antiAtlas Journal #01 - 2016

Introduction antiATLAS JOURNAL #1 : Explorations arts sciences à la frontière

Anne-Laure Amilhat Szary, Jean Cristofol et Cédric Parizot


Anne-Laure Amilhat Szary est géographe, Professeure à l'université Grenoble-Alpes et membre du laboratoire PACTE (CNRS UMR 5194). Ses deux derniers ouvrages : Qu'est-ce qu'une frontière aujourd'hui ?, 2015, Paris, PUF et Borderities and the Politics of Contemporary Mobile Borders, 2015, Palgrave Macmillan (co-édité avec F. Giraut).


Jean Cristofol est philosophe, Professeur à l'École Supérieure d'Art d'Aix-en-Provence. Dernière publication : Flux, stocks et Fuites, in Locus Sonus, 10 ans d'expérimentations en art sonore, Éditions Le Mot et le Reste, 2015.


Cédric Parizot est anthropologue du politique, chercheur au CNRS, Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman. Il est initiateur et coordinateur du collectif antiAtlas des frontières. Ses deux derniers ouvrages : Israelis and Palestinians in the shadows of the wall. Spaces of separation and occupation, 2015, Ashgate (co-édité avec S. Latte Abdallah) et Marges et Numérique/ Margins and digital technologies, 2015, Journal des anthropