les interdictions résonnaient en chacune et chacun de façon très intime. Là où il aurait dû y avoir communauté, il n’y avait qu’isolement. L’enfance même semblait rejetée – par la défense qui lui était faite d’accéder aux livres spécialement conçus pour elle.

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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

8 La spectatrice ou le spectateur devinait ainsi que les interdictions pouvaient être prononcées à l’encontre de n’importe quel livre, de n’importe quelle parole – et donc aussi bien à l’encontre de ses propres écrits, de sa propre parole. Tout livre en espérance d’une communauté pouvait être réduit à une altérité infréquentable et faire l’objet d’une mise à l’écart. Et, face à ces interdictions, chacune et chacun apparaissait comme mis au rebut. Les différents éléments de la société étaient désormais séparés les uns des autres, et toute polyphonie semblait proscrite.

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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

9 À côté du Parthénon des livres de Cassel, une plaque rappelait que Marta Minujín en avait érigé une première version en 1983 à Buenos Aires, lors de la chute de la dictature argentine, et qu’il était alors recouvert de 25'000 ouvrages conservés au secret par le régime militaire au pouvoir entre 1976 et 1983.

Le Parthénon avait été choisi comme symbole de la première démocratie du monde.

Le Parthénon avait été choisi comme symbole de la première démocratie du monde, celle de la Grèce du temps de Périclès, au Ve siècle avant J.-C. Ainsi, en se transformant en présentoir de livres interdits par un régime totalitaire, le Parthénon des livres de 1983 devenait le symbole de la liberté d’expression retrouvée, de la pluralité des discours pouvant se côtoyer librement les uns les autre, l’écriture de l’autre ou des autres – l’un de aspects de l’hétérographie – étant admise et considérée comme une nécessité.


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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

10 Par la suite, toujours à Buenos Aires, alors que la ville avait été désignée « capitale mondiale du livre 2011 » par l’Unesco, Marta Minujín avait édifié une Tour de Babel contenant environ 30 000 livres en 40 langues, qui formait une spirale de 25 mètres de haut. Cette tour se présentait comme le lieu même de la réunion des œuvres du monde entier, de toutes les cultures dispersées et séparées après la chute de la tour dans la Genèse (Gn 11, 1-9). Comme l’expliquait Marta Minujín, les visiteurs qui la gravissaient entendaient le mot « livre » dans de très nombreuses langues ; et, au moment du démontage, les livres étaient destinés à former la base d’une future bibliothèque multilingue.

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Marta Minujín, Tour de Babel, Buenos Aires, Plaza San Martín, 2011. Photographie : Roberto Fiadone (Wikimedia Commons).

11 Le Parthénon des livres de la Documenta 14 constituait pour sa part la pièce maîtresse de la plus grande exposition d’art contemporain du monde, organisée une fois seulement tous les cinq ans, et, dans les articles de la presse mondiale consacrés à cette dernière, il était systématiquement mis en évidence, parfois à l’exclusion de toutes les autres œuvres. Il prenait place dans un événement dont une partie avait été délocalisée en Grèce, et dont le titre était Apprendre d’Athènes. Ce faisant, la structure légère du Parthénon de Minujín (légère par rapport aux lourdes colonnes de pierre du temple originel) résonnait ou « rimait » avec nombre d’œuvres qui indiquaient la précarité de l’existence dans l’actuelle phase que traverse l’humanité.

Parmi les autres œuvres marquantes de la Documenta 14, la tente de marbre de Rebecca Belmore constituait une monstrueuse
« image dialectique », qui évoquait à la fois la sculpture antique la plus fine et les abris de fortune déplorables de tant de réfugiés arrivant dans la Grèce contemporaine. L’œuvre était du reste d’autant plus choquante qu’elle devenait l’espace de jeu des visiteurs – qui prenaient place dans la tente pour se faire des selfies, très loin de partager les conditions de survie des migrants.

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Rebecca Belmore, Tente de marbre, Documenta 14, Cassel, 2017.

Rebecca Belmore, Tente de marbre, Documenta 14, Cassel, 2017, enfants jouant dans la tente.

12 À proximité immédiate de l’œuvre de Minujín, une installation de l’artiste kurde Hiwa K consistait en un empilement de tuyaux de 90 cm de diamètre, transformés en abris précaires et aménagés – certains contenant eux-mêmes des livres exposés au vent et aux intempéries, aux déprédations et aux vols.

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Marta Minujín, Le Parthénon des livres vu depuis le Cadre du collectif Haus Rucker (1977), avec à gauche les tuyaux de l’œuvre de Hiwa K, When We Were Exhaling Images, 2017, tuyaux en grès, poutres lamellées, meubles, objets divers, Documenta 14, Cassel, 2017.

Hiwa K, When We Were Exhaling Images, Documenta 14, Cassel, 2017.

Hiwa K, When We Were Exhaling Images, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

Hiwa K, When We Were Exhaling Images, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

13 Dans l’installation de l’artiste ghanéen Ibrahim Mahama intitulée Check Point Sekondi Loco, la Torwache de la Brüder-Grimm-Platz était recouverte de sacs de jute utilisés lors de transports internationaux de matière première – usés, déchirés, abîmés par le temps.

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Ibrahim Mahama, Check Point Sekondi Loco. 1901-2030. 2016-2017, 2016-2017, sacs de charbon, métal usagé, bâches, supports métalliques et cuir de l’intérieur d’une locomotive Henschel, Documenta 14, Cassel, 2017.

Ibrahim Mahama, Check Point Sekondi Loco. 1901-2030. 2016-2017, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

14 Le Parthénon des Livres était pour sa part bâti sur la Friedrichsplatz, c’est-à-dire au lieu même où, à Cassel, les nazis avaient organisé un autodafé le 19 mai 1933. Parmi les œuvres brûlées alors, celles de Kurt Tucholsky, de Heinrich Mann, de Thomas Mann ou de Bertolt Brecht – qui retrouvaient vie sur les colonnes de l’œuvre de Minujín. Et, plus précisément, ces œuvres y apparaissaient démultipliées, puisque Marta Minujín avait choisi pour l’ensemble de son Parthénon non pas 100 000 livres différents, mais avant tout un ensemble 170 ouvrages reproduits à de très nombreux exemplaires.

