antiAtlas Journal #5 - 2022

Comment stopper une expulsion par voie aérienne

Helen Brewer

Dans la nuit du 28 mars 2017, un vol de Titan Airways affrété en vue de l’expulsion de 57 personnes du Royaume-Uni vers le Nigéria et le Ghana a été empêché de décoller.

 

Dans cet article, je questionne les limites et les possibilités de l'action directe que moi-même et 14 autres personnes avons menée pour empêcher l'avion de décoller, et je m’interroge sur l'avenir de la résistance anti-expulsion au Royaume-Uni.
 

 

Helen Brewer est militante et doctorante au Centre de recherche en architecture du Goldsmiths College, Université de Londres.

Mots-clés : charters, résistance, solidarité, Stansted 15

antiAtlas Journal #5 "Air Deportations"
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antiAtlas Journal
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Video screenshot showing the direct action to stop a charter flight from leaving to Nigeria and Ghana on March 28 2017 at Stansted airport. Author: Caspar Hughes, March 28 2017.

Pour citer cette article: Brewer, Helen, "Comment stopper une expulsion par voie aérienne", publié Le 1er Juin, 2022, antiAtlas #5 | 2022, en ligne, URL: https://www.antiatlas-journal.net/comment-stopper-une-expulsion-par-voie-aerienne/, dernière consultation le Date

I. Une action plurielle

1 Les actions directes peuvent être considérées comme des événements épisodiques. Des incursions temporelles qui contestent, perturbent, bloquent, occupent, ou immobilisent leur cible pendant un certain temps, en vue d'atteindre un objectif spécifique. Par la suite, l’opération contre laquelle l’action intervient se poursuit, la plupart du temps, sans encombre. Toutefois, dans certains cas, comme le nôtre, l’État peut réagir en apportant des changements : des sanctions plus sévères, une législation préventive, des régimes alternatifs ou un renforcement de la sécurité privée et publique.

Les actions directes peuvent également être considérées comme historiquement constituées de nombreuses autres actions. Composées d’un vaste ensemble de compétences, de connaissances, d'expériences et de relations, elle se développent et se renforcent l’une l’autre à travers le temps et l'espace, d’un mouvement à l’autre. Les fondements de nombreuses actions sont interconnectés. Formées en tendant la main et en travaillant en tandem avec diverses communautés aux intérêts apparemment différents 

L'action directe qui s’est déroulée à l'aéroport de Stansted en mars 2017, était l'une de ces actions, mise au point en dialogue étroit avec des militant·es et des travailleur·ses sociaux·ales pour la justice des migrant·es à travers tout le pays. Des mois de recherche, de discussion et d'enquête sur le processus d’expulsion aérienne ont été animés par une histoire de résistance et de construction de mouvements qui se sont mobilisés sans cesse pour mettre fin à la détention et à l’expulsion. Fonder nos actions sur cette ambition politique signifiait que notre compréhension des expulsions par vols charter serait informée et dirigée par des personnes que je n'avais jamais rencontrées, des personnes dont je ne connaîtrai jamais le nom, mais dont les histoires et la lutte pour la survie et la liberté ont radicalement façonné notre approche de la solidarité et de la résistance aujourd'hui et à l'avenir.

La résistance anti-détention et anti-expulsion a pris des formes distinctes afin de résister à tous les points de la frontière - à l'intérieur et à l'extérieur des lieux de détention, contre les raids et les expulsions, dans les terminaux d'aéroport, et même en ligne. Certaines de ces tactiques sont proactives, comme la campagne contre le contrat d'expulsion passé entre une compagnie aérienne et le Home Office. D’autres ont un caractère d'urgence et répondent à des événements en cours, comme des grèves de la faim de masse, des raids ou des vols programmés de reconduction aux frontières.

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2 Ces tactiques sont par nature adaptatives, ponctuelles, et supposent de profiter d’une opportunité, mais elles ont mené, quand elles ont duré, à d’importantes victoires. Par exemple, l'annulation des vols charter à destination de l'Irak et de l'Afghanistan a eu lieu suite aux efforts concertés de la Féderation internationale des Réfugié•es Irakien•nes et de groupes No Border. En juin 2011, un blocage par les groupes No Border et Stop Deportation devant l'entrée commune des centres de rétention (Immigration Removal Centres, IRC) de Harmondsworth et de Colnbrook a empêché des autocars transportant 30 personnes de partir pour un vol charter à destination de l'Irak. De même, en 2009, cette entrée a été bloquée deux fois, pour dénoncer et empêcher l'expulsion de personnes vers le Kurdistan d'Irak.

Une autre action mémorable, en 2015, a vu un autocar transportant des personnes du centre de rétention (IRC) de Brook House pour un vol charter à destination de l'Afghanistan arrêté dans son trajet pendant plus de deux heures par un barrage routier. La bannière brandie en signe de protestation titrait « Cette expulsion est illégale » (This Deportation is Illegal), tandis qu'une femme avait collé ses mains aux essuie-glaces du pare-brise.

Les bases logistiques pour arrêter l'avion à l'aéroport de Stansted n'étaient pas inédites. Les tactiques que nous avons employées avaient été élaborées à partir des luttes menées lors d'occupations d'aéroports antérieures, comme à Heathrow en 2015 et à London City en 2016. Bien que ces occupations aient été clairement liées à la protestation contre le changement climatique et l'expansion des aéroports, le site de résistance est resté le même. En fait, deux jours seulement après l'action de l'aéroport de London City en septembre 2016 un vol charter d'expulsion vers la Jamaïque a décollé, suscitant des critiques envers les organisateur·rices, qui ont indiqué dans une interview que, « ... les gens demandaient ''pourquoi faites-vous cette chose insignifiante alors que vous auriez pu empêcher une expulsion’’- ne réalisant évidemment pas la complexité de la logistique de ces types d'action et le temps nécessaire afin de les planifier et de savoir d'où partent des vols spécifiques. » (Ghadiali et Grayson, 2021:178).

Il nous est alors apparu que si un aéroport peut être fermé, alors un vol d’expulsion peut être stoppé.

C’est ainsi que des membres des groupes Plane Stupid et Lesbians and Gays Support the Migrants (LGSM) se sont coalisé·es avec des personnes convaincues du potentiel de la convergence de ces mouvements. Parce qu’aucun mouvement ne répond à un enjeu unique. La coordination de tous ces groupes était cruciale pour le succès de l’action, et dépendait d'un échange collectif de connaissances et d'expériences.

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Fig 2: Screenshot of BLM UK’s Twitter feed shutting down London City airport in 2016. Author: Unknown, September 6 2016.

Fig 3: Capture d'écran de "Plane Stupid" sur Twitter du ‘Heathrow 13’ direct action en 2015. Author: Unknown, July 13 2015.

II. Quand résister, c’est survivre

3 Pour comprendre comment s’est développée la résistance aux expulsions par vols charter, il est essentiel de comprendre pourquoi ces derniers existent. En 2009, David Wood, ancien directeur stratégique de l’agence britannique des frontières (UK Border Agency, UKBA), a expliqué pourquoi le Home Office a commencé à utiliser des vols charter en 2001 : « C’était une réponse au fait que certaines personnes expulsées se sont rendu compte que si elles faisaient suffisamment de tapage à l'aéroport - si elles enlevaient leurs vêtements, par exemple, ou si elles commençaient à mordre et à cracher - elles pouvaient retarder le processus. Nous avons constaté que les pilotes refusaient alors d’embarquer la personne, au motif que d'autres passagers s'y opposaient... » (Corporate Watch, 2018).

