antiAtlas Journal #3 - 2019
Frontières fragiles en Afrique subsaharienne : le nexus, économie et insécurité aux frontières
Thomas Cantens
Les zones frontières en Afrique sub-saharienne sont des espaces privilégiés par les groupes armés disposant de projets politico-religieux pour y créer des espaces de gouvernance. L’article analyse les différentes stratégies de ces groupes ainsi que les réponses étatiques, en se fondant sur un terrain de recherche conduit sur plusieurs zones frontalières. L’article discute du rôle de la technologie, notamment la géomatique, comme langue commune pour la coopération en frontière.
Thomas Cantens a dirigé l’unité recherche à l’Organisation mondiale des douanes. Inspecteur des douanes françaises, il est actuellement en poste au Niger, et enseignant associé à l’université d’Auvergne (France). Il a exercé dans plusieurs pays africains, il dispose d’un titre d’ingénieur et d’un doctorat en anthropologie sociale et politique. Il a publié sur les questions de frontière, corruption, commerce informel, technologies, chiffres et sécurité.
Mots-clefs : Afrique, Sahel, insécurité, groupes armés, économie de la frontière, information géographique.
Remerciements : l’auteur remercie les organisateurs et les participants de la Conférence Shield Africa 2019 (22-24 janvier 2019, Abidjan, Côte d’Ivoire) et en particulier Michel Foucher son directeur scientifique, auxquels ce papier a été présenté. L’auteur remercie également les fonctionnaires des douanes qui l’ont accompagné et accueilli en Tunisie, Libye, Centrafrique, Mali, Burkina Faso, Somalie, Niger, Nigeria, Soudan, Tchad et Cameroun. L'auteur remercie l'équipe de l'antiAtlas en particulier Cédric Parizot et Jean Cristofol ainsi que les relecteurs anonymes pour leurs commentaires et suggestions.
Photographie © Thomas Cantens, Lac Tchad, 2016
Pour citer cet article : Cantens, Thomas "Frontières fragiles en Afrique sub-saharienne : le nexus, économie et insécurité aux frontières", paru le 4 décembre 2019, antiAtlas Journal #3 | 2019, en ligne, URL : https://www.antiatlas-journal.net/03-frontieres-fragiles-afrique-sub-saharienne-nexus-economie-insécurite-aux-frontieres, dernière consultation le date.
Introduction
1 De nombreux pays africains sont affectés ou menacés par des crises sécuritaires liées à la présence de groupes armés qui visent à chasser et remplacer l’Etat dans certaines parties du territoire national. Au Nigeria, Niger, Cameroun, Tchad, Mali, Burkina Faso, Soudan, Somalie, Libye, Centrafrique, des groupes « insurgés », « rebelles », « terroristes », s’efforcent de s’installer plus particulièrement dans les zones frontalières, profitant de l’économie de la frontière et de la difficulté pour les services de sécurité de pays voisins d’y coordonner leur surveillance. Contrairement aux prévisions de certains analystes, la plupart de ces groupes peinent à concrètement « internationaliser » leur insurrection et demeurent dans la zone frontière dans laquelle ils ont éclos ou vers laquelle ils se sont dirigés.
Les racines de ces crises sont souvent envisagées comme la conséquence de l’inefficacité des Etats à soutenir le développement local, en dehors des grandes zones urbaines. La réaction des acteurs étatiques est un complexe sécurité-développement : renforcer l’appareil sécuritaire d’une part à travers plus de moyens, des mesures d’état d’urgence et parfois un appui militaire étranger et, d’autre part, assister les populations locales dans les secteurs traditionnels du développement que sont l’éducation, la santé et l’agriculture.
Des travaux ont déjà été produits sur ces crises, dans divers domaines : leurs effets sur l’agriculture (Van Den Hoek, 2017) ou l’économie en général, l’analyse spatiale de leurs facteurs (Raleigh 2010, Schutte 2011, Adem 2012, Hadley 2018), les facteurs environnementaux (Ayana 2016), les motivations à entrer dans les groupes armés (Théroux-Benoni et al. 2016), les pratiques des douanes (Cantens et Raballand 2017), ou le rapport entre insécurité et développement (OCDE CAD 2003, Cantens 2018).
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2 Ce papier complémente ces travaux en s’intéressant au rôle de l’économie de la frontière dans la crise, après seize missions entre 2016 et 2018 sur des frontières terrestres marquées par l’insécurité : (i) entretiens avec les différents acteurs locaux et nationaux, représentants des forces de sécurité et de défense, des services de renseignement, les acteurs économiques et parfois les « chefs traditionnels et leaders religieux » et des prisonniers militants de groupes armés, (ii) déplacements dans les zones d’insécurité avec les douanes accompagnées souvent de forces de sécurité, et (iii) analyses quantitatives à partir des données géo-localisées sur les incidents violents et, dans certains cas, de données douanières et de commerce.
L’objectif de ce papier est d’introduire l’importance du commerce transfrontalier et les enjeux de sa régulation comme circulation de richesse au sein des politiques de sécurité et développement. En d’autres termes, il s’agit d’encourager les politiques de sécurité à mieux tenir compte de l’économie de la frontière, pour en préserver les formes, voire pour en faire un levier politique contre les insurrections.
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3 Trois remarques préalables situent la perspective adoptée dans l’article. En premier lieu, les groupes armés dont il est question ne sont pas animés d’une volonté de créer le chaos. Ils sont organisés, souvent menés par des personnalités éduquées et ayant une connaissance du contexte international ; ils cherchent à mettre en place un ordre dans un espace délimité, même si leurs actions nous apparaissent comme indignes. Les mêmes groupes peuvent, par des stratégies similaires (attaques suicides par exemple), vouloir générer du désordre dans les pays occidentaux, et générer de l’ordre dans d’autres pays. Dans ces derniers, ces groupes suivent une logique d’insurrection et ils peuvent adopter le terrorisme comme stratégie. Ce papier montre que la gestion de l’économie de la frontière fait partie de cet ordre et que ce dernier fait l’objet d’une compétition entre les États et les groupes armés.