Le Parthénon des Livres était pour sa part bâti sur la Friedrichsplatz, c’est-à-dire au lieu même où, à Cassel, les nazis avaient organisé un autodafé le 19 mai 1933

Or si les livres présentés indiquaient qu’ils avaient échappé à leur anéantissement ou à leur interdiction, témoignant ainsi d’une victoire de la démocratie sur la dictature, ils n’en apparaissaient pas moins fragiles. Le film plastique transparent ne les protégeait que faiblement, et, comme les installations alentour, ils subissaient le climat de Cassel, propice au vent et à la pluie. La pluralité des écritures et des courants culturels était mise en exergue ; mais ce qui constituait le signe d’une écriture plurielle laissant place à la diversité des discours était une installation précaire, vouée à la disparition prochaine. S’il avait toutes ses colonnes, le Parthénon des livres faisait écho au Parthénon d’Athènes, dont on sait qu’il a été endommagé lors du bombardement vénitien de 1687 – sans compter les assauts du temps.

À Cassel, les livres eux-mêmes étaient sauvés de l’interdiction. Mais, placés derrière un film plastique, ils n’étaient pas consultables, comme s’ils étaient malgré tout encore bâillonnés.


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Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

Marta Minujín, Le Parthénon des livres, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

II. Exclusions

15 Les interdictions prononcées par tel ou tel pouvoir totalitaire à l’égard de certains livres sont ressenties comme particulièrement violentes, en ce qu’elles enfreignent la liberté des auteurs et des lecteurs, et qu’elles portent atteinte à leurs convictions intimes comme à leur identité. Pour autant, elles ne constituent pas les seules procédures qui mènent à l’éviction de certains ouvrages d’un espace social.

Pour écarter les livres, d’autres forces agissent sans recourir à la répression, mais de façon tout aussi effective. Les ravages du temps nous ont privés de la plupart des livres de l’Antiquité. De nos jours, le pilon frappe d’interdit des ouvrages parus peu de temps auparavant, et l’on a vu des écrivains dépossédés de leur œuvre au sein de leur propre espace culturel, leur maison d’édition, intégrée à un nouveau groupe éditorial, souhaitant se débarrasser de stocks « encombrants » – un tel jugement n’étant pas toujours dénué d’arrière-pensées idéologiques d’ordre néolibéral. Si la censure exercée à l’égard de certains livres par des régimes autoritaires les dote d’une aura qui les rend désirables, dans des systèmes politiques dits « libéraux », la loi du marché les conduit au rebut. L’uniformisation machinale du monde à l’heure industrielle agit à sa manière comme une censure, et la problématique de l’exclusion dépasse ainsi de très loin le cadre des seuls ouvrages exposés dans l’œuvre de Marta Minujín à Cassel, officiellement interdits dans tel ou tel régime politique.

De même, toute frontière linguistique, politique, culturelle ou économique tend
de facto à la mise à l’écart de maints ouvrages – sans du reste que, le plus souvent, ces évictions découlent d’une quelconque condamnation. Pour qu’un livre ne puisse plus circuler, il suffit que s’ouvre un territoire dans lequel sa langue n’est plus connue, un espace politique ou culturel dans lequel il ne peut trouver d’écho, ou encore un marché où il ne bénéficie ni de diffuseur ni d’acquéreur. Nous vivons après Babel – c’est-à-dire dans la multiplicité des langues – et l’impossibilité de lire des livres n’est pas liée seulement à leur interdiction, mais aussi à leur inaccessibilité pour la plupart des humains, ignorants de la langue dans laquelle ils sont écrits.

Toute société se constitue par ses exclusions.

Tout groupe humain privilégie certaines circulations aux dépens d’autres ; toute nation favorise des interactions qui diffèrent de celles qui ont lieu dans un autre espace ; tout peuple parle une ou plusieurs langues aux dépens d’autres ignorées. Si toute culture vécue peut être définie par des références partagées, ces dernières diffèrent de celles d’autres groupes qui en sont exclus. Comme les langues ne retiennent qu’un certain nombre de phonèmes, les groupes humains ne reconnaissent que certains livres, d’autres n’y trouvant pas de place. Des bannissements violents sont promulgués par des régimes autoritaires ; mais les phénomènes d’exclusion sont propres à la dynamique des groupes humains dans leur ensemble, et ils ne sont qu’en partie compensés par les entreprises de traduction ou par le plurilinguisme. A contrario, les phénomènes d’inclusion tendent souvent à gommer les différences, qui sont alors écartées d’un espace culturel particulier.

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Olu Oguibe, Monument aux étrangers et aux réfugiés (Das Fremdlinge und Flüchtlinge Monument), 2017, béton, 3 x 3 x 16,3 m, Cassel (Königsplatz), Documenta 14, 2017.

16 À la Documenta 14, l’obélisque monumental de l’artiste nigérian Olu Oguibe venait souligner avec ironie les rapports d’étrangeté entre les espaces culturels.

« J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25, 35).

Érigé sur la Königsplatz (sur la « Place royale ») – qui, comme d’autres places de capitales européennes, aurait pu abriter l’un des obélisques dérobés à l’Afrique par les pouvoirs européens (Cassel a été la dernière ville impériale allemande) –, il portait une inscription en quatre langues empruntée à l’Évangile : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25, 35).

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Olu Oguibe, Monument aux étrangers et aux réfugiés, Documenta 14, Cassel, 2017, détail.