Pour faciliter l'opération, le Home Office passe des contrats avec des compagnies aériennes privées et loue des avions entiers, normalement réservés et abordables pour les super-riches. Comme les vols sont réservés à l'avance, le Home Office doit impérativement remplir les sièges de l'avion, et se fixe donc des objectifs chiffrés sans se soucier de la sécurité individuelle ou de l'humanité de la personne. Cela implique de cibler certaines communautés par des descentes des agents d’immigration et de rassembler des personnes dans des centres de rétention et des centres de pointage (reporting centres). Comme ces vols ne desservent que certains pays avec lesquels le Royaume-Uni a conclu des « accords », il arrive régulièrement que des personnes soient profilées pour être expulsées vers des pays dont elles ne sont pas originaires et qu'on leur enjoigne de se débrouiller pour rentrer chez elles.

Le nombre de personnes expulsées en un seul jour implique que les avocat·es des quelques cabinet qui prennent en charge les dossiers d’assistance juridique de dernière minute, ainsi que les juges, sont débordé·es. Le Home Office a ainsi créé un système dans lequel des conseils et des décisions avisés ne peuvent être pris en temps voulu, et, juste au cas où une personne réussirait à échapper à l'expulsion, une liste de réserve est dressée pour les personnes qui parviennent à ne pas embarquer.

Les vols charter sont donc un moyen d'expulser de force un grand nombre de personnes, rapidement et à l'abri du regard du public, en utilisant des mesures de sécurité musclées et clandestines. Sans savoir qui se trouve à bord, d'où part l'avion ou quand il va décoller, les personnes qui auraient, autrement, pris des mesures en réponse immédiate à l'expulsion, sont incapables de le faire. Avec un ratio standard entre les gardes et les passager·es de 2:1 à bord des vols charter, la résistance est promptement écrasée. Le recours excessif à la force et l’usage extrême de moyens de contention pendant le processus d'expulsion sont bien documentés.

Les cas réitérés de violence, d'agression et d'abus à l'encontre de personnes avant et pendant une expulsion appellent à la résistance au titre de l’autodéfense, en tant qu'actions qui sauvent des vies contre des processus qui les mettent en danger.

Un rapport effectué sur un vol au Nigeria et au Ghana par le Bureau d’inspection des prisons du Royaume-Uni en 2015 signale : « Il y avait un risque que les ceintures de retenue à la taille, désormais intégrées dans la pratique, soient utilisées de manière excessive et appliquées chaque fois qu'il y avait une raison de supposer que la personne pourrait ne pas coopérer pendant l'embarquement dans l’autocar ou l'avion. Au cours de cette opération, elles ont été utilisées sur huit détenu·es. Lorsque les poignets sont en position rapprochée (c'est-à-dire serrés contre les hanches), elles équivalent presque aux ceintures de force, aux moyens de contention mécaniques les plus extrêmes et très rarement utilisées dans les prisons. » (HMIP, 2015). Les cas réitérés de violence, d'agression et d'abus à l'encontre de personnes avant et pendant une expulsion appellent à la résistance au titre de l’autodéfense, en tant qu'actions qui sauvent des vies contre des processus qui les mettent en danger. 

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4En 2010, Jimmy Mubenga a été tué en toute impunité à bord d'un vol commercial de British Airways par trois gardes de la compagnie G4S. Il avait été contraint de laisser ses cinq enfants au Royaume-Uni. Des témoins attestent avoir entendu que ses derniers mots furent : « Ils sont en train de me tuer. Ils sont en train de me tuer » (Taylor et Booth, 2014). Après un procès de six semaines, les assassins de Jimmy Mubenga ont été déclarés non coupables malgré les preuves accablantes de brutalité. Plus de dix ans après, cette injustice flagrante rappelle que toutes les expulsions constituent une menace pour la vie. Depuis 1989, 29 personnes sont mortes dans des centres de rétention, et de nombreuses personnes sont placées sous surveillance anti-suicide quelques jours avant leur vol prévu. Depuis janvier 2007, plus de 19 368 personnes ont été placées sous surveillance anti-suicide dans l'ensemble des structures de rétention du Royaume-Uni. L'un de ces cas est celui de Darren C., qui a été détenu à Brook House et brutalement agressé lorsqu'il a refusé de quitter sa chambre avant une expulsion. Son bras a été cassé et sa bouche bourrée de papier.

Sans aucun doute, l'incident le plus bouleversant associé à l'opération ‘’Majestic" – du nom de la route aérienne vers le Nigéria et le Ghana - est l'histoire de Mme D., une femme reconnue comme souffrant d'une maladie mentale, qui a été décrite comme étant « à un stade extrême de rébellion, résistant à tout moment et crachant sur quiconque lui parlait ». Pour faciliter l'expulsion de Mme D., elle a été placée dans « des entraves aux jambes pendant 10 heures et 5 minutes et dans des menottes pendant 14 heures et demie, sans interruption dans chaque cas ». Une fois l'avion atterri à l'aéroport de Lagos, Mme D. a continué à résister, et a dû être portée hors de l'avion. 

Pour les personnes qui sont forcées de prendre ces vols, la résistance n'est pas une option. C'est une question de survie.

Selon Phil Miller (2014), les rapports signalent que « une demi-heure plus tard, elle était assise sur le tarmac devant l'avion, sans que personne ne communique avec elle. Elle a pris tous les médicaments, y compris les antipsychotiques que les ambulanciers [du Home Office] avaient remis aux responsables locaux qui les avaient ensuite donnés à Mme D. ». Ce qui a suivi est choquant. Malgré les signes évidents d'une femme vulnérable en état d’extrême détresse, Mme D. a été abandonnée au Nigeria. Pour les personnes qui sont forcées de prendre ces vols, la résistance n'est pas une option. C'est une question de survie.

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Fig 4: Photocopie de la Une du rapport Corporate Watch ‘Collective Expulsions’. Auteur: Phil Miller, Stop Deportation Shiar Youssef, Corporate Watch, September 2013.

III. Ce que nous savions

5Nous savions que nous voulions arrêter le vol d'expulsion, mais la logistique effective de l’organisation de d'action n’allait venir que bien plus tard. La première étape a été d'obtenir le plus d'informations possible. Nous avons mené nos recherches pendant plusieurs mois – la lecture du rapport de Corporate Watch, Collective Expulsion (Miller et al. 2013), a été déterminante pour la compréhension du processus d'expulsion, de son histoire et des parties prenantes impliquées. Des copies du rapport ont été imprimées et emportées avec nous à l'aéroport quand nous nous sommes cadenassé·es, et utilisées comme preuves dans notre procès.

Nous avons examiné ce qui différencie les vols charter des expulsions sur des vols commerciaux. Les vols ont lieu au milieu de la nuit ou aux premières heures du matin, sont réservés à l'avance, et il existe une liste de réserve. Souvent surnommés « vols fantômes », ils ne font l'objet d'aucune surveillance indépendante à bord, car ils sont soumis à une confidentialité et à une sécurité extrêmes.

En cherchant des références visuelles sur les vols charter d'expulsion, je suis tombée sur une interview télévisée datant de juillet 2015 avec un travailleur social du Unity Centre basé à Glasgow. Aux images de l’entretien étaient juxtaposée une série de photographies haute résolution d'un vol charter de Titan Airways réalisées par l'artiste James Bridle. Ce dernier m'a par la suite envoyé des images d'une expulsion à l'aéroport de Stansted qu'il a filmées le 29 juillet 2015, impliquant un avion charter de Titan Airways.

La séquence montre des personnes escortées une par une par la sécurité depuis un autocar garé à quelques mètres de l'avion jusqu'à son escalier. Plus que probablement menottées, elles sont menées au pas, deux gardes pour chacune.

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Fig. 5, 6 et 7 : Instantanés d’une vidéo réalisée par James Bridle d’un vol charter de Titan Airways vers le Nigéria et le Ghana le 29 juillet 2015. Auteur : James Bridle Date : 29 juillet 2015

6 À l'aide de captures d'écran de la séquence, nous sommes parvenu·es à identifier le même avion au poste de stationnement 505, en localisant et en croisant l'emplacement des prises de vue entre Google maps et ce que nous avons vu lors de nos « recos » ou études de « reconnaissance » du processus d’expulsion.