La porosité de la frontière est une caractéristique normale avec laquelle il faut admettre qu’on doit composer
En deuxième lieu, il y a bien de l’ordre dans ces zones frontalières. Les frontières nationales continuent de faire sens, malgré leur « porosité » et « l’informel » qui les « remettraient en question » comme cela est souvent écrit. Cet article défend l’idée que les frontières ne sont poreuses que d’un point de vue étatique. Cette « porosité » à laquelle font référence tant d’acteurs reflète un idéal-type de frontière, qui n’existe pas. La porosité de la frontière, sauf peut-être à construire des murs ou à en faire une zone purement militaire sans vie, est une caractéristique normale avec laquelle il faut admettre qu’on doit composer.
En troisième lieu, l’article entend rendre compte de la dimension locale de la violence. En se déplaçant physiquement, sur tous les terrains, il est frappant de constater qu’on entre progressivement dans l’insécurité et à quelques kilomètres de la zone d’insécurité, la vie quotidienne s’écoule en paix. La dimension locale des crises n’est pas ponctuelle, elle fait partie de la nature de la violence et du conflit. Il est important d’en être intimement convaincu, car elle entre en collision, lorsqu’il s’agit de penser les solutions, avec des appareils étatiques qui pensent national.
Une première section propose une description des rapports entre états, groupes armés et économie de la frontière. Une deuxième et une troisième section en déduisent une lecture des politiques sécuritaires avant de proposer quelques pistes de réflexion dans une dernière section.
Ce papier ne prétend ni décrire les singularités des groupes armés ni envisager la question de l’insécurité dans sa globalité, si seulement cela était possible. Il s’agit d’un point de vue, celui de la fiscalité et du commerce, considérant que c’est dans la confrontation des perspectives, militaires, policières et économiques que se trouve probablement une partie des solutions aux crises sécuritaires actuelles.
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Carte 1 ci-contre : répartition des groupes armés religieux au Sahel (source des données : ACLED)
I. Fiscalité et commerce aux frontières en situation de crise
4 Les crises sécuritaires ont une forte dimension politique alimentée par une dégradation continue des rapports entre populations locales et Etat. La plupart des groupes armés fonde leur action sur des discours religieux pour transformer la société, à la différence de rébellions qui visent à renverser et remplacer la classe gouvernante sans nécessairement modifier la nature des formes de gouvernance. Les groupes armés religieux veulent mettre en œuvre une gouvernance différente de celles propres au continuum période coloniale et globalisation contemporaine. Bien qu’à portée transnationale, leur stratégie consiste à s’implanter localement et à recomposer graduellement un territoire (« califats », « al-Dawla ») au sein duquel ils exercent leurs règles.
Cette stratégie a deux conséquences : le choix de quasiment tous les groupes armés religieux de s’installer dans des zones frontières, et la compétition fiscale entre ces groupes et les appareils d’Etat dont le cœur est le commerce transfrontalier.
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Les groupes armés aux marges économiques et géographiques du territoire national
5 Notre recherche à partir des données ACLED montre qu’au Sahel les zones frontalières représentent 30% des territoires mais concentrent plus de 45% des victimes. Tous les groupes armés religieux au Sahel opèrent sur des frontières, à l’exception du Mali qui voit maintenant des groupes opérer au centre du pays (mais non loin de la frontière avec le Burkina Faso). Plus de 60% des actions des groupes armés religieux ont lieu dans les espaces frontaliers.
Ces zones sont techniquement propices à leur développement : harcèlement des forces de sécurité isolées dans les zones rurales, bénéfice de la frontière comme obstacle aux poursuites due à la complexité de la coordination des forces de sécurité, tentative parfois d’étouffer l’économie des localités non sympathisantes en coupant les routes de commerce comme cela semble être le cas pour Maiduguri (Nigeria) où, en juin 2018, les groupes Boko Haram sont passés d’une stratégie de prélèvements sur les camions en mouvement entre le Nigeria et le Cameroun à leur destruction.
Ensuite, il faut considérer la difficulté pour un groupe armé de s’approvisionner sur un marché ou d’y écouler des marchandises ou des produits agricoles saisis dans les villages. Les marchés, y compris les plus grands comme celui de Maiduguri sont des lieux où les acteurs économiques se connaissent et l’irruption de nouveaux acteurs génère la suspicion. Les groupes armés passent alors par des intermédiaires, probablement des populations frontalières ayant l’habitude de faire le lien entre les marchés de part et d’autre des frontières. La recherche de cet appui local participe aussi d’une forme de gouvernance et de développement. De même, un habitant de Tombouctou (Mali) nous informait que des Tombouctiens avaient fait de belles affaires en vendant leurs marchandises à des prix très élevés aux membres d’AQMI et Ansar Dine en 2012. Les acheteurs n’étaient probablement pas dupes et voyaient dans le fait de payer très cher le mouton de la Tabaski un moyen de s’allier les populations en même temps que d’injecter de l’argent dans l’économie locale.
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6 En dernier lieu, la frontière est une ressource économique et symbolique pour les populations dont la vie est historiquement liée à la contrebande et l’évitement de l’Etat. Les activités propres à l’économie de la frontière, le commerce, le transport, le brokerage, sont parmi les plus libérales et émancipatrices des activités accessibles aux « cadets sociaux » que sont les jeunes, les ressortissants de groupes linguistiques faiblement représentés ou les populations situées au bas de hiérarchies traditionnelles : un faible pécule uniquement est nécessaire pour débuter une activité, sans avoir à requérir, comme dans le secteur de l’agriculture, une autorisation sociale au sein de la famille ou du village pour accéder à la terre.
Au Niger, dans la zone de Diffa, les populations rurales pauvres affectées par la crise s’associent pour débuter des activités de petit commerce (« camions de convoi »), tandis que dans la zone de Maiduguri, Boko Haram a utilisé le soutien au commerce comme levier politique en finançant de petites activités. Au nord du Mali, des commerçants de Tombouctou étaient soupçonnés de dépendance envers les groupes armés qui leur auraient accordé des crédits.
La frontière est une ressource économique et symbolique pour les populations dont la vie est historiquement liée à la contrebande et l’évitement de l’Etat
Le commerce est également porteur d’un ensemble de connaissances pratiques sur le mouvement qui peuvent être valorisées par les groupes armés : au Sahel, ces groupes utilisent les motocyclettes qui sont plus rapides sur les pistes de brousse que les véhicules 4x4 et leurs conducteurs sont des « cascadeurs » (Seignobos 2014), terme utilisé également par les douaniers pour désigner les jeunes qui faisaient de la contrebande à moto avant le début de la crise.