17 Le Monument aux étrangers et aux réfugiés pouvait être compris de multiples manières. De façon dialectique, il évoquait d’un côté la facilité avec laquelle des œuvres lointaines ont été intégrées à la culture européenne – comme en témoignent les treize obélisques antiques de Rome, ou celui de Louxor sur la place de la Concorde à Paris. D’un autre côté, il mettait en évidence la difficulté à accueillir aussi ceux qui proviennent des régions de provenance des obélisques lorsqu’ils ont besoin d’assistance. Certes, l’inscription pouvait être lue comme l’expression d’une gratitude des personnes accueillies envers les hôtes ; mais, dans l’atmosphère délétère de la crise des réfugiés de 2014-2015, elle constituait surtout une dénonciation ironique de l’hospitalité toute relative de l’Europe et de l’Allemagne, très loin de l’accueil évangélique.

Le sort réservé à cette sculpture après la Documenta indique d’ailleurs que c’est bien l’ironie qui a été perçue par les mouvements anti-immigration, et, plus généralement, il témoigne de l’attitude ambivalente de l’espace d’accueil à l’égard de l’étranger. Alors que la ville de Cassel, dirigée par des sociaux-démocrates, souhaitait conserver l’obélisque, l’œuvre d’Olu Oguibe a été la cible de l’Allianz für Deutschland (AFD), si bien que, dans un premier temps, il a été démantelé de nuit le 3 octobre 2018, avant d’être à nouveau érigé quelques mois plus tard à la Treppenstrasse,
à quelques centaines de mètres de son emplacement originel.

Le conflit autour du monument d’Olu Oguibe est ainsi exemplaire de la façon dont un espace culturel peut se constituer dans une tension entre logique d’inclusion et d’exclusion, l’une et l’autre pouvant coexister sans résoudre leur antinomie fondamentale, comme formant les deux faces d’une seule médaille. C’est que l’une et l’autre peuvent s’associer dans l’expression d’une relation hégémonique, d’une part en accaparant des productions culturelles non européennes (les obélisques devenant des emblèmes des victoires des conquérants), d’autre part en s’efforçant de maintenir les réfugiés non européens à l’extérieur des frontières de l’Union européenne.


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III. Différenciation

18 Parmi les processus d’exclusion mis en œuvre par telle ou telle culture particulière à l’égard de celles dont elle se distingue, ceux qui découlent de l’histoire littéraire telle qu’elle s’est développée en France constituent un cas d’école. Or si ces processus peuvent être établis à partir de plusieurs études dont les résultats convergent, ces derniers sont loin d’avoir entraîné une prise de conscience collective qui se serait concrétisée par des réformes profondes des manuels et des pratiques d’enseignement.

L’histoire littéraire française tend à engendrer ce que Benedict Anderson appelle une « communauté imaginée » (
imagined community), ou un « imaginaire national » (selon la traduction française de l’ouvrage), d’après lequel la littérature française – et par conséquent la culture française, la première apparaissant comme un sous-ensemble de la seconde – serait autonome et émanerait presque exclusivement de l’Hexagone. Si elle jouit d’un prestige qui lui confère le rôle de ciment de la nation française, la littérature française est ainsi perçue comme endogène et fortement territorialisée.

Comme le rappelle Antoine Compagnon, ce n’est que tardivement que la littérature française est devenue une discipline académique : en 1900 encore, alors qu’il existait cinquante-deux chaires en Sorbonne, une seule était consacrée à la littérature française – et encore :
médiévale.

« Nous travaillons pour nos patries. »

Dans ce contexte, et alors que son entrée à l’université est survenue à la suite de la défaite de la France face à l’Allemagne en 1870, il n’est pas étonnant que l’histoire littéraire ait été conçue dans une visée patriotique. En 1925, telle était encore la perspective de Gustave Lanson, qui considérait que l’histoire littéraire avait le pouvoir d’agréger les individus les plus divers de la nation française.

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19 Or si l’histoire littéraire positiviste a été prise à partie dès la percée de la « nouvelle critique » dans les années 1950 et 1960, son influence est restée prépondérante quant à l’habitude partagée de considérer un canon littéraire étroitement français (c’est-à-dire « hexagonal ») – même si sa composition précise n’est pas la même d’une époque à l’autre. Dans certaines traditions scolaires, en Italie ou en Allemagne, l’enseignement de la littérature dans la langue nationale accorde une place importante à des œuvres étrangères de premier plan qui ont exercé une influence majeure sur les écrivains et les courants littéraires nationaux. À l’inverse, les grandes histoires de la littérature française recommandées aux étudiants de Lettres modernes n’accordent qu’une attention très limitée aux écrivains ou aux courants non hexagonaux, et il en va de même des principaux manuels d’enseignement. Le romantisme français n’est ainsi pas situé à l’intérieur d’un vaste courant européen dont il ne serait qu’une branche tardive, et l’origine italienne du sonnet est pour ainsi dire passée sous silence ou minimisée.

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20 L’essai d’Alain Vaillant intitulé L’Histoire littéraire, qui se propose d’interroger les modalités de cette discipline tout en en retraçant l’histoire, se termine de façon significative par un chapitre intitulé « La littérature nationalisée », en précisant que l’histoire littéraire telle qu’elle s’est imposée durant la Troisième République continue à déterminer l’enseignement de la littérature en France.

La littérature est constitutive de la nation.

Ainsi donc, l’histoire littéraire enseignée de manière majoritaire tend à n’accorder que très peu de place aux autres littératures – entraînant l’exclusion d’autres domaines, quelles que soient les méthodes ou les approches des diverses écoles critiques en concurrence.

C’est dans cette perspective qu’il faut situer la controverse contre la notion de « Francophonie », à laquelle il a été reproché au cours des dernières décennies d’instaurer une frontière entre les écrivains de langue française hexagonaux et non hexagonaux. Or, si l’on en croit la liste des œuvres retenues pour le bac e
ntre 2021 et 2023, ni les débats suscités par le manifeste « Pour une “littérature-monde en français” » (mars 2007), ni les nombreuses discussions théoriques sur la notion de « littérature mondiale », ni encore la volonté d’équipes d’universitaires d’interroger la littérature française de façon mondiale, ne sont parvenues jusqu’ici à ébranler de façon fondamentale un imaginaire littéraire national déterminant des habitus solidement établis. Dans le domaine des littératures de langue française, il manque encore suffisamment de travaux plaçant sur un pied d’égalité les productions littéraires de langue française hexagonales et non hexagonales – même si des tentatives sont à l’œuvre pour réduire la porosité entre des domaines.