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Fig. 8 : Plan du site de l'aéroport de Stansted et de l'emplacement du charter de Titan Airways. Auteure : Helen Brewer Date : Mars 2017

7 Deux mois avant l'action, une série de manifestations continues ont été organisées par les communautés touchées et les militant·es à travers le Royaume-Uni, ainsi qu'en Jamaïque et au Nigéria, afin de créer un élan contre le recours du gouvernement aux expulsions par vols charter et la violence notoirement perpétrée par les compagnies de sécurité privées au cours du processus (Hall, 2017). Les protestations eurent lieu en prévision d'un vol charter prévu le 31 janvier à destination du Nigéria et du Ghana. Dans un enregistrement téléphonique fait par Detained Voices, une plateforme en ligne qui publie les déclarations, les expériences et les demandes des personnes privées de liberté dans les centres de rétention, une femme devant être expulsée par le vol parle dans la peur de ce qui va se passer. Elle raconte avoir reçu un billet, ne pas avoir de famille au Nigéria et trouver la détention difficile. Elle mentionne que les vols vers le Nigéria et le Ghana ont lieu tous les deux mois. Et nous apprendrons plus tard, grâce aux personnes qui ont des billets, qu'ils partent toujours le mardi.

Le même vol expédiera Tunde au Nigéria. Il vivait au Royaume-Uni depuis 10 ans, dans l'attente de l’examen de sa demande d'asile. Lors d'une conversation avec un membre de Detained Voices, il a raconté que sa famille avait été tuée lors d'une insurrection de Boko Haram, qui avait brûlé son église et sa congrégation. Sans famille et sans foyer, lorsque Tunde est arrivé au Nigéria après avoir été expulsé, il a été contraint de vivre dans la misère. Il décrit avoir été « traité comme un animal » pendant le vol, attaché avec une ceinture de retenue à la taille et souffrant pendant les trois heures où elle était attachée à son estomac. En outre, le Home Office lui a remis son billet en toute connaissance de cause un dimanche, alors que son avocat ne travaillait pas. Il estime qu'ils essayaient de remplir les sièges sur le vol charter.

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Fig. 9 et 10 : Balayage de deux pages sur six d'une conversation What's App entre Tunde et Detained Voices détaillant son expérience d'un vol charter vers le Nigéria le 31 janvier 2017. Auteur : Detained Voices Date : inconnue

8 Par l’entremise de Detained Voices nous avons eu connaissance de vols charter via des canaux de communication avec des personnes se trouvant dans des centres de rétention, qui nous ont aidés à faire la lumière sur le processus d'expulsion et sur leur expérience de la sortie de rétention. Il n'y a pas d'information publiquement disponible sur les personnes qui seront à bord du vol charter, ni sur la date et l'endroit d'où il partira. Les témoignages recueillis par Detained Voices ont été des preuves et des connaissances cruciales des conditions et des traumatismes que les personnes détenues affrontent et ressentent. Les témoignages que nous avons lus de personnes qui devaient prendre le vol du 28 mars étaient les histoires de personnes dont nous avions appris qu'elles étaient en danger - nous les avons emportés avec nous et lus à haute voix aux officiers de police en face de nous sur le tarmac de l'avion en stationnement, puis ils ont été utilisés comme preuves lors de notre procès.

Les témoignages de Detained Voices que nous avons mis en avant ont été utilisés comme des exemples stratégiques de l'impact extrême des vols charter d'expulsion sur les personnes les plus vulnérables. Toutes les personnes ne sont toutefois pas des demandeur·ses d'asile ou des victimes de la traite d’êtres humains, certaines vivent au Royaume-Uni depuis des années et ont des familles, d'autres ont été condamnées pour des crimes, d'autres ont purgé des peines de prison, d'autres ont dépassé la durée de leur visa, d'autres encore n'ont pas les bons documents. Cependant, aucune d'entre elles ne méritait d'être expulsée. Et il est important que nous le soulignions. Le besoin de nous accrocher aux histoires les plus traumatisantes afin de persuader le public a été le plus grand tort et le plus grand échec de nos actions.

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Fig 11. et 12 : Déclaration de Detained Voices apportée avec nous pendant l’action, récupérée comme preuve par la police. C'était l'une des six déclarations. Auteur : Detained Voices Date : 17 mars 2017

9 Cette action n'a été possible que parce qu'elle a été élaborée en coopération avec des travailleur·ses sociaux qui, nous le savions, soutenaient des personnes en rétention et avaient des billets pour le vol. Une fois informé·es que nous avions réussi à bloquer l'avion, les assistant·es sociaux ont pu trouver un soutien juridique pour tous ceux et toutes celles qui se trouvaient sur le vol que nous avions arrêté dans le temps imparti par notre action.  

Nous avons décidé de bloquer l'avion pour deux raisons. Premièrement, nous étions certain·es que si nous encerclions l'avion, il ne partirait pas. Nous craignions que si nous bloquions une route, les autocars seraient capables d'en trouver une autre pour accéder à l'aérodrome. Il en aurait été de même si nous avions bloqué les portes d'un centre de rétention. De plus, nous n'aurions pu bloquer qu'un seul centre, ce qui aurait permis au vol d’avoit tout de même lieu avec sa liste de réserve. La deuxième raison est que nous voulions créer un impact suffisamment important pour que les vols charter d'expulsion soient rendus visibles et inscrits dans la conscience publique. L'utilisation d'actions perturbatrices pour attirer l'attention du public et des médias est une tactique ancienne, rendue d'autant plus nécessaire par la nature même du fonctionnement clandestin des vols charter d'expulsion.

Ces connaissances ont servi de base à notre stratégie. Par exemple, les aéroports sont des points névralgiques pour les vols charter. Pour chaque expulsion, il peut y avoir plusieurs descentes dans les communautés, les domiciles et les lieux de travail, et plusieurs autocars transportant les personnes des centres de rétention aux aéroports. Mais il n'y a qu'un seul avion.

Sur les vols commerciaux, une personne en cours d'expulsion a la possibilité de résister et de sensibiliser les passager·es. Le public devient par inadvertance le témoin de la résistance, et il y a une chance qu’il contribue à empêcher l'expulsion. Des résistances réussies contre des expulsions commerciales auraient sans aucun doute contribué à l'escalade des vols charter et à la sécurisation accrue du régime d'expulsion. Le fait de cibler les vols charter est d’abord et avant tout une stratégie de lutte contre l’entreprise étatique de dissuasion de toute résistance. 

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IV. Les « recos » 

10 La première « reco » a visé le centre de rétention (IRC) de Harmondsworth et Colnbrook, près de l'aéroport d'Heathrow. Nous voulions savoir à quelle heure les autocars quittaient le complexe et les suivre jusqu'à l'aéroport. Nous avons appris que le vol partait pour la Jamaïque le soir même depuis Heathrow. Nous avons attendu dans le parking à partir de 19 heures, avec un thermos rempli de café et des en-cas pour tenir le coup pendant que nous regardions et qu'il pleuvait. Nous avons vu un autocar arriver et se garer juste devant nous. À travers la vitre floue de la fenêtre avant du véhicule, on aurait dit que le personnel de sécurité déchargeait de gros sacs de matériel. Le véhicule a ensuite franchi les portes métalliques de Harmondsworth et Colnbrook pendant que nous attendions des heures jusqu'au petit matin. Nous endormant brièvement, mais ne voyant jamais le car repartir. Nous avons conclu que soit nous avions dormi à ce moment-là, soit il y avait une autre sortie du centre que nous ne connaissions pas.