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7 Les groupes armés s’appuient donc sur la frontière, pour des raisons purement techniques (plus de facilité pour éviter la surveillance des services de sécurité, écoulement des marchandises et approvisionnement, recrutement de jeunes gens disposant d’une connaissance pratique) mais aussi pour des raisons politiques, se servant de l’économie de la frontière comme d’une source d’opportunités pour les cadets sociaux. L’économie de la frontière représente alors, comme cela est abordé en suivant, une ressource fiscale dont la gouvernance est un enjeu politique entre les groupes armés et les états.
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Zone frontière nord, poste de carburant clandestin - photo © Thomas Cantens
Les groupes armés religieux et la circulation de la richesse comme enjeu de gouvernance
8 Dans les zones frontières, les groupes armés peuvent mettre en place un système fiscal au sens général, par exemple un prélèvement direct sur les personnalités politiques ou commerçantes ou des péages sur les routes de commerce.
Dans le Borno State (Nigeria), aux frontières avec le Cameroun et le Tchad, les groupes Boko Haram ont particulièrement ciblé les grands commerçants de Maiduguri à travers l’enlèvement contre rançon de leurs parents exerçant des fonctions d’intermédiaires sur les postes frontaliers avec le Cameroun. En zone rurale, lorsque les insurrections demeurent incertaines, les groupes armés harcèlent les forces de douanes et de police pour qu’elles se replient sur les grands centres urbains, ils n’empêchent pas la circulation transfrontalière des marchandises mais, d’une certaine manière, la facilitent à travers la contrebande liée à l’absence de contrôle du territoire autrement que par une présence militaire sporadique.
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9 En levant des fonds, sur le commerce ou le capital, les groupes armés font plus que subvenir à leurs besoins qu’ils pourraient remplir par le vol uniquement. Ils démontrent aussi leur capacité à gouverner, organiser l’espace, en y imposant un ordre fiscal non nécessairement lointain de l’ordre étatique. La fiscalité devient un champ de compétition entre l’Etat et les groupes armés : la contribution aux groupes armés est autant que les élites ne peuvent donner à l’Etat, et il est plus simple de négocier avec les services de l’Etat qu’avec les groupes armés. En outre, la fiscalité sur le commerce, de l’Etat et des groupes armés, a des inégalités et inefficacités qui en fait un outil politique d’organisation de la circulation de la richesse sur le territoire.
Dans le cas des péages, les groupes armés s’installent là où était l’Etat, notamment sur les postes frontières. A la frontière entre la Tunisie et la Libye, à Ras Jedir, « c’est les premiers qui se lèvent le matin qui prennent la frontière ». Côté libyen, les anciennes milices locales sont recrutées dans les douanes, administration nationale.
Parfois, les groupes armés s’installent sur les barrages routiers anciennement tenus par les forces étatiques qu’ils ont chassées : sur ces barrages « historiques », ils bénéficient d’une force symbolique importante, ayant remplacé l’Etat, mais ils bénéficient aussi de cette connaissance pratique de la taxation informelle dont sont dépositaires les « petits », les jeunes gens qui étaient chargés par les policiers, douaniers ou gendarmes, d’accomplir les petites tâches répétitives et astreignantes telles que lever les barrières, écarter les bidons sur la route et parfois percevoir de petites sommes pour faciliter le passage.
En Somalie, le groupe Al-Shabaab taxe de façon différenciée les commerçants opérant à Kismaayo (Jubbaland State) selon qu’ils viennent du Jubbaland ou de Mogadiscio. Ils tentent de négocier avec les autorités fiscales un impôt qui tienne compte des prélèvements exercés par les Shabaab. L’explication avancée par le gouvernement local est que leur budget est consacré pour moitié à des dépenses sécuritaires contre les Shabaab. Dans le nord de la Centrafrique, des groupes armés appliquent également une fiscalité différenciée en fonction de la religion des commerçants transfrontaliers. Au Cameroun et au Tchad, lorsque les deux routes principales de transit entre le Nigeria et le Tchad ont été coupées, les commerçants sont passés par le désert entre le Niger et le Tchad, et certains reconnaissaient que, s’ils prenaient plus de risque vis-à-vis des bandits et des groupes armés en traversant le désert, en revanche, ils évitaient les multiples barrages des forces de sécurité et de douane et les taxes et paiements qui y étaient perçus. Les prélèvements par les groupes armés sur le commerce dessine, modifie les routes de commerce et contribue à la restructuration du groupe social des commerçants.
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Lac Tchad, zone frontière 2017 - photo © Thomas Cantens
10 A contrario, au nord du Burkina Faso et dans la zone de Diffa (Niger), il ne semble pas que les groupes armés cherchent à imposer une fiscalité parallèle mais le commerce transfrontalier demeure un enjeu de gouvernance.
D’après les entretiens réalisés avec les commerçants, ces groupes ne forcent à aucune contribution financière directement en rapport avec les marchandises, ils se servent plutôt de la fiscalité étatique comme repoussoir idéologique. Dans cette zone, un groupe a attendu le passage de camions au poste de gendarmerie avant d’attaquer celui-ci, puis ses membres sont allés à la rencontre des chauffeurs pour leur dire qu’ils avaient attendu leur passage avant de livrer l’assaut pour ne pas leur causer de dommages. Les chauffeurs et les commerçants, lorsqu’ils sont interceptés par les groupes armés sont soumis à de petites fouilles sur leurs téléphones portables pour éliminer les images « choquantes » et recevoir des sonneries religieuses, puis ils sont soumis à de courts prêches en rapport avec leurs activités, la cohabitation des hommes et des femmes dans les moyens de transport par exemple.
L’exemple de Hamadoun Koufa prenant la ville de Konna au Mali en 2013 et déclarant la fin de l’impôt puis la récurrence de la suppression de l’impôt dans les localités prises par les djihadistes sont caractéristiques du glissement sémantique que veulent opérer les groupes religieux : de l’impôt comme contribution forcée à un appareil d’Etat lointain hérité d’un modèle occidental, à une contribution volontaire fondée sur des valeurs religieuses.
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Lac Tchad, 2017, patrouille en zone frontière - photo © Thomas Cantens
II. Les réponses étatiques : contrôle du mouvement et coopération
11 Les politiques de sécurité suivent deux mots d’ordre : contrôle du mouvement et coopération.
Réduction du mouvement
12 Le contrôle du mouvement est en fait sa réduction : interdiction d’usage de certains moyens de transport (motocyclettes, véhicules 4x4 ou pick-up), interdiction de routes (sur le Lac Tchad notamment), zones d’exclusion où toute présence est considérée comme hostile par les militaires.