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21 Ce mouvement de différenciation entre littérature française et autres littératures (fussent-elles écrites en français) s’inscrit dans le sillage de cette tradition ancienne – et bien étudiée – de la culture occidentale, qui consiste à souligner de manière marquée les différences entre « nous » et « les autres ». Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la littérature française en fournisse de nombreux exemples, en particulier à une époque où la France occupait une position hégémonique.

Ainsi chez Chateaubriand dans l’
Itinéraire de Paris à Jérusalem, pour distinguer les Turcs des Chrétiens : « […] si les Turcs laissaient croître quelque chose : mais ils mettent le feu aux jeunes plants, et mutilent les gros arbres : ce peuple détruit tout ; c’est un véritable fléau ».

Ainsi chez Loti, lorsqu’il découvre la cuisine japonaise : « Dans un bol des plus mignons, orné de cigognes envolées, il y a un potage
invraisemblable, aux algues. Ailleurs, des petits poissons secs au sucre, des crabes au sucre, des haricots au sucre, des fruits au vinaigre et au poivre. Tout cela atroce, mais surtout imprévu, inimaginable».

Ainsi chez Michaux, qui, dans Un Barbare en Asie, recourt systématiquement aux généralisations essentialistes si fréquentes chez les écrivains du XIXe, et qui évoque en un bloc les Japonais: « Peuple […] dénué de sagesse, de simplicité et de profondeur, archisérieux, quoiqu’aimant les jouets et les nouveautés, s’amusant difficilement, ambitieux, superficiel, et visiblement destiné à notre mal et à notre civilisation ».

« Les chocs de morales. Les beaux drames et les belles agonies de races qui s’ensuivent. » (Segalen)

Dans Contre François Jullien, le sinologue Jean-François Billeter a attribué à Segalen cette attitude qui consiste à opposer radicalement l’Europe et la Chine, et qui entraîne une incommunicabilité entre des façons de penser radicalement opposées, Chinois et Européens étant pour ainsi dire empêchés de partager une même humanité. « Le pouvoir de concevoir autre » qu’évoque Segalen dans l’Essai sur l’exotisme ne réduit pas l’« impénétrabilité » fondamentale qu’il s’agit de préserver entre « individus », mais aussi entre « espèces humaines », entre « races », entre « morales ». Le goût pour l’exotisme amène paradoxalement le grand voyageur qu’est Segalen à se méfier des contacts et des voyages qui pourraient affadir cet exotisme fondamental. Renonçant au récit de voyage réel, Henri Michaux accentue pour sa part l’exotisme absolu de l’autre dans Au Pays de la magie, tout en maintenant une distance elle aussi absolue avec ses habitants.

Mais alors, on le comprend, cette passion pour l’autre n’écarte pas toute tentation de domination, en interdisant à l’autre d’être aussi proche. Face à la volonté assimilationniste qui se trouve au cœur de l’entreprise coloniale française, une réaction propre à des écrivains comme Segalen ou Michaux consiste à vouloir à tout prix maintenir l’autre dans son altérité – mais sans qu’il soit pleinement reconnu comme un sujet avec lequel un dialogue serait possible. L’autre est maintenu dans la distance de la troisième personne, qui correspond selon le linguiste Émile Benveniste à une « non-personne ».

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IV. Rapprochements

22 Poursuivant notre promenade, ouvrons désormais d’autres livres. Non pas ceux interdits du Parthénon des livres, du reste retenus derrière un film plastique qui empêche leur consultation ; ni ceux dont il vient d’être question, qui, au XIXe siècle et au début du XXe, exacerbent les différences entre les peuples et les nations ; mais ceux qui, à l’intérieur de l’espace de langue française, s’évertuent à passer les limites, à aller au-devant de l’altérité, à s’approcher des mondes autres, à les écouter et à les comprendre – et qui s’efforcent en même temps de se démarquer de toute position ethnocentrique, de déjouer tout préjugé, d’écarter toute attitude assimilationniste entraînant une résorption de la diversité.

Écrire pour circuler, pour découvrir, pour rencontrer

Heureusement, en effet, ce geste de différenciation et d’affirmation d’une autonomie culturelle largement fantasmée, exemplairement accompli par l’histoire littéraire française, est loin de correspondre à l’ensemble des tendances de la littérature vivante de langue française des XXe et XXIe siècles. Il suffit pour s’en convaincre de songer aux avant-gardes internationalistes (Dada, surréalisme, situationnistes), aux nombreux écrivains qui n’ont cessé d’exercer une activité de traduction (V. Larbaud, A. Robin ou P. Jaccottet), de mener un projet critique portant en partie sur les littératures étrangères (J.-P. Sartre ou Y. Bonnefoy), de voyager en étant soucieux de dialogues approfondis avec les interlocuteurs rencontrés (L. del Vasto ou N. Bouvier), de participer à des travaux d’ethnologie en tentant d’adopter un regard éloigné (M. Leiris), ou encore de mener des projets de création avec toutes sortes de peuples ou de groupes en danger tout autour de la terre (A. Gatti).

Or, parmi ces entreprises, peut-être la monumentale série de livres de Michel Butor intitulée
Le Génie du lieu est-elle de taille à dialoguer avec Le Parthénon des livres de Marta Minujín.

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Michel Butor, Le Génie du lieu, série complète, 1958-2008.

23 Le caractère monumental de cette entreprise ne s’est affirmé qu’avec le temps, Le Génie du lieu, publié en 1958, étant resté longtemps seul, avant de se développer en une série de cinq volumes comprenant (1971), Boomerang (1978), Transit (1992) et Gyroscope (1996). Plus tard, en 2007 et 2008, l’ensemble a encore intégré plusieurs œuvres isolées lors de leur parution – Mobile (1962), Réseau aérien (1962), Description de San Marco (1963), 6 810 000 litres d’eau par seconde (1965), Le Retour du boomerang (1988) et Le Japon depuis la France (1995) – le tout formant désormais les trois volumes centraux des Œuvres complètes. Or si l’on songe au fait que la plupart de ces livres constituent des assemblages de textes appartenant à des espaces culturels divers (discours politiques, mémoires, mythes, poèmes, publicité, pages autobiographiques, récits de rêve, descriptions d’œuvres d’art, etc.), on concevra qu’ils forment une bibliothèque hétérographique qui excède de très loin les onze ouvrages intégrés dans ces trois tomes des Œuvres complètes.