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Fig. 13 : Reco à l’extérieur du centre de Harmondsworth et Colnbrook en observant le déchargement de l’autocar. Auteure : Helen Brewer Date : 2017

11 La semaine précédente, quelques autres personnes s'étaient rendues à Stansted à vélo pendant la journée pour « explorer » la zone à pied. En marchant derrière les zones boisées qui bordent les routes parallèles au périmètre de l'aéroport, le but de la reco était d'explorer les différentes voies permettant de s’y infiltrer. Finalement, toutes les options ont été abandonnées car elles impliquaient de marcher sur de plus longues distances jusqu'à l'endroit où l'avion était stationné.

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Fig. 14, 15 et 16 : Exploration du périmètre de l'aéroport de Stansted. Auteure : Helen Brewer Date : 21 mars 2017

12 La reco suivante a eu lieu une semaine avant l'action. Nous devions déterminer à quelle heure l'avion quittait Stansted, où il était stationné, et quand les autocars arriveraient. L'avion se dirigeait cette fois-ci vers le Pakistan, mais nous savions, grâce à nos recherches, que ce serait la même marque et le même modèle qui partirait pour le Nigéria et le Ghana.

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Fig. 17 : Recherche de l’avion le 21 mars 2017. Auteure : Helen Brewer Date : 21 mars 2017

13Il était 21 heures lorsque nous avons repéré l'avion. Nous étions là depuis plus de trois heures, tournant en rond à la recherche d'un signe de l'arrivée de l'autocar et essayant de nous rapprocher le plus possible de la clôture d'enceinte. La zone où nous nous trouvions était située à la périphérie des principaux terminaux de l'aéroport. Elle ressemblait à une gigantesque zone industrielle, abritant des immeubles de bureaux, des hangars d'aéroport, des entrepôts et des salles d'embarquement pour avions privés, dont une était possédée et gérée par Harrod's. Nous nous sommes finalement garé·es dans un parking entouré de voitures vides, probablement laissées par le personnel de bord ou d'autres employé·es de l'aéroport en service.

Affalée sur le siège avant de la voiture d’exploration, j'ai gardé mon appareil photo reflex numérique collé contre moi, l’objectif instable pointé vers la fenêtre avant qui donnait sur l'Inflite Jet Centre – que nous savions être le « salon » de départ utilisé pour les expulsions par charter. Faisant de mon mieux pour passer inaperçue afin de prendre la photo. J'ai d'abord filmé un convoi continu de grands autocars blancs arrivant pendant la nuit au centre Inflite. Je me souviens avoir pensé à quel point il semblait irréel de voir ces véhicules non pas comme de tranquilles véhicules de vacances, mais comme d’autres sinistres instruments d’expulsion. Chacun d'entre eux était suivi et surveillé par une camionnette de sécurité privée portant l'insigne de la société de sécurité Tascor, appartenant à Capita. Les autocars sont affrétés depuis les centres de rétention de tout le pays, transportant les personnes contre leur gré jusqu'au centre Inflite, où la procédure de départ peut commencer. D'après ce que nous savons maintenant, les personnes qui sont extrêmement perturbatrices avant un vol sont souvent emmenées dans des fourgons d'escorte individuels de Tascor.

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14 À partir des images prises cette nuit-là, j'ai réalisé une courte vidéo du processus d'expulsion pour le reste du groupe. Cette reco a été un tournant dans la planification de l'action. Nous savions maintenant où l'avion allait être garé, à quelle heure il allait partir et à quelle heure les personnes allaient arriver à l'aéroport. A partir de là, nous pouvions déterminer le moment d’intervenir qui serait pour nous le plus propice et le moins dangereux. 

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Fig. 18 : Vidéo du processus d’expulsion par charter à destination du Pakistan. Auteure : Helen Brewer Date : 21 mars 2017

15

0:00 - Le charter de Titan Airways est aperçu au poste 505

0:21 - Le premier autocar arrive à minuit vingt, suivi par une fourgonnette de sécurité Tascor, et entre dans le parking du Inflite Jet Centre.

1:14 - L'équipage arrive (en marchant du hangar de Titan Airways jusqu'au Inflite Jet Centre).

1:33 Le camion de restauration "Royal Blue" arrive (il entre par la porte côté piste).

2:00 - Le deuxième autocar arrive (0h40)

2:30 - Environ cinq à six fourgonnettes de sécurité Tascor sont déjà arrivées sur le parking de l'Inflite Jet Centre à ce moment-là.
 
2:42 - Arrivée du troisième autocar

2:49 - Environ cinq à six fourgonnettes de sécurité Tascor sont déjà arrivées sur le parking de l'Inflite Jet Centre à ce moment-là.

2:59 - Arrivée de l'ambulance et de la sécurité 

3:18 - Arrivée du quatrième autocar

3:34 -
À 2 heures, les autocars quittent le parking du Inflite Jet Centre et entrent par la porte menant au côté piste.

4:40 - Activité à la porte côté piste

5:10 - Les autocars se dirigent vers le tarmac.

5:29 - Embarquement

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Fig. 19 : Autocars stationnés près de l'escalier pendant que des personnes sont embarquées de force dans l'avion, le 21 mars 2017. Auteure : Helen Brewer Date : 21 mars 2017

16Une ambulance est arrivée sur les lieux en dernier et sa présence a rappelé de manière brutale à quel point cette opération est dangereuse.

En février 2018, dix personnes se trouvaient à bord d'un autocar quittant le centre de rétention de Harmondsworth pour un vol d'expulsion vers le Pakistan lorsqu'il a pris feu. Au lieu d'évacuer les personnes immédiatement après avoir constaté le problème, le personnel d'escorte géré par Tascor a décidé de menotter et de retenir les personnes à l'intérieur du véhicule en feu. Tout le monde a été finalement évacué, mais seulement quelques minutes avant que le véhicule n'explose en flammes. Faizal, qui faisait partie des personnes retenues dans le car, a déclaré au Guardian : « Nous ne pouvions pas respirer à cause des fumées. Les gens criaient : 'Ouvrez la porte, ouvrez la porte'. Mais ils ne voulaient pas » (Allison et Hattenstone, 2018). Le traitement choquant et bouleversant des personnes dans cet événement traumatique est encore aggravé par l’acharnement à les expulser de force.

Notre dernière reco a eu lieu la nuit de l'action. Quelques-un·es d'entre nous étaient parti·es avant les autres qui devaient attendre dans une aire de service à proximité. Le but de cette reco était non seulement de s'assurer que l'avion que nous allions cibler était le bon, mais aussi que l'action serait efficace et sans danger. Nous avons chronométré l'opération, en attendant que le dernier autocar arrive sur le parking du centre Inflite Jet avant d'appeler les autres et de leur dire que nous étions en route pour venir les chercher. Nous avons profité des dernières minutes sur l'aire de service pour utiliser les toilettes (que nous avons partagées avec le personnel de sécurité de G4S pendant leur pause avant le quart de nuit) et rassembler notre courage.

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V. Du premier arrêt à 22 h 07 au dernier à 7 h 58.

Fig. 20 : Vidéo de l'action directe visant à arrêter un vol charter d’expulsion vers le Nigeria et le Ghana, 28 mars 2017. Auteur : Caspar Hughes Date : 28 mars 2017

(March 2017)

17 Depuis l'endroit où l'avion était garé, le paysage du réseau de pistes et de voies de circulation de l'aéroport de Stansted, chargé d’odeur de kérosène, s'étendait au loin. La nuit était froide, claire, et lourde du grondement incessant des avions au-dessus de nos têtes. Les avions atterrissaient et décollaient de la piste dans une file continue de Ryanair et d'EasyJets. Les passager·es pouvaient avoir pour destination la côte ensoleillée de Biarritz, la ville cosmopolite de Dubaï ou le lac de Genève, point de destination de diplomates, mais aucun·e d'entre elles et eux n'aurait pu prévoir qu'à quelques centaines de mètres de là, quinze individus portant des bonnets de laine rose vif auraient empêché un avion chargé de personnes expulsées vers le Nigéria et le Ghana de décoller.