Toutefois ces zones sont historiquement liées au mouvement, local ou plus lointain (transsaharien). Symboliquement, ces politiques sont perçues comme des entraves importantes par des populations déjà méfiantes à l’égard des états. Cette méfiance s’accroît lorsque les commerçants et les transporteurs sont victimes de certains personnels de sécurité utilisant les mesures d’état d’urgence (contrôles d’identités, contrôles physiques des marchandises) pour extorquer de petites sommes et déroger aux obligations du contrôle.
Ensuite, ces politiques font difficilement la distinction entre les types de trafics, entre le commerce informel de produits de première nécessité et un passeur d’armes, dans la mesure où les types de véhicule utilisés et les routes sont relativement similaires (Cantens et Raballand 2016).
Enfin, le contrôle du mouvement coûte de l’argent aux contrôlés : déchargements en frontière, temps d’attente, frais de gardiennage et d’entreposage, vols lors de l’entreposage, nouvelles routes avec de nouveaux moyens de transport. Par exemple, lors de la fermeture du Lac Tchad à la navigation et de la route Maiduguri (Nigeria) - Gambouru (Nigeria) - Kousseri (Cameroun) – N’Djamena (Tchad) en 2016, les commerçants ont dû affréter des camions et passer par la frontière terrestre entre Niger et Tchad. Toutefois, les frais et la complexité ont été largement accrus : les pirogues sur le Lac Tchad pouvaient prendre l’équivalent de trois camions. L’insécurité coûte parfois plus cher (assassinats, vols ou incendie de cargaisons et de moyens de transport), mais pas toujours, et c’est dans cette incertitude que se trouve le jugement des acteurs économiques sur les politiques sécuritaires, surtout lorsque celles-ci ne parviennent pas à totalement sécuriser le territoire.
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Frontière Tchad Soudan (West Darfur) réunion transfrontalière entre services de l'État
photographie © Thomas Cantens 2016
Coopération
13 Le deuxième mot d’ordre est la coopération, mais celle-ci peine à s’organiser et s’institutionnaliser, en particulier entre militaires, policiers et douaniers. Au niveau local, là où les autorités organisent des réunions régulières sur la sécurité, les services échangent des renseignements mais les services civils semblent peu mis à contribution, en dépit de leurs liens privilégiés avec la population. Les patrouilles communes demeurent rares. Au niveau national, les liens entre services civils (douanes) et services de renseignement sont quasi inexistants, à quelques exceptions, naissantes, près. La « communauté du renseignement » reste relativement restreinte aux acteurs traditionnels et fermée aux acteurs civils.
Il y a au moins quatre raisons à cette faible coopération, en particulier entre les deux acteurs dans ces zones que sont l’armée et la douane.
La première est culturelle. Traditionnellement, les douanes et les administrations fiscales ont toujours été exclusivement sollicitées pour collecter des recettes. Cela n’est plus possible aujourd’hui mais peu d’administrations douanières ont développé une nouvelle doctrine d’emploi. Faute de doctrine, les acteurs civils sont souvent « happés » par l’appareil militaire auquel est confié le commandement de la zone. Sur certains terrains, des douaniers sont utilisés comme supplétifs de l’armée lorsqu’elle reprend des villages aux groupes armés ou pour des patrouilles nocturnes dans les zones urbaines. Les cadres douaniers se plaignent que leur rôle sécuritaire soit militaire et s’accomplisse aux dépens de leur rôle fiscal et de contrôle de la contrebande. Ailleurs, les patrouilles conjointes ne sont pas souhaitées par les douaniers qui craignent d’être assimilés à des forces trop répressives et de s’aliéner le soutien de la population comme source d’informations lorsque les sorties militaires sont essentiellement dirigées pour « prendre » des villageois sur dénonciation et les interroger.
La deuxième raison est le manque de technicité des acteurs civils ou paramilitaires tels que les douanes et surtout l’absence de langage commun avec l’armée et les agences de renseignement. Par absence de langage commun, il faut entendre parfois l’absence de canaux communs de communication sur le terrain mais également l’absence de vocabulaire commun. La technologie manque aux douaniers pour travailler avec les forces armées qui utilisent des moyens auxquels les douanes sont peu habilitées faute de formation ou d’équipement telle que le déplacement en convoi ou l’exploitation de l’information géographique et satellitaire. Un haut responsable des douanes a souligné combien l’usage d’imagerie satellite et du vocabulaire militaro-géographique tel que « Area of Interest » ou « Situational Picture » avait facilité son dialogue avec une agence de renseignement et, probablement, la conclusion de leur partenariat.
La troisième raison est que coopérer peut coûter de l’argent aux administrations civiles. Se déplacer ensemble, douaniers et militaires lors de patrouilles à la demande des douanes, peut coûter de l’argent : les douanes doivent parfois « prendre en charge » les personnels militaires qui les accompagnent. La coopération, voulue au niveau national ou international, n’est pas toujours sans impact sur les budgets internes des administrations civiles au niveau local.
Enfin, on ne peut ignorer le problème de la confiance, de part et d’autre : la corruption de quelques-uns, présente dans tous les services, endommage l’ensemble du processus. « Lorsqu’il faut prévenir tout le monde pour sortir, cela donne rarement des résultats », se plaignait un douanier interrogé sur sa coopération avec les services de sécurité lorsqu’il lui faut traiter un renseignement d’un informateur et se rendre sur le terrain. On peut supposer que la même méfiance est de mise dans les forces armées à l’égard des administrations fiscalo-douanières.
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Équipement de base - photo © Thomas Cantens, 2017
Centrafrique 2017, un matin sur un camp en frontière - photo © Thomas Cantens, 2017
III. Les biais calculatoires aux contrats fiscaux
14Le calcul — au sens quantitatif des vertus ordinales et cardinales des chiffres — est une pratique politique qui mérite plus d’attention (Cantens 2018b). Au-delà des difficultés techniques, les réponses étatiques présentent une difficulté politique dès lors qu’on les analyse sous l’angle de la circulation des richesses et qu’on s’intéresse au sens des calculs qu’elles mettent en œuvre.