Les œuvres se répondent de loin

C’est ainsi que cet ensemble peut entrer en résonance avec les différents Parthénons des livres et autres Tours de Babel de Marta Minujin. Et, du reste, Le Génie du lieu n’aurait pu voir le jour sans de multiples relations avec des artistes. On connaît l’intérêt aigu de Butor pour la peinture, ses multiples collaborations avec des peintres, des sculpteurs ou des photographes), et l’attention qu’il a portée à l’exploration systématique de toutes les possibilités offertes par les livres (typographie, format, organisation, architecture), dans un dialogue fécond avec des praticiens des arts visuels. Si Marta Minujín est une plasticienne pour qui la littérature compte beaucoup, Butor est un écrivain pour lequel les arts visuels sont d’une extrême importance. Et, comme chez l’artiste argentine, la référence à l’art conceptuel est fondamentale pour saisir son œuvre.

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24 Ce qui est remarquable, dans les livres les plus importants du Génie du lieu (ceux qui ont été imprimés dans le grand format de Mobile : 18,5 X 23,5), c’est que les dispositifs typographiques, chaque fois renouvelés, entraînent le lecteur à passer d’un univers à l’autre – et ainsi à découvrir d’autres mondes. Des dispositions symétriques induisent des échos entre les différents emplacements sur les pages ou les doubles pages, qui symbolisent différentes régions de la Terre. Tout en poursuivant une lecture ordinaire et linéaire, le lecteur franchit par conséquent des frontières entre des espaces culturels divers où résonnent les voix d’autres poètes, d’autres hommes politiques, d’autres peuples, où sont évoquées d’autres peintures, et où fleurissent d’autres esthétiques, d’autres pratiques culturelles. Dans Boomerang, le lecteur passe de l’Amérique du Nord (en bleu) à l’Australie (en rouge) – et, tout au long du livre, il effectue la navette entre les hémisphères Nord et Sud (symbolisés par les hauteurs diverses des blocs typographiques sur les doubles pages). Or, en s’écartant de la vision d’un monde qui serait organisé entre centres et périphéries, de telles dispositions proposent des relations entre des régions auxquelles est accordée la même dignité – chaque lieu étant reconnu comme ayant son propre génie.

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Michel Butor, Boomerang. Le Génie du lieu, 3, Paris, Gallimard, 1978, p. 48-49.

Michel Butor, Boomerang. Le Génie du lieu, 3, Paris, Gallimard, 1978, p. 240-241.

La lecture franchit les frontières

25 Dans la série initiale du Génie du Lieu en cinq volumes –, le lecteur est d’ailleurs invité à modifier peu à peu ses habitudes et à développer une lecture de plus en plus voyageuse et discontinue, en modifiant du même coup sa propre conception géographique et sa propre géographie culturelle. Alors que le volume inaugural pouvait être lu de façon linéaire, il en va autrement dans les ouvrages ultérieurs. Dans Boomerang, le lecteur peut décider de plusieurs ordres de lecture – en suivant la numérotation des pages, ou les blocs typographiques disposés aux mêmes endroits sur les pages, ou les parties du livre imprimées dans une même couleur (noir, rouge ou bleu). Dans Transit, qui comprend deux parties présentées tête-bêche, introduites par deux pages de première de couverture, le lecteur est invité à sans cesse retourner le livre et à continuellement changer d’hémisphère. Qu’il commence par Transit A ou par Transit B, il tombera sur des titres courants qui l’inviteront à poursuivre sa lecture dans d’autres régions du monde (« vers le Mexique », « vers le Japon ») ou vers l’autre « pôle » du livre (« vers Transit A », « vers Transit B »).

Le même dispositif est repris dans Gyroscope, qui réutilise le format des volumes précédents (18,5 X 23,5), mais en le retournant (23,5 X 18,5) pour lui donner la forme d’un écran de télévision. Or la disposition à l’italienne permet d’inclure deux colonnes dans chaque page, qui symbolisent chacune un programme de télévision, et qui permettent au lecteur de zapper entre quatre univers culturels différents à l’intérieur de chaque double page.

Ainsi, le lecteur qui parcourt l’ensemble des volumes du
Génie du lieu est amené à découvrir toute une bibliothèque qui ne lui était pas exactement interdite, mais que les déterminations de son propre espace culturel ne l’auraient pas incité à découvrir. Dans ce parcours, comme entre les piliers du Parthénon des livres, les œuvres du monde entier entrent en résonance, se répondent en écho – comme des rimes très lointaines entre des lieux soudain rapprochés par les ressources de la typographie.

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Michel Butor, Transit. Le Génie du lieu, 4, Paris, Gallimard, 1992, pages de couverture assemblées.

Michel Butor, Gyroscope, autrement dit Le Génie du lieu, 5 et dernier, Paris, Gallimard, 1996, pages de couverture assemblées.

Michel Butor, Gyroscope, autrement dit Le Génie du lieu, 5 et dernier, Paris, Gallimard, 1996, porte chiffres, p. 166-167.