Nous portions deux trépieds constitués de six poteaux d'échafaudage récupérés, et nous poussions des chariots chargés de matériel de verrouillage vers la roue et le côté de l'avion, situé à quelques pas de la clôture d'enceinte que nous avions découpée pour entrer. En nous approchant, nous pouvions voir un énorme soleil doré ornant son côté, le logo iconique d'un charter de Titan Airways. Un autre moyen de savoir qu'il s'agissait du bon avion était le code d'enregistrement imprimé sous l'aile et sur le côté - en majuscules, on peut lire : G-POWD.

En marchant vers l'avion, certain·es d'entre nous ont remarqué un membre du personnel avec un talkie-walkie en haut du premier escalier menant à la cabine avant; nous avons appris plus tard qu'ils appelaient la sécurité de l'aéroport et la police. À ce moment-là, le groupe s’est divisé et quatre personnes se sont dirigées vers la roue avant de l'avion où elles ont fait usage des tubes pour les bras afin de s’attacher en cercle à sa base.

Il a fallu environ sept minutes pour que la police arrive.

Le reste du groupe s’est dirigé vers l'escalier des passagers derrière l'aile, où chacun avait une tâche à accomplir - installer les tubes pour les bras, ériger les trépieds et positionner les lumières qui éclaireraient la bannière rose néon attachée au trépied et portant l’inscription : "No One Is Illegal" (Personne n'est illégal). Avec l'aide des autres, j’ai pu grimper au sommet de l'un des trépieds et avertir les personnes en bas qu'un véhicule de police approchait au loin.

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Fig. 21, 22, 23 et 24 : Balayages des preuves photographiques de la police concernant l'action directe, 28 mars 2017. Auteur : inconnu Date: 28 mars 2017

18 Cependant, certain·es membres du groupe ont eu des problèmes avec le deuxième trépied qui devait supporter notre deuxième banderole "Stop Charter Flights - Mass Deportations Kill" (Stop aux vols charters - Les expulsions massives tuent). Le temps perdu les a obligés à abandonner le trépied et à s’installer avec le reste du groupe avant que la police n'arrive sur les lieux.

La plupart des personnes avaient réussi à trouver un tube libre et à attacher leur mousqueton à la tige métallique située à l'intérieur, mais il s'est avéré que certain·es n'ont même pas réussi à le faire et ont simplement enfoncé leurs bras à l'intérieur, donnant l'impression qu'ils et elles étaient attaché·es. Lorsque les deux officiers de police sont arrivés, nous avions tou·tes, sauf un, réussi à nous mettre au sol et à nous « accrocher », pendant qu'il attendait de remplir chaque tube de mousse expansive. Lorsque les agents l'ont repéré, il s'est mis à courir autour de l'avion et derrière l'escalier pour tenter de gagner du temps. En entendant nos cris, il a plongé vers nous pour mettre son bras dans un tube libre, mais il n'a pas pu s'accrocher avant que la police ne lui saute dessus et ne le traîne à l’écart. Nous avons tou·tes crié aux policier·es de le laisser partir, craignant qu'ils et elles ne lui fassent du mal. Les personnes les plus proches de lui, qui étaient attachées, ont essayé de s'accrocher à lui, mais il a été poussé au sol et menotté.

Au même moment, le journaliste qui nous filmait a été arrêté, ainsi qu'un autre qui était posté près de la clôture d'enceinte. 

J'ai finalement commencé à diffuser en direct sur Facebook à 22 heures, donnant le feu vert à notre équipe de médias et au reste du groupe soutenant l'action pour dire que nous avions réussi : nous avions bloqué l'avion.

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VI. Deux heures du matin au sol pendant que les étincelles volent

19 À 2 heures du matin, l'oreiller sur lequel j'étais assise, au sommet du trépied, s'était écrasé sur lui-même. J'avais des crampes aux cuisses et une de mes chaussures était tombée. En m'entraînant à grimper ce matin-là, je me suis rendu compte que la seule façon de pouvoir me hisser sur le trépied était d'y aller pieds nus. Par anticipation, j'avais enlevé mes chaussures dans la camionnette et les avais placées dans mon sac à dos avant que nous ne sautions sur la bordure pour couper la clôture. Courir pieds nus sur l'herbe mouillée fut une sensation inoubliable, tout comme la sensation du métal nu entre mes plantes de pied en m’agrippant désespérément à la surface du poteau d'échafaudage. Une fois hissée au sommet, je n'avais plus la force d'attacher mes lacets après avoir remis mes chaussures.

Pendant le blocage, les policiers nous ont demandé à plusieurs reprises : « Que faites-vous ici ? » et nous leur avons répondu : « Nous sommes ici pour stopper l'expulsion, il y a des gens qui doivent être embarqués et qui craignent pour leur vie » Nous leur avons parlé à plusieurs reprises pendant toute la durée de l'action en insistant sur la raison de notre présence.

Ils nous ont demandé à plusieurs reprises de partir, mais nous ne l'avons pas fait. Nous portions tous des couches.

Depuis le trépied, j'avais une vue dégagée sur le parking du centre Inflite où les autocars étaient toujours garés. Craignant que le processus ne reprenne dès que nous aurions été traînés hors de la piste, j'ai continué ma surveillance. Les autocars sont finalement partis à 3 heures du matin. Lorsque le personnel de bord a quitté les lieux à minuit, nous avons acclamé leur départ en les regardant s'éloigner en tirant leurs valises à roulettes. Lorsque les escaliers mobiles ont commencés à être retirés, nous nous sommes mis·es à entonner 'No Borders, No Nations, Stop Deportations' (Pas de frontières, pas de nations, stop aux expulsions).

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Fig. 25 et 26 : Scans des preuves photographiques produites par la police montrant les activistes attachés à l’avion, March 28 2017. Auteur : inconnu Date: 28 mars 2017

Fig. 27 : Vidéo des chants de protestation diffusés en direct pendant l’action, 28 mars 2017. Auteure : Helen Brewer Date : 28 mars 2017

20 Il a fallu beaucoup de temps à la police pour nous détacher et nous extraire des tubes d'acier. Un signe de la diligence avec laquelle nous avions recouvert les tubes de goudron et enveloppés de caoutchouc, de grillage à poules et d'éclats de verre et de plastique. Les tubes étaient si lourds que nous devions les transporter avec des chariots. Les couches de déchets étaient une tactique pour abîmer les lames d'un dispositif de coupe spécialisé utilisé par les services d'urgence. L’astuce est qu’à chaque fois que la lame (en forme de scie circulaire à main) rencontre un nouveau matériau, elle s'arrête automatiquement pour éviter de trancher accidentellement la chair. Il y a donc eu beaucoup d'attente et beaucoup de chants. Tout ce qui nous permettait de garder le moral et de détourner notre esprit de l'inconfort du corps. Comme je l'ai découvert plus tard, il faut beaucoup d'endurance pour rester allongé sur le dos ou sur le ventre sur le béton froid pendant des heures.

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Fig. 28, 29, 30 et 31 : Scans des preuves photographiques produites par la police montrant le verrou sur les tubes utilisés. Auteur : inconnu Date : 29 mars 2017

21 J'ai été arrêtée en dernier. En attendant que la police trouve un moyen approprié de me faire descendre, j'ai regardé les nettoyeur·ses de l'aéroport balayer en dessous de moi. Dans une heure, il ne resterait plus que l'avion, toujours garé à l’emplacement 505. Finalement, ils ont utilisé un escalier mobile plus petit pour s'approcher suffisamment du trépied et me faire descendre. Cela faisait 24 heures que je n’avais pas dormi, et j'étais gelée et engourdie

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Fig. 32 : Scan des preuves photographiques produites par la police montrant le trépied vide après que chacun·e eut été dégagé·e et arrêté·e. Auteur : inconnu Date : 29 mars 2017

VII. Le juge a soupçonné un acte criminel

22 Des accusations forgées de toutes pièces à l'accusation de complot, la série d'événements qui a caractérisé les premières étapes de notre affaire aurait fait la fierté de Franz Kafka. 