La contention fiscale
La première logique politique en zone frontalière fragile est la contention : contenir le mouvement, la violence et le commerce informel dans la zone fragile et éviter que ce commerce quasi informel ne déborde vers les centres alimentés par des flux formels passant par des zones non fragiles. Le dispositif consiste - il était adopté avant les crises et il est encore partiellement en vigueur dans certaines zones - à laisser se négocier localement une pression fiscale sur le commerce transfrontalier qui est inférieure à celle appliquée sur les frontières où transitent les courants majeurs de l’économie marchande. L’argument est double : compte tenu de l’insécurité et du terrain, il est préférable que les commerçants viennent déclarer volontairement plutôt qu’ils n’entrent dans une incontrôlable contrebande ; ensuite les populations sont particulièrement pauvres et peuvent ne pas être soumises à la même pression fiscale.
Tolérer l’informel, isoler la zone frontière « pauvre » et protéger les centres de commerce plus « riches » d’une éventuelle contamination par l’informel
La contrepartie technique à cette « facilité » fiscale est la redéfinition à l’intérieur du pays d’une nouvelle limite, de contention fiscale, isolant la zone frontière avantagée du reste du territoire et matérialisée par des barrages douaniers : les marchandises qui entrent dans la zone frontière avantagée ne doivent pas en sortir ou alors elles sont re-taxées lorsqu’elles sont conduites sur le reste du territoire. Cette « douane » interne est appliquée parfois de façon informelle par les douaniers eux-mêmes, mais elle est parfois plus ou moins formalisée avec la direction générale qui tient à la contrôler. Tolérer l’informel, isoler la zone frontière « pauvre » et protéger les centres de commerce plus « riches » d’une éventuelle contamination par l’informel sont les trois éléments de la politique économique de contention souvent adoptée dans les zones fragiles.
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15 Ces stratégies peuvent s’avérer utiles à court terme mais, en tous les cas, elles révèlent et procèdent d’un biais calculatoire.
Le problème est l’échelle de calcul
Les états consacrent des ressources importantes aux frontières qui leur sont « rentables », qui leur rapportent des recettes douanières et fiscales. En général, il s’agit de deux ou trois points frontières en tout pour un pays : un port, une ou deux entrées terrestres pour des pays enclavés. Les états sont aidés en cela par les bailleurs de fonds et les organisations internationales qui les encouragent techniquement et financièrement à appliquer des standards internationaux sur ces points. L’effet en est une pression fiscale relativement bonne sur ces points et des ressources humaines et matérielles en quantité, ainsi que de constants projets de réforme et de modernisation. Cela alimente, en miroir, le caractère « avantageux » des frontières pauvres.
Le problème est l’échelle de calcul. Les hommes d’Etat – gouvernants, hauts fonctionnaires, experts internationaux – font un calcul national, mais, localement, sur les frontières « pauvres », la richesse qui circule est, en termes relatifs, importante. C’est la leçon du cas malien : une zone où l’on pensait pouvoir contenir fiscalement la revendication politique est devenue une zone d’intérêt national à l’origine de la quasi-chute de l’Etat central.
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Le contrat fiscalité sécurité
16 La seconde logique politique en situation d’insécurité est le proposer un contrat fiscal fondé sur la sécurité : « payez des taxes et nous aurons les moyens d’assurer votre sécurité ». Ceci ne tient pas compte de deux facteurs : le temps et la confiance.
Là où l’Etat n’est plus présent de façon satisfaisante, les populations adoptent des solutions de sécurité informelles à court terme.
Le temps est important. Là où l’Etat n’est plus présent de façon satisfaisante, les populations adoptent des solutions de sécurité informelles à court terme, et ces solutions (milice ou groupe local de jeunes) sont moins coûteuses, pour les élites économiques, que payer l’impôt à l’Etat. En outre, cette solution est parfois encouragée par certains Etats qui préfèrent laisser l’action armée à des groupes civils ayant une connaissance du milieu d’intervention (brousse, forêt, désert,…). La sécurité de soi et la sécurité en général relèvent de deux temporalités différentes. Les commerçants interrogés savent très bien ce qu’est l’impôt étatique et à comment, en théorie, il permet à l’Etat d’assurer ses fonctions régaliennes. Leur problème est leur sécurité maintenant. A Mogadiscio, un importateur faisait le calcul simple qu’il payait plus d’un million de dollars US par an de droits et taxes de douane et 50 dollars US par mois aux jeunes de son quartier pour assurer sa sécurité. Il déroulait un calcul de toutes les dépenses simples de l’Etat, démontrant une connaissance approfondie d’un budget fédéral. Ailleurs, les populations concluent des alliances avec des groupes armés qui peuvent assurer leur défense. A Gao, les populations ont requis l’appui de la police islamique d’Ansar Dine et du MUJAO pour chasser de la ville des membres du MNLA, groupe allié aux précédents mais non religieux, qui se livraient à des pillages.
La méfiance est le deuxième facteur invalidant la stratégie étatique du contrat fiscal. Partout, la confiance dans les appareils sécuritaires est faible. En raison de la corruption et de la violence parfois de certains personnels des forces de sécurité, les populations considèrent l’Etat comme un groupe armé parmi d’autres. Il n’y a pas de barrière idéologique : nulle part, les élites marchandes n’ont invoqué l’idéologie des groupes armés comme un problème majeur. Il est souvent observé une neutralité de la part des populations envers ce qu’elles perçoivent comme un conflit entre les états et les groupes armés religieux.
La méfiance dans l’Etat n’est pas nouvelle, ce qui est nouveau c’est l’émergence de nouveaux acteurs, les groupes armés religieux, qui ne négocient rien (du moins politiquement) et proposent un autre modèle de gouvernance, mettant fin à tous les types de corruption, depuis la « corruption des mœurs » jusqu’à la corruption des fonctionnaires. Ces groupes sont différents de la « criminalité organisée » qui a besoin de l’Etat et en particulier de la corruption des services étatiques pour rendre l’illégal rentable.
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17 Il serait difficile d’affirmer que les groupes armés sont de bons collecteurs de taxes et mettent en place un « meilleur » système fiscal que les Etats, mais, à ce stade, les différentes observations ont montré qu’ils atteignent quatre objectifs qui font souvent défaut aux états : (i) évaluer la richesse des élites et les « taxer » souvent avec l’aide d’informateurs locaux ; (ii) être coercitif car aucune négociation n’est possible et la menace de mort est dissuasive ; (iii) déployer une bureaucratie peu ou pas corrompue (en Somalie, les Shabaab donnent des reçus de collecte de taxes aux chauffeurs de véhicules qui leur assurent de ne pas être taxés aux barrages suivants, puis les reçus sont collectés au dernier barrage et envoyés à un contrôleur qui se charge de faire une réconciliation), (iv) proposer une légitimation idéologique et non technique des taxes, à partir des valeurs et de la terminologie religieuses.