Voix en retour

26 Mais jusqu’à quel point le lecteur qui, en passant d’une page à l’autre, d’une colonne à l’autre, d’un bloc typographique à l’autre, d’une couleur à l’autre, d’une région du livre à l’autre, et qui voyage ainsi d’un espace à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un imaginaire à l’autre – jusqu’à quel point fera-t-il une expérience radicale d’altérité ? En retournant les ouvrages, comme leur architecture les y invite, sera-t-il lui-même retourné ? En passant d’un espace à l’autre, le lecteur ne pénètre-t-il pas trop vite dans le monde de l’autre, sans faire l’expérience de sa fondamentale opacité, ainsi que le confesse la voix auctoriale dans Transit : « Javais lintention de décrire aussi précisément que possible un certain nombre de classiques de lart japonais, mais, dans la réalisation de ce propos apparemment modeste, jai rencontré des difficultés instructives. Non seulement jignore la plupart des notions esthétiques que les spécialistes de larchipel ont mises au point, mais je connais trop peu de zoologie et de botanique ».

Passant des frontières, le Génie du lieu en découvre ainsi d’autres, moins perméables, et l’on comprend que l’ensemble de l’entreprise revêt un caractère utopique, programmatique et conceptuel, alors qu’une tentative de mise en œuvre de ce programme par les lecteurs serait infiniment plus complexe.

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Michel Butor, Transit. Le Génie du lieu, 4, Paris, Gallimard, 1992, p. 136-137.

27 Ainsi, alors que l’œuvre de Butor incite à l’élargissement des perspectives et à un décentrement, lequel correspond à une conversion, elle ne mène peut-être qu’à un début de retournement. Dans cette perspective, Le Génie du lieu peut être considéré comme l’accomplissement d’une attitude intellectuelle typiquement européenne, avide de découvertes, et il n’est pas étonnant que les deux parties de Transit soient dédiées « aux inventeurs d’Amériques » et « aux découvreurs d’écritures ». Butor était certes parfaitement conscient du fait que l’Amérique n’avait pas été « découverte » par les Européens ; mais sans doute le « retournement » radical dont il était question à l’instant s’effectue-t-il plus précisément lorsque le « découvreur », l’« inventeur », ou le conquérant entendent en retour les voix de ceux qui habitent les lieux découverts, inventés ou conquis – et lorsqu’ils sont amenés à saisir soudain combien les entreprises de découverte et de conquête reposaient sur des rapports à l’autre illusoires. Ainsi, dans Les Indes de Glissant, qui content la Conquête du Nouveau Monde du point de vue des victimes, la « folie » des conquérants est évoquée dès l’entame du poème.

Les nôtres faisaient bouillir des païens adultes dans les marmites

Des voix en retour permettent donc au « découvreur » (ou à l’« inventeur », ou au conquérant) de revenir à lui – en le dessillant – en le dégrisant. Chateaubriand pouvait faire l’éloge des croisades en précisant qu’« il s’agissait, non seulement de la délivrance [du] tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l’emporter sur la terre, ou d’un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage, ou d’un culte qui a fait revivre chez les modernes le génie de la docte antiquité et aboli la servitude.» Mais, en entreprenant d’écrire Les croisades vues par les Arabes, Amin Maalouf vient rappeler combien cette « civilisation » apparaît sous un tout autre jour dans la mémoire collective arabe.

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Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, 1983.

28 Les pièces de théâtre de l’écrivain libano-franco-québécois Wajdi Mouawad conduisent pour leur part à des changements complets de perspective, lorsque tel personnage fait soudain l’épreuve de l’altérité la plus grande, ou lorsqu’il découvre que ceux-là mêmes qui semblaient absolument autres étaient en fait extrêmement proches. Le géographe Claude Raffestin a décrit la frontière comme un « commutateur » qui ouvre ou qui ferme. Or ce sont précisément des commutations soudaines qu’éprouvent les personnages de Mouawad – et, avec eux, les spectateurs, souvent lors de reconnaissances théâtrales. Ce faisant, ils subissent des chocs émotionnels intenses qui laissent place de cas en cas à la colère, à la révolte, au mutisme ou à la plus intense compassion.

« Que personne ne me dise de me calmer !»

Dans Littoral, Wilfrid, qui apparaît au début de la pièce comme un jeune Occidental à l’horizon limité, entend – sans s’y attendre – un récit d’atrocités commises durant la guerre qui a frappé le pays d’origine de son père. Or, ébranlé jusqu’au plus profond de lui-même, il refuse de se calmer, sa vie étant désormais réorientée. Désormais, il intégrera pleinement le groupe des jeunes qui, dans Littoral, réclament l’émergence d’un monde renouvelé, dans lequel la guerre ne serait plus possible.

Dans
Tous des oiseaux, c’est un sioniste israélien éprouvant le plus grand mépris pour les Palestiniens qui est amené à découvrir que… contre toute attente et toute vraisemblance… il est lui-même… palestinien… et qu’il n’est en vie que… parce qu’un soldat israélien… qu’il croyait être son père… l’a sauvé d’un village palestinien qui venait d’être vidé de ses habitants.

Comme dans un labyrinthe, il arrive que les points les plus éloignés se révèlent les plus proches, les relations entre les pôles opposés étant soudain reconfigurées. Alors les ennemis cessent subitement d’être perçus comme tels,– à la faveur de commutations qui révèlent l’humanité de ceux qui appartenaient à une autre espèce. Et, soudain, le bourreau d’Incendies, ou les Palestiniens de Tous des oiseaux, ne peuvent plus ne pas être reconnus comme les membres d’une même famille.

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Quatre pièces de théâtre du Wajdi Mouawad présentant des commutations où le regard sur l’autre est soudain changé.

29 Le théâtre de Wajdi Mouawad met en scène des êtres qui appartiennent à des univers culturels différents, et qui découvrent soudainement, contre toute attente, que le tout autre était l’infiniment proche, l’altérité se résorbant dans un retournement inattendu.

« Il s’agit de ton père, le docteur Joseph Karezeki »

En revanche, c’est l’inverse qui se produit dans Murambi, le livre des ossements, de l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Dio. Dans ce roman, un enseignant rwandais expatrié à Djibouti, du nom de Cornelius, rentre au pays plusieurs années après le génocide de 1994. Cependant, avant de narrer ce retour, le livre fait place à des témoignages de ceux qui ont vécu le génocide – un Tutsi ayant échappé à l’extermination, un milicien engagé dans l’accomplissement du génocide, une militante du Front Patriotique Rwandais. Ce n’est qu’ensuite que, dans la deuxième partie, Cornelius apparaît, le récit étant alors écrit à la troisième personne, comme si ce personnage était maintenu à distance (l’usage de la troisième personne créant, comme une frontière, « de la distance dans la proximité »). Et, de fait, l’écart est plus grand qu’il n’y paraît entre, d’un côté, ceux qui ont réchappé au génocide, et, de l’autre, leur ami qu’ils emmènent visiter les mémoriaux du génocide – même s’il fait preuve de la compassion la plus grande.