Lorsque nous avons été arrêté·es, nous avons d'abord été accusé·es d'intrusion aggravée et de dommages criminels. La sentence est normalement assortie d'une amende, de travaux d'intérêt général ou d'une peine de prison pouvant aller jusqu'à trois mois. Quelques mois plus tard, l'accusation a été modifiée pour devenir une infraction liée au terrorisme, qui relève de la loi de 1999 sur la sécurité maritime et aérienne. La loi avait été adoptée à la suite de l'attentat de Lockerbie en 1998 et sa peine maximale est l'emprisonnement à vie.

Je crois que l'État a changé le chef d’accusation pour de multiples raisons. D'abord, la menace d'emprisonnement à vie était palpable. Nos avocat·es n'avaient aucun précédent sur lequel fonder notre affaire. Nos précédents étaient soit un minimum de 3 ans (la condamnation d'un homme ayant terrorisé un mirador d'aéroport avec son hélicoptère) soit la perpétuité. La menace était un lourd poids à porter pour de nombreux·ses membres du groupe. À cela s'ajoute un procès long et coûteux. Des vies ont dû être mises en attente juste pour faire face à l'affaire imminente. Les personnes ont perdu la capacité de mener des actions ou de s'organiser autour de la campagne parce que toutes nos énergies devaient être économisées pour traverser la phase du procès. Deuxièmement, le gouvernement en avait assez que des gens ferment les aéroports internationaux et allait utiliser cette législation contre quiconque tenterait à nouveau de pénétrer dans les aéroports à l'avenir - surtout s'il voulait stopper un vol d'expulsion. La troisième et dernière raison évidente est qu'ils étaient en colère.

Le premier procès était initialement prévu pour mars 2018 et a duré deux jours au total. Le premier jour, le jury a été sélectionné, 12 à 16 personnes des circonscriptions environnantes de l'Essex. Le deuxième jour, nous avons été convoqué·es devant le juge qui craignait que nos notes juridiques prises sur les membres du jury ne soient en fait un stratagème pour conspirer et éventuellement les intimider. Le juge a décidé de renvoyer le jury et, dans l'attente d'une enquête de police, a reprogrammé le procès pour octobre. Bien sûr, l'accusation était fausse et l'enquête nous a innocenté·es de tout acte répréhensible, mais les résultats ont eu un effet dévastateur sur notre moral. Le procès n'avait même pas commencé que le juge faisait déjà la loi et montrait sa partialité. Dévasté·es et choqué·es par le chamboulement du délai et de l'accusation, nous avons rapidement appris et fait face à la dure réalité du système judiciaire kafkaïen. 

La Cour d'appel de Chelmsford ne peut être décrite que comme un croisement entre un bunker en béton et un immeuble de bureaux des années 1970. Une insignifiante forteresse brutaliste faite de briques couleur acajou et de fenêtres en saillie aux formes étranges. Pendant les pauses déjeuner, les membres du jury restaient debout à fumer sous son ombre boueuse, l'air ennuyé

Le tribunal de Chelmsford Crown apparaît comme il fonctionne : fatigué, oppressant et replié sur lui-même.

Le lieu du procès était une conséquence géographique malheureuse de l'endroit où l'action s’était déroulée. Essex est notoirement conservateur (et parfois ultraconservateur si l'on se base sur l'augmentation de la part de voix pour l'UKIP en 2015). Après les élections générales de 2017 et de 2019, les 18 sièges de l'Essex sont et ont été représentés par le parti conservateur. Lors du référendum européen de 2016, les 14 conseils de district de l'Essex ont voté en faveur de la sortie. C’est honteux de le dire, mais sachant cela, l'idée de juger une affaire de manifestant·es anti-expulsion dans un fief conservateur était une proposition effrayante pour beaucoup - y compris nos avocat·es - qui ont décrit le parcours judiciaire de l'Essex comme un marigot.

Mais comme nous l'avons rapidement découvert au cours du procès, la lourde répression de l'État allait en fait servir de catalyseur à la mobilisation d'une base de soutien nationale et internationale massive.

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VIII. Procès 2.0

(Octobre 2018)

23 Une affiche est placardée à l'extérieur de la salle d'audience 5. Elle indique aux nouveaux·elles venu·es la configuration de la salle d'audience, qui s'assoit où, ce qui se passe et comment se comporter. 

La salle d'attente est un grand espace sans fenêtre rempli de rangées de sièges fixes placés au milieu. À la périphérie de cette masse de sièges se trouvent des portes menant à des salles de réunion privées et des entrées dans les différentes salles d'audience. Il y a des moniteurs indiquant les heures d'audience et les affaires, ainsi que deux distributeurs automatiques. L'un vend du café dilué et du chocolat chaud, l'autre des barres de chocolat et des paquets de chips. Chaque matin, nous nous asseyions dans la salle d'attente avec nos sacs à dos et nos gobelets de café Costa à la main, en attendant que notre affaire soit annoncée par haut-parleur. Quand cela arrivait, un flux ininterrompu d’avocat·es, d’accusé·es et de soutiens se dirigeait vers la salle d’audience. 

La salle d'attente était souvent remplie de visages familiers qui venaient chaque jour ou chaque semaine, mais parfois de nouvelles personnes répondaient à notre appel. Nous nous assurions de remplir les bancs du public, pour indiquer que le public regardait et était de notre côté. Nous pouvions compter sur le compte rendu au jour le jour des observateurs Amnesty International, anticipant des implications éventuelles du procès sur de futures actions de protestation. 

Chaque jour, nous entrions dans la salle d'audience 5, nous trouvions notre place dans le box des accusés, qui était trop petit pour nous accueillir tou·tes les 15, et nous nous préparions à la punition. Certains codes de pratique et formalités juridiques sont devenus un nouveau code langagier à apprendre. Nous avons appris à nous lever quand on nous le demandait et, en majeure partie, à nous asseoir et à nous taire. Nous avons regardé et écouté nos avocat·es se battre pour défendre nos intérêts et obtenir un jugement favorable. Mais au bout d'un moment, surtout sur une période de dix semaines, le match continu entre l'accusation et la défense est devenu un autre spectacle quotidien comme un autre. Nous nous sentions tou·tes nerveux·ses et déprimé·es lorsqu’une argumentation échouait. Il y a eu de nombreux moments où nous nous sommes sentis frustré·es, en colère et angoissé·es par ce qui se passait, tout en étant impuissant·es à parler, si ce n’est par de discrets chuchotement à notre représentant·e légal·e.

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Fig. 33 : Scan de la carte de l'aéroport de Stansted situant le poste 505. Auteur : inconnu Date : inconnue

Fig.  34: Scan des dimensions du charter de Titan Airways. Auteur : inconnu Date : inconnue

24C'est devenu une plaisanterie récurrente dans le box des accusé·es, de voir un membre du jury ou une personne sur les bancs du public s'endormir au son du bourdonnement monotone de l'accusation. Les actions des avocat·es, du juge, des membres du jury et du personnel du tribunal sont devenues si répétitives que nous en avons fait un jeu de bingo.  

Parfois, nous devions tenir des réunions dans une minuscule pièce voisine, tou·tes les 15 et nos 10 avocat·es dans une pièce de 2 mètres sur 3. Les avocat·es enlevaient leurs perruques et s'éventaient à cause du manque de ventilation, il y avait trop peu de sièges et la plupart d'entre nous devaient s'asseoir par terre. Lorsque des points importants de notre dossier étaient abordés, quelqu'un jetait un coup d'œil par la minuscule vitre de la porte pour s'assurer que l'accusation n'était pas à portée de voix.

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IX.« Le Home Office en procès »  

25 Dès le début, le juge et l'accusation étaient réticent·es à l'idée d'inclure le personnel du Home Office ou le personnel de sécurité de l'escorte du vol comme témoins à notre procès. Cela aurait placé les pratiques d'expulsion officielles sous les projecteurs et mis le personnel dans la ligne de mire du contre-interrogatoire de notre équipe de défense. Nous avons fait valoir que le caractère manifeste de la nature abusive et violente des vols était une raison cruciale pour laquelle nous avions décidé d’agir. Cependant, le juge a rejeté cette déclaration en invoquant le risque de s'écarter de l'objet principal du procès : déterminer si nous avions « mis en danger la sécurité de l'exploitation de l'aérodrome ». Nous avons reçu deux témoignages des services de l’immigrations qui n'ont jamais été rendus publics au tribunal. La première déclaration détaille le raisonnement du Home Office concernant les vols charter, citant explicitement la nécessité d'éviter les demandes de contrôle judiciaire de dernière minute qui perturberaient l'opération « complexe » et coûteuse. La seconde expose les multiples relations contractuelles entre les sociétés de gestion de voyages qui fournissent les vols charter et les sociétés de sécurité privées pour les escortes. 

Malgré l'absence de témoins, le Home Office était toujours présent. Un représentant juridique avait été recruté, et était assis au tribunal tous les jours, observant depuis les bancs et enregistrant l'affaire. 

Il était parfois difficile de comprendre notre affaire, tant elle s'éloignait de la question de savoir ce qui l’avait motivée au départ. En raison de l'accusation, le procès s'est concentré sur la santé et la sécurité de l'aéroport et des personnes que nous avions prétendument mises en danger par notre action. L'argument constamment avancé par l'accusation consistait à nous présenter comme des manifestant·es dangereux·ses, imprudent·es et irréfléchi·es. Des anarchistes (il n'avait pas tort) déterminés à semer le chaos et à perturber l'activité de ce qui fut souvent qualifié de « quatrième aéroport le plus fréquenté du Royaume-Uni ». Ils ont régulièrement cité le fait que les policier·es avaient dû quitter leur poste à l'aéroport afin de rejoindre notre manifestation et que les vols avaient dû être réorientés vers d'autres aéroports pour pouvoir atterrir. Le pilote du vol charter nous a décrit comme une bande dangereuse de personnes en noir courant vers l'avion, nous accusant d'avoir potentiellement placé un dispositif sur l'avion. Il a dit qu'il ne pouvait pas voir, et que donc son imagination s'était emballée. Il était réellement effrayé, a-t-il dit à la cour. 

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26 « L’état de nécessité » a souvent été allégué par les militant·es et les défenseur·ses des droits de l'homme pour légitimer la violation de la loi afin d'empêcher un dommage imminent ou la mort. Cette défense devait justifier essentiellement la nécessité de pénétrer dans Stansted cette nuit-là et de bloquer l'avion. Seul·es sept d'entre nous sur quinze ont témoigné au procès. Mais dans toutes nos déclarations de défense, nous avons souligné nos craintes et nos inquiétudes pour les personnes qui devaient se trouver sur le vol. Nous avons notamment souligné les inquiétudes des personnes dont nous avons lu les témoignages dans Detained Voices. Nous avons également évoqué nos craintes de violence et d'agression à l'encontre des personnes pendant le vol lui-même. Nous avons exposé ces informations au jury, en nous référant à l'histoire de la détention et de l'expulsion des immigrant·es au Royaume-Uni, aux relations personnelles que nous avions avec les personnes détenues et expulsées, aux nombreux cas documentés de mauvais traitements et d'abus, ainsi qu'aux nombreuses enquêtes parlementaires et aux rapports indépendants condamnant cette pratique. Nous avons cité Windrush, car le scandale avait éclaté quelques mois auparavant, en avril 2018, et était encore très présent dans l'opinion publique nationale, et nous avons parlé de « l'environnement hostile » (Hostile Environment) et des échecs constants de l'État à protéger les personnes.

Lors du résumé final des preuves par le juge et avant de remettre la délibération au jury, il a décidé que la question de l’état de nécessité ne serait pas laissée à l'appréciation du jury. Aucune raison n'a été donnée. Il a indiqué qu'une décision motivée suivrait à une date ultérieure. A ce jour, aucune motivation n'a été fournie. 

Deux jours après que nous avons eu arrêté l'avion empêchant 57 personnes d'être expulsées, un autre avion a été affrété avec 23 personnes à bord. La raison invoquée fut qu'ils ne purent pas trouver un avion assez grand à affréter.Sur les 57 personnes, 11 sont restées dans le pays :  3 ont le statut de résident·es, 1 a obtenu l'asile et 2 ont obtenu un titre de séjour en tant que partenaires de ressortissant·es de l'Espace économique européen.

Pour le reste de l'année 2017, les vols d'expulsion vers le Nigéria et le Ghana ont été déplacés vers la base d’aviation militaire (RAF) Brize Norton dans l'Oxfordshire, expulsant 223 personnes sur cinq vols différents. Lisa Matthews de Right to Remain a décrit les « vols fantômes » comme une réponse « aux protestations pacifiques, le Home Office a eu recours à l'armée pour faire appliquer les politiques brutales de « l'environnement hostile » (Miller, 2018). Le déménagement à la base RAF Brize Norton était un indicateur clair des mesures que le gouvernement était prêt à prendre pour s'assurer que le régime d'expulsion se poursuivait sans être gêné par la résistance et les perturbations.

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X. Le verdict et l'appel

27Moins d'une semaine après la délibération du jury, nous avons été reconnu·es coupables de « perturbation intentionnelle de l’activité d'un aérodrome ». Nous avons été condamné·es le 6 février 2019 et avons reçu 100 à 200 heures de travaux d'intérêt général et des peines avec sursis. La condamnation a été une surprise pour beaucoup. Certains y ont vu une victoire sur la répression de l'État suite à une mobilisation de masse et à l'attention de la presse contre la criminalisation de la protestation « pacifique ». C'était un résultat éloquent. Ce qu’il a fait voir, c’était l’exercice d’une punition - de ses citoyen·nes britanniques, pour la plupart blanc·hes. L'État n'avait pas besoin de faire de nous des martyr·es - il avait établi une jurisprudence dans l’éventualité d’actions futures. Il avait évacué l’usage de la « l’état de nécessité » dans les cas de protestation, après des années d'utilisation dans le mouvement pour le climat.

Dans sa conclusion, le juge a déclaré : « Les appelant·es n'auraient pas dû être poursuivi·es pour l'infraction extrêmement grave prévue à l'article 1(2)(b) de la loi de 1990, car leur comportement ne répondait pas aux différents éléments de l'infraction. Il n'y avait, en vérité, aucune affaire à traiter ». (Mars 2021)

Deux ans plus tard, en janvier 2021, nous avons gagné notre pourvoi en appel. Nous avions avancé cinq arguments différents, dont le retrait de l’état de nécessité et le manque de communication de la part du procureur général sur sa décision de modifier l'accusation. Nous avons gagné sur notre premier argument, à savoir que la nature de la législation utilisée pour nous condamner était inopportune en regard de l'action que nous avions entreprise. Dans sa conclusion, le juge a déclaré : « Les appelant·es n'auraient pas dû être poursuivi·es pour l'infraction extrêmement grave prévue à l'article 1(2)(b) de la loi de 1990, car leur comportement ne répondait pas aux différents éléments de l'infraction. Il n'y avait, en vérité, aucune affaire à traiter ». (Mars 2021)

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XI. Défis

28D'une certaine manière, nous avons tout fait à l'envers. Nous avons mené l'action, puis nous avons essayé de construire une campagne pour mettre fin aux expulsions à partir de celle-ci. Le coup d'envoi de la mobilisation a été donné par la presse et l'attention que nous avons reçue lors de notre procès. La position dans laquelle l'État nous a placé·es a mis en évidence une question qui aurait autrement été étouffée par une accusation moins grave devant un tribunal d'instance.

Le jour même de notre condamnation, un vol charter d'expulsion vers la Jamaïque (Taylor et al. 2019) a décollé avec 29 personnes à bord. Selon le raisonnement du Home Office, les personnes à bord étaient des « délinquant·es de nationalité étrangère » condamné·es pour des crimes commis au Royaume-Uni.

Une position abolitionniste conteste frontalement cette affirmation, mais nous n'avons pas réussi à la faire valoir publiquement. Les personnes qui ont déjà purgé leur peine ne devraient pas se voir infliger une « double » peine en raison de leur nationalité. L'expulsion ne s'attaque pas à la cause profonde du mal, mais aggrave les notions de criminalité des migrants et de frontières comme mécanismes de contrôle. 

Au cours de notre procès et de l'appel qui a suivi, nous n'avons pas réussi à contester publiquement l'utilisation de la loi antiterroriste pour nous condamner non seulement nous, mais aussi les nombreuses communautés qui sont soumises à son mode de racialisation et de non-appartenance. Nous avons pu jouer sur le fait que nous ne ressemblions pas au « terroriste typique » - une image qui continue à faire des ravages sur les familles et les communautés en Grande-Bretagne et sur les enfants à l'extérieur, comme Shamima Begum qui, alors qu'elle était enceinte dans un camp de réfugiés, a été déchue de sa citoyenneté. Nous avons également échoué à contredire le récit selon lequel il existe des situations dans lesquelles on pourrait déterminer un usage « approprié » de la législation.

La planification d'actions se déroule à un rythme rapide, est très stressante et repose sur une immense confiance entre les personnes. Un sentiment d'urgence peut souvent prendre le pas sur un dialogue constructif qui pourrait signifier un ralentissement. Il n'y a généralement pas le temps de répondre aux besoins de chacun·e ou d'aborder les tensions ou les conflits dans le processus. Lorsque tout le monde travaille à la réalisation d'un objectif, il reste à se demander ce qui est laissé de côté dans l'urgence. 

Les personnes qui se sont réunies pour notre action ne partageaient pas nécessairement les mêmes visions politiques ou accointances à long terme. Ce que nous pensions être un procès de courte durée au tribunal d'instance s'est transformé en une bataille juridique de quatre ans qui a mis les relations à rude épreuve. Si nous avions anticipé l'escalade des charges contre les manifestant·s, qui avait fait l’objet de spéculations, et si nous nous étions préparé·es à l'éventualité d'un long procès devant un jury de la Couronne, nous serions-nous réuni·es en tant que groupe sur la base de nos allégeances initiales de l’époque et de la nécessité urgente de solidarité en ce lieu et en ce temps-là?

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XII. Possibilités sans limite 

29Les mouvements de contestation, écrit John Berger (2007 : 2), ne devraient jamais être réduits au simple sens de ce qu'ils réalisent ou ne réalisent pas. Nos luttes collectives pour la justice, pour les droits, pour la survie ne peuvent pas être définies uniquement par nos revendications, mais plutôt par les moments de co-constitution que ces mouvements permettent. Ces moments, poursuit Berger, articulent "les innombrables choix personnels, les rencontres, les illuminations, les sacrifices, les nouveaux désirs, les deuils et, finalement, les souvenirs, que le mouvement a suscités."

La mobilisation autour de notre action et de notre procès a été immense et a dépassé toutes nos attentes. Avec l'aide des quakers de Chelmsford, du vicaire local et de la communauté de gauche locale, nous avons trouvé des familles qui nous ont ouvert leur maison. Nous avons trouvé des ami·es qui nous ont soutenu·es de manière désintéressée et généreuse. Sans le soutien et la solidarité que nous avons reçus de la part de la communauté de Chelmsford depuis le premier jour de notre procès, jusqu'à notre condamnation, nous n'aurions jamais pu supporter le poids que cela a représenté. À bien des égards, les manifestations de solidarité devant le tribunal et le Home Office nous ont montré à quoi peut ressembler un vaste mouvement "sans frontière", allant des groupes religieux aux syndicats, en passant par le parti travailliste, les groupes climatiques radicaux tels que Reclaim the Power et les nombreuses communautés affectées par le régime frontalier.

Le travail consiste à construire - construire des mouvements forts, pas seulement des mouvements de masse, mais des communautés fortes et des amitiés encore plus fortes. Quelque chose se produit lorsque nous étendons nos solidarités au-delà des modes de travail identitaires insulaires. Lorsque nous résistons avec d'autres et recherchons la dignité dans la résistance collective. Lorsque nous élargissons les canaux de communication, partageons des idées et ouvrons des discussions. Lorsque nous clarifions nos objectifs et nos visions. C'est à cela que se mesure la résistance.  

Parce qu'il n'y a pas de plan d'action. Pas de chemin direct vers la révolution.  

La liberté sans action n'existe pas (Berger, 2007 : 2) car ce n'est qu'en agissant que l'on fait l'expérience de la liberté, lorsque le désir de changement est si fort qu'il imagine des possibilités sans limite. L'élan intergénérationnel qui met en évidence des exigences non satisfaites est essentiel pour construire à partir d'histoires qui seraient autrement oubliées. Nos mouvements tiennent dans leurs bras l’ensemble de nos désirs partagés, nos connexions fragmentées, nos tensions de longue haleine, nos protestations, barrages et occupations qui ont été défendus puis abandonnés, les relations interpersonnelles, les dialogues, les réunions à rallonge réunion après réunion, les conflits, les victoires, et les nombreuses - très nombreuses - défaites. La nature de l'esprit humain réside dans cette capacité inouïe à toujours essayer, essayer encore.

Au moment où nous écrivons ces lignes, en mai 2021, des centaines d'habitants de Glasgow empêchent un fourgon des services de l'immigration d'arrêter deux hommes visés par une descente matinale. Le spectacle inspirant d'une communauté locale solidaire de ses voisin·es est emblématique du pouvoir de la résistance de masse. Les hommes ont par la suite été relâchés dans leur communauté et on a entendu des résident·es dire : « Quand il y aura une autre incursion à Glasgow, la même chose se reproduira. » (Brooks, 2021).

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Fig. 35 : Capture d'écran de l'action directe qui a empêché une incursion des services d’immigration à Glasgow. Consulté le 13 mai 2021. Auteur : The Guardian Date : 13 mai 2021

References

30

Allison Eric and Hattenstone Simon, 2018, « Home Office contractors ‘cuffed detained migrants’ inside coach on fire”, The Guardian [en ligne], téléchargé le 21 février 2018, consulté le 15 mai 2021. URL: https://www.theguardian.com/uk-news/2018/feb/21/home-office-contractors-cuffed-detained-migrants-inside-coach-on-fire

Berger John, 2007, Hold Everything Dear: Dispatches on Survival and Resistance., London and New York, Verso.

Brooks Libby, 2021, « Glasgow protesters rejoice as men freed after immigration van standoff », The Guardian [en ligne], téléchargé le 13 mai 2021, consulté le 15 mai 2021. URL: https://www.theguardian.com/uk-news/2021/may/13/glasgow-residents-surround-and-block-immigration-van-from-leaving-street

Corporate Watch, 2018, “Deportation Charter Flights: Updated Report 2018”, Corporate Watch [en ligne], téléchargé le 2 juillet 2018, consulté le 15 mai 2021. URL: 
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Ghadiali Ash and Grayson Debs (eds.), 2021, “Aviation strikes: Direct action at Heathrow, City and Stansted. A roundtable discussion with activists involved in aviation strikes”, Soundings, n° 78 : 172-188.

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Notes

https://www.antiatlas-journal.net/pdf/antiatlas-journal-05-brewer-how-to-stop-a-deportation-flight.pdf

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