Par ces différents facteurs, là où ces groupes mettent en place une forme de fiscalité, celle-ci construit, de façon contrainte ou libre, un lien à l’impôt — donc entre les populations et ceux qui les gouvernent — plus politique que celui construit par « l’Etat technicien développeur », modèle souvent observé dans les pays dits en développement et encouragé par les bailleurs.
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Frontière Nord du Burkina Faso 2017, un poste avancé
IV. Quelques pistes de réflexion
18Finalement, que l’insécurité ne soit pas l’effet d’un conflit entre états, que les frontières soient « poreuses », « transgressées » (Grégoire 2018) ou remises en question (Assouga 2018), ne signifie pas que les frontières sont inexistantes. D’une manière générale, Giblin (2018) note que dans les conflits contemporains, les frontières ne sont pas nécessairement remises en question dans leurs limites, mais qu’elles sont les enjeux de lutte pour leur possession. Dans notre situation, les frontières demeurent bien au cœur des crises liées aux groupes armés religieux, géographiquement et économiquement.
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« Frontière fragile » : reconnaître la spécificité géographique des crises
19 Il est important de reconnaître la spécificité des interventions sécuritaires et de développement dans les zones frontalières : on n’intervient pas dans une zone frontalière, en développeur, ONG, militaire ou policier, comme on intervient dans le reste du pays.
Si, au cours de cette recherche, nous avons développé les termes de « frontières fragiles » (Cantens et Raballand 2016), c’est pour deux raisons, qui peuvent paraître conceptuelles et parfois anecdotiques face aux enjeux sur le terrain, mais qui finalement pourraient aider à mieux parler des situations.
D’une part, parler de « frontière fragile » revient à se démarquer de la notion « d’Etat fragile », inadaptée à plusieurs titres. Premièrement, un état peut ne pas être « fragile » au sens des classifications internationales et avoir à gérer des zones frontalières sous tension sécuritaire. C’est le cas de nombreux pays africains évoqués dans cet article. Deuxièmement, parler d’« Etat fragile » revient à perpétuer cette erreur de calcul évoquée précédemment et dont la manifestation devient claire en parcourant le terrain : la violence a un caractère très local, la richesse également, et ce local doit être compris au niveau central et non pas pris dans des calculs nationaux à l’échelle du territoire. Le conflit, la guerre se trouvent dépouillés sous leur forme la plus concrète qui soit, celle d’une violence avant tout exercée quelque part, un état d’insécurité marqué par des conflits de modes de gouvernance cherchant à ordonner un espace bien délimité..
D’autre part, les entretiens sur le terrain montrent qu’il manque un langage commun aux forces civiles et militaires » intervenant pourtant dans le même espace, entre le « front », militaire et la « zone de contention. Les entités nationales ou régionales en charge de sécurité pourraient donc :
- reconnaître la spécificité frontalière des problèmes sécuritaires et la nécessité d’une intervention sécuritaire qui accorde de l’importance à l’économie de la frontière, envisage les mesures sécuritaires aussi à l’aune de leurs impacts, positifs et négatifs, sur cette économie ;
- assurer la présence de l’Etat civil dans une zone de crise indépendamment de la contribution fiscale de cette zone au budget national ;
- proposer des solutions aux problèmes sécuritaires qui incluent la fiscalité comme instrument politique de justice sociale répondant au besoin de restaurer la confiance des populations dans l’Etat, au-delà de la technique budgétaire.
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Ne pas penser que la « résilience » suffira
20 Pendant et après les crises, les structures sociales reposant sur l’économie de la frontière évoluent. Les groupes de commerçants sont très structurés dans ces zones, probablement plus que dans les grands centres de commerce que sont les ports par exemple.
Quelques « grands commerçants » ont un quasi-monopole sur les produits de première nécessité que sont les farines, les huiles, le lait. De « moyens commerçants » ou de plus petits acteurs, parfois en association, occupent d’autres secteurs, comme l’habillement, les chaussures, les biscuits, la confiserie. Ils s’associent pour passer des commandes, affrètent des camions et assemblent leurs marchandises diverses en « camion de convoi », au même titre que les groupages dans les ports. Ces commerçants, petits ou moyens, sont bien entendu plus vulnérables aux crises d’insécurité : ils n’ont pas la même surface financière pour amortir les chocs, ils ne disposent pas toujours de correspondants dans les ports avec lesquels ils ont des liens historiques, transmis de génération en génération, ils n’ont pas non plus la possibilité de déplacer leur activité comme les grands commerçants de ces zones le font actuellement vers les pays côtiers. A Bol au Tchad, les commerçants s’associent pour prendre des marchandises à Maiduguri, chacun donnant à un représentant contacts, argent et commandes. Ces commerçants dans de petites localités peuvent paradoxalement mieux faire face à la crise car ils déploient des stratégies de solidarité, se prêtant des fonds ou des contacts. A Maiduguri en revanche, grand centre de commerce régional, il est apparu que le nombre de commerçants transfrontaliers s’est réduit et que les moyens commerçants ayant disparu ; les grands commerçants ont dû, pour répondre à la demande, élargir leur champ d’activité, en important les denrées qui faisaient la spécialité des petits commerçants. A Diffa, les petits commerçants se voient concurrencés par l’arrivée de nouveaux acteurs dans l’économie de la frontière, les villageois chassés de leurs terres par l’insécurité ou les mesures d’état d’urgence.
Cela soulève deux observations quant aux politiques sécuritaires. D’une part, les structures sociales avant la crise sont relativement fortes et le commerce transfrontalier, par la richesse qu’il génère y contribue.