Or c’est justement alors qu’il s’apprête à visiter l’un de ces mémoriaux, celui de Murambi, que ses amis font franchir à Cornelius la frontière majeure… en lui révélant… que c’est son père lui-même, Joseph Kareseki – un Hutu pourtant connu pour s’être opposé à la politique raciste du gouvernement – qui a organisé le massacre de Murambi (environ 45'000 personnes systématiquement assassinées). Cornelius apprend alors que ce même père est allé jusqu’à faire mourir sa femme et ses enfants au prétexte qu’ils étaient Tutsi – alors que la transmission de l’identité Hutu ou Tutsi a lieu uniquement du père aux enfants. Et Cornelius entre dans l’intimité du déchirement du peuple rwandais – où les frères ont tué les frères et les sœurs, où les enfants ont tué les parents, où les parents ont tué les enfants, où les maris ont assassiné leur épouse.

Le plus proche apparaît soudain comme le plus lointain, d’autant qu’il est aberrant d’interpréter les Tutsi ou les Hutu comme des termes se rapportant à des ethnies. Et l’on comprend que dans la problématique de l’hétérographie, par-delà des œuvres très différentes – Minujín, Butor, Maalouf, Mouawad, Boubacar Boris Diop –, ce sont les frontières qui jouent le rôle principal, dont les œuvres montrent comment elles peuvent être érigées, renforcées ou dépassées de cas en cas.

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Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, 2014 [2000]

V. Hétérographie et polyphonie

30 Ainsi, là où il n’y a rien, une frontière peut être tracée et entraîner les conséquences les plus graves ; et, à l’inverse, les frontières les plus hermétiques, qui ont légitimé les crimes les plus sombres, peuvent être ouvertes ou même disparaître. L’autre ou le proche sont constamment construits par toutes sortes de limites de natures diverses, qui se combinent les unes les autres. Mais nul d’entre nous n’habite un espace sans frontières, quand bien même il le souhaiterait. Et, pour chacun d’entre nous, il y a derrière tel seuil (spatial ou social), derrière telle interdiction ou telle ignorance, des mondes à découvrir dont il n’avait pas conscience.

Un théâtre qui serait un entrelacement de voix

En ayant souvent habité près de zones frontalières – frontières des langues, frontières nationales –, j’ai appris peu à peu à reconnaître leurs effets, et j’ai formé le projet de les évoquer dans un texte polyphonique qui permettrait de faire apparaître leur diversité, à partir de perspectives différentes. Et c’est ainsi qu’est né Frontières, théâtre-essai (2014). À travers une entreprise littéraire, il s’agissait, fondamentalement, d’interroger un jeu de lettres – si l’on accepte avec Mallarmé que « la Littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exclusion de tout » – ce qui n’est qu’à peine une « exagération », les frontières reposant sur des textes qui ont été fabriqués, et étant donc des fictions.

En écrivant Frontières, qui contient entre autres des parties évoquant l’Australie, la Grèce antique ou le Périphérique parisien, j’ai décidé de placer une section consacrée aux frontières en Afrique. C’est que, chercheur suisse, alors que je participais quelques années plus tôt à un colloque, j’avais ressenti avec humiliation mon ignorance complète des frontières en Afrique. J’avais en effet découvert avec effroi que dans ma « culture », durant mon parcours scolaire et universitaire, durant tant d’heures de cours, à travers tant de lectures, jamais ne m’avait été exposée la question majeure du partage de l’Afrique tel qu’il avait été décidé lors de la conférence de Berlin de 1884-1885. Et, de la même façon, jamais n’avaient été évoquées non plus les frontières ethniques tracées par différentes puissances coloniales (au sein de groupes sociaux dont les individus ne s’étaient jamais pensés comme appartenant à des ethnies différentes) ; pas plus que n’avaient été évoqués les millions de morts entraînés par ces constructions folles, dans une violation des frontières de l’altérité.

Avoir été tenu à l’écart d’un tel savoir – sans nulle interdiction, sans nul autodafé –, c’était faire l’expérience de ce que les constructions culturelles s’établissent par différenciation et ignorance de l’autre – et c’était découvrir à la fois combien de telles ignorances étaient scandaleuses. C’est pourquoi, dans
Frontières, j’ai voulu contrecarrer ce scandale, en donnant à entendre l’écheveau des frontières africaines – en m’appuyant sur des travaux d’historiens, de géographes ou d’anthropologues. C’était ma manière de franchir une frontière, de découvrir un « autre côté » qui ne pouvait pas être ignoré.

Et c’est pourquoi, de façon plus générale, il m’a semblé important de proposer un texte qui permettrait aux lecteurs et aux spectateurs de passer des limites – pour comprendre d’autres côtés, mais aussi pour saisir la logique des frontières : pour mesurer à quel point elles ne consistent parfois qu’en des leurres, alors que, d’autres fois, le fait de les ignorer peut entraîner des basculements dans la terreur.

À partir de voix diverses et de points de vue variés, l’enjeu consistait à saisir l’écriture (ou la construction) de la différenciation ou de la création de l’autre – c’est-à-dire l’« hétérographie ». Car l’hétérographie repose fondamentalement à mes yeux sur les frontières, qui, de façon explicite ou implicite,
« déterminent l’organisation du monde ».

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Patrick Suter, Frontières. Théâtre-essai, 2014.

Notes

31

1 Pour de courtes présentations de Marta Minujín, voir les pages Wikipedia qui lui sont consacrées en anglais, en espagnol, en allemand et en français (accessibles à partir de la page en anglais : https://en.wikipedia.org/wiki/Marta_Minuj%C3%ADn
. Consulté le 21 juin 2023.

2 « L’enfant est élevé dans une culture où il tient simplement la réalité pour acquise », note John R. Searle dans La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998, p. 16.

3 Cf. aussi Documenta 14. Von Athen lernen. Kunstforum, no 248-249, août-sept, 2017, p. 208.

4 «Torre de Babel », https://www.instituteforpublicart.org/case-studies/torre-de-babel/. Consulté le 21 juin 2023.

5 « Marta Minujín – Torre de Babel con Libros de todas partes del mundo », https://www.youtube.com/watch?v=XXa98wz5zbk. Consulté le 21 juin 2023.

6 Sur les « images dialectiques », cf. Walter Benjamin, Das Passagenwerk, in Gesammelte Schriften, V·1, Frankfurt am Main : Suhrkamp, p. 582. Benjamin définit les « images dialectiques » comme des « constellations entre des objets éloignés et de signification pénétrante » (je traduis).

7 À ma connaissance, Le Parthénon des livres de Marta Minujín n’a pas fait l’objet de critiques de ce genre, peut-être du fait de son caractère éphémère.

8 Antoine Compagnon, La Troisième République des Lettres, Paris, Seuil 1983 ; Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2010.

9 Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2013.

10 Antoine Compagnon, op. cit., p. 36.

11 Dans l’index de l’Histoire de la littérature française de Daniel Couty (Bordas, 2004), le nom de Glissant n’apparaît pas, Césaire, Cendrars, Ramuz et Senghor ne bénéficiant chacun que d’une seule mention.

12 Cf. Littérature française (16 vol., Paris, Artaud, 1970-1978). Plus récemment, cf. La Littérature française : dynamique et histoire, dir. par J.-Y. Tadié (Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2 vol., 2013).

13 Du Lagarde & Michard à des manuels contemporains (L’Écume des Lettres. 2nde 1ère, Hachette, 2019), en passant par Chassang & Senninger. Notons une exception importante, mais qui, de façon symptomatique, n’a pas pu s’imposer à long terme : la série Littérature et langages dirigée par Henri Mitterrand (Nathan, 1975-1978).

14 Il est frappant de constater que dans l’Histoire de la littérature française déjà citée de Couty, Dante n’est mentionné que deux fois dans l’index, et Shakespeare que trois fois. Par comparaison, dans le Schülerduden Literatur (Mannheim·Leipzig·Wien·Zürich, Dudenverlag, 2000), ouvrage composé pour les lycéens, Molière ou Rousseau bénéficient de 9 mentions chacun, et Shakespeare de 24.

15 https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo5/MENE2036974N.htm. Consulté le 21 juin 2023.

16 Cf. Jérôme David, Spectres de Goethe. Les Métamorphoses de la littérature mondiale, Paris, « Les prairies ordinaires », 2012.

17 Cf. Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman, French Global. A New Approach to Literary History, New York, Columbia University Press, 2010.

18 Tel est l’enjeu de notre ouvrage : Patrick Suter & Corinne Fournier Kiss (dir.), Poétique des frontières. Un parcours transversal des littératures de langue française (XXe-XXIe siècles), Genève, MétisPresses, « Voltiges ». https://www.metispresses.ch/en/poetique-des-frontieres-numerique.

19 Cf. entre autres ces ouvrages classiques : François Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980 ; Tsvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989 ; Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980.

20 François René de Chateaubriand,
Itinéraire de Paris à Jérusalem, in Œuvres romanesques et voyages, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, t. II, p. 934.

21 Pierre Loti, Madame Chrysantème, suivi de Femmes japonaises, Puiseaux, Pardès, 1988, p. 39. Je souligne.

22 Henri Michaux, Un Barbare en Asie, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998 [1933], t. I, p. 389.

23 Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Allia, 2006.

24 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Montpellier, Fata Morgana, 1978, p. 19-27.

25 Ibid., p. 27.

26 Émile Benveniste, « La nature des pronoms », Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard (« Tel »), 1966, p. 251-257, p. 255.

27 Michel Butor, Le Génie du lieu, in Œuvres complètes, sous la dir. de Mireille Calle Gruber, t. V-VII, Paris, La Différence, 2007-2008.

28 Voir Lucien Giraudo, Michel Butor, le dialogue avec les arts, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006 ; Isabelle Roussel-Gillet, Bibliotheca Butoriana Bodmerianae. Les livres d'artistes de Michel Butor à la Fondation Martin Bodmer, Genève, Notari, 2016.

29 Michel Butor, Transit B, Paris, Gallimard, 1992, p. 136.

30 Édouard Glissant,
Les Indes, in Poèmes complets, Paris, Gallimard, 1994, pp. 107-165, p. 107.

31 François René de Chateaubriand, op. cit., p. 1052.

32 Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, Paris, Jean Claude Lattès, « J’ai lu », 1983, p. 55.

33 Cf. par exemple Claude Raffestin, « Éléments pour une théorie de la frontière », Diogène, vol. 34, 1986, n134, pp.3-21, p. 19.

34 Wajdi Mouawad, Littoral. Le Sang des promesses 1, Montréal-Arles, Leméac-Actes Sud, « Babel », 2009, p. 87.

35 Wajdi Mouawad, Tous des oiseaux, Montréal-Arles, Leméac/Actes Sud-Papiers, 2018, p. 76.

36 Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Zulma, 2014 [2011], p. 84.

37 Selon la définition du « Groupe Frontières ». Cf. « La frontière, un objet spatial en mutation », Espacestemps.net., [2004]. URL: http://www.espacestemps.net/articles/la-frontiere-un-objet-spatial-en-mutation/
. Consulté le 21 juin 2023.

38 Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 66.

39 Patrick Suter, Frontières. Théâtre-essai, Guern, Passage d’encres, 2014, quatrième de couverture.


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https://www.antiatlas-journal.net/pdf/antiatlas-journal-06-patrick-suter-heterographies-et-polyphonies-litteraires.pdf

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