D’autre part, pendant et après la crise, se pose le problème de la restauration de l’autorité de l’Etat : la situation après le pic de la crise d’insécurité n’est pas la même qu’au début de la crise et l’Etat civil, notamment fiscal, trouvera, en frontière, une structure économique différente, probablement plus concentrée sur quelques élites commerçantes qui auront donc gagné un poids politique. L’intérêt pour l’Etat central est donc de ne pas perdre le soutien des élites commerçantes — voire, dans certaines zones, de tout simplement le gagner. Ceci ouvre une autre piste, différente de celles qui font la promotion d’un appui à rechercher auprès des « élites intellectuelles » (chefs traditionnels, leaders religieux). Ces élites ne peuvent pas faire partie des solutions après une crise dont ils portent, comme « élites », une part de responsabilité au moins parce qu’ils ne l’ont pas prévenue et parce que son éruption démontre leur inefficacité politique et leur perte de confiance auprès des populations (Cantens 2018).
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Renforcer le rôle des administrations civiles et fiscales
21 L’importance de la frontière suggère la présence naturelle des douanes dans les dispositifs de sécurité. C'est formellement plus ou moins le cas selon les pays, mais cela doit être renforcé, par plus de préparation des cadres douaniers, l’élaboration d’une doctrine d’action claire, insérée dans les politiques sécuritaires et fiscales, en complément de l’action des forces de sécurité et de défense. Les douanes peuvent apporter ce lien économique entre sécurité et développement, étant à l’interface des deux volets.
Les douanes disposent d’une connaissance du tissu économique et de tous ses acteurs. Leur capacité à contribuer au renseignement est importante. Cette capacité est renforcée par le fait que les douanes collectent des données grâce à leurs systèmes d’information de dédouanement en place depuis la fin des années 1980 partout en Afrique. Ces données sont utiles dans l’évaluation économique de la crise, des réponses sécuritaires mais elles peuvent également être mobilisées pour détecter des anomalies dans les flux de marchandises, suivre les marchandises sensibles (motocyclettes, engrais, poissons, bétail) ou analyser les changements dans la structure des acteurs économiques.
Comme forces paramilitaires, les douanes interviennent aussi hors des zones urbaines, ce qui les place à l’interface entre la sécurité et l’économie et les rend à même d’évaluer les effets positifs et négatifs des mesures sécuritaires. Cette perspective est nécessaire aux gouvernements. Là où les contraintes sécuritaires deviennent trop fortes pour le commerce transfrontalier, le risque de contrebande augmente. Par exemple, interdire la circulation de certains produits utilisés pour la confection d’engins explosifs est efficace à condition que les contrebandiers ne prennent pas le relais dans ce secteur. Par ailleurs, les contrebandiers « historiques » sont incités à se diriger vers le trafic de marchandises à haute valeur ajoutée, en rapport avec les risques pris (armes, drogues).
Les douanes ont un rapport relativement positif aux populations locales, de par leur usage rare de la force et le recours que les douanes représentent pour les acteurs économiques opérant dans la légalité et menacées par la contrebande et la fraude.
Enfin, les douanes ont un rapport relativement positif aux populations locales, de par leur usage rare de la force et le recours que les douanes représentent pour les acteurs économiques opérant dans la légalité et menacées par la contrebande et la fraude. Le rapport politique des douanes à la société est fondé sur (i) une relation pacifique et régulière aux populations, (ii) une mission économique de faciliter le commerce transfrontalier et (iii) une mission de fiscalité qui devrait assurer une justice fiscale et l’égalité d’accès à l’économie de la frontière en luttant contre la concurrence illégale ou les situations de monopole. Cet aspect « politique » de la présence douanière est important pour la pleine restauration de l’Etat dans les régions concernées par l’insécurité.
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Une coopération géographique nécessairement imparfaite
22 Il faut peut-être abandonner l’idéal de coopération tel que nous le poursuivons. Faute de coopération réellement efficace, il conduit finalement à soumettre l’ensemble des acteurs à un seul. Ceci est dû à des raisons probablement inhérentes à la nature des acteurs et des situations. Autrement dit, il y a espoir de l’améliorer mais la coopération visée ne sera probablement jamais atteinte.
La coopération peut signifier le partage d’informations, même si certains acteurs doivent bien entendu partager moins que d’autres : il n’y a a priori aucune limite à ce que peut partager une douane avec des services de renseignement, mais la réciproque n’est pas vraie. Toutefois la coopération ne devrait pas conduire au monopole d’une perspective ou d’un cadre analytique sur un autre. Chaque acteur, militaire, policier, douanier doit produire sa propre analyse à destination de l’autorité politique, charge à cette dernière de se doter de plus de moyens pour synthétiser des analyses aux perspectives différentes. Cette synthèse semble peu réalisée pour l’instant, ce qui obscurcit, selon nous, le sens politique de l’intervention étatique dans les zones de crise.
D’un point de vue plus technique, l’adoption d’un langage commun, d’une technologie au sens premier de langue technique est nécessaire, et c’est aux administrations civiles de faire un effort en ce sens. Comme administration civile, se déplacer sur le terrain avec les forces de défense, optimiser le déploiement de ses ressources dans l’espace sont importants. L’insécurité oblige les administrations civiles, douanières en particulier, à modifier leur mode d’action : sortir sur le terrain nécessite, pour chaque sortie, un déploiement de ressources plus importantes pour assurer sa propre sécurité qu’en temps de paix. L’analyse de risque (« qu’est-ce qui présente le plus de risques de fraude et qui doit être contrôlé ? ») est familière aux douaniers depuis plus de 20 ans ; elle doit devenir spatiale, intégrer l’information géographique. En outre, combinées à de l’information géographique, les données douanières peuvent simplement s’ajouter aux données cartographiques utilisées par les forces de sécurité pour produire une image de la situation dans toutes ses dimensions, naturelles et économiques.
Enfin, la carte (ou la base de données géospatiales) est un instrument de coopération en soi, de par la nature des informations qu’elle regroupe, entre des corps de métiers très différents. L’espace est commun à tous, mais sa représentation, celle de la zone frontière, est différente selon qu’on est militaire, policier, garde-forestier ou douanier. La carte est peut-être le moyen le plus simple pour renforcer la coopération à tous les niveaux sur le terrain et au niveau central.
Pour les administrations civiles, ce sont là des techniques à inventer localement, il n’y a pas d’expertise dans les pays traditionnellement fournisseurs d’assistance technique. Toutefois, les formes de ces techniques ne sont pas inconnues : stages de formation sur le rôle politique, économique des douanes en matière de sécurité et dans les zones de crise, , développement de la fonction renseignement (bases de données, formation d’analystes), développement de l’information géographique.
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Figure 1. Organisation de l’information géographique en « couches » de données
Figure 2. Exemple de zone d’intérêt dans le Bassin du Lac Tchad (source : BING satellite imagery)
Figure 3. Comment représenter la zone frontière ? Première option : délimitation de la zone frontière suivant une zone tampon fixe de quelques kilomètres. Cette représentation ne convient pas, car elle ne tient pas compte de la « traficabilité » du terrain. D’un point de vue économique, la zone frontière est par exemple plus étendue en zone désertique qu’en zone montagneuse.
Figure 4. Comment représenter la frontière ? Deuxième option : délimitation de la zone frontière suivant les entités administratives (comtés, préfectures) au contact de la ligne frontière. Cette représentation ne convient pas à l’analyse des groupes armés et des contrebandiers qui ne respectent pas les limites administratives.
Figure 5. Comment représenter la zone frontière ? La solution adoptée pour représenter la zone frontière est l’utilisation d’un algorithme qui trace l’enveloppe des centres et des routes de commerce transfrontalier.
Figure 6. Quel modèle spatial pour la zone d’intérêt ? Première option : le « grid ». Cette représentation est souvent adoptée pour partitionner l’espace. Toutefois, elle pose problème si on souhaite qu’elle soit fine et qu’elle préserve l’empreinte des grandes localités. En outre, elle ne tient pas compte du réseau routier.
Figure 7. Quel modèle spatial pour la zone d’intérêt ? Seconde option : le découpage administratif. Cette représentation est souvent adoptée, notamment dans les études criminelles, bien souvent parce que les données sont accessibles à cette échelle uniquement. Comme précédemment, elle ne convient pas dans la mesure où les mouvements des groupes armés et des contrebandiers ne suivent pas de logique « administrative » et qu’il n’est pas tenu compte du réseau de transport.
Figure 10 (ci-dessus) : possibles usages de l’information géographique.
V. Conclusion
23 Les frontières résistent (Foucher, 2018), y compris pour les groupes armés religieux. Dans le documentaire « Salafistes » réalisé par MM. Ould Salem et Margolin (2016), le dirigeant islamiste Omar Ould Hamaha interviewé à Tombouctou en 2012 désigne le Mali comme son objectif principal et assure que (au moins dans un premier temps) les états voisins ne sont pas des cibles. L’objectif de court terme que constitue la prise de pouvoir d’un état-nation par un groupe armé n’est pas contradictoire avec un objectif de long terme d’expansion mondiale en association avec d’autres groupes.
La crise sécuritaire aux frontières invite à revoir la distinction entre frontière-démarcation qui serait le signe de l’autorité étatique et frontière-interaction qui serait le fait des populations en quête d’échanges, culturels et économiques selon Bigo (2011). Les frontières évoquées précédemment étaient et demeurent des lieux d’interaction. Même si ces interactions sont devenues militaires ou plus généralement guerrières, elles n’ont pas quitté la sphère de l’économique et du symbolique, elles impliquent ce qui relève de la violence, de l’idéologie et de l’économie en même temps, des acteurs étatiques et non étatiques parfois placés sur le même plan de légitimité par les populations.
En l’absence de contrôle étatique, le commerce transfrontalier et son informalité représente une triple opportunité pour les groupes armés : (i) un approvisionnement à moindre coût, (ii) une source d’impôts sur le transport et la marchandise, (iii) un débouché politique pour attirer des populations peu avantagées par l’organisation sociale en leur finançant des activités de commerce leur garantissant une émancipation sociale. La fiscalité, quant à elle, participe de la compétition entre les groupes armés et l’Etat pour instaurer des formes de gouvernance et démontrer aux populations l’efficacité politique du gouvernant à ordonner la circulation de la richesse géographiquement et socialement.
Ceci plaide pour une vision plus politique que technique. Il n’est pas réaliste d’affirmer qu’une perspective, militaire, douanière, policière, économique ou fiscale puisse à elle seule engendrer la solution adéquate. Les solutions purement militaires n’ont jamais prétendu offrir de solution politique, elles devaient uniquement créer les conditions de celle-ci (Charbonneau 2017). Par ailleurs, le déploiement des forces de défense est soumis à de fortes contraintes d’adaptation qui peut le rendre obsolète à un moment donné comme le note Hanne (2017) lorsqu’il évalue la recrudescence des actions terroristes au Mali en 2016-2017.
En d’autres termes, la question n’est pas seulement de savoir comment maintenir ou restaurer l’Etat. Elle devient : au nom de quoi l’Etat est-il finalement plus efficace, meilleur, que les autres groupes armés ? Cela ne semble pas toujours évident aux populations locales. La politique de la frontière manque aux états, par rapport aux groupes armés qui ont transformé des revendications économiques en problèmes politiques alors que les états continuent d’en faire des problèmes techniques. En période de crise, le soutien au commerce transfrontalier et à la gouvernance qui lui est associée, fiscalité et contrôle de la contrebande, pourraient s’avérer des pistes fructueuses pour le nexus sécurité-développement. L’enjeu est autant technique, collecter des recettes que politique, démontrer une capacité à réguler la circulation de la richesse dans la société et garantir un accès égal aux opportunités de l’économie de la frontière.
La politique est locale, autant que la violence. A quelques kilomètres de la guerre, ce n’est plus la guerre. Il ne s’agit pas pour autant de militariser la frontière, cette crainte, critique, attachée aux actuelles politiques de sécurité aux frontières est récurrente. Elle est légitime si on pense la coopération comme aboutissant à l’unicité des vues sur la situation plutôt qu’en termes de partage d’informations et protections réciproques sur le terrain. Il s’agit de décorréler la technologie (renseignement, données géospatiales, armes) de l’usage de la force qui en découle, ou non : décorréler la technique du domaine qui lui a donné naissance.
Les populations font la frontière. Sans la prise en compte de la frontière, pas de soutien aux états, et l’économie de la frontière n’est pas exclusivement basée sur l’agriculture ou le pastoralisme, loin de là, elle est faite de mouvement. Il s’agit d’éviter que ceux qui vivent en frontière continuent de « rester en tribune » et qu’ils en soient les premières victimes.
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Figure 8. Quel modèle spatial pour la zone d’intérêt ? L’option choisie est l’utilisation d’un algorithme de diagramme de Voronoi, un pavage de l’espace suivant des unités d’aires dont les points centraux ont un sens pour une réprésentation de l’économie de la frontière : par exemple les nœuds routiers et les villes commerciales.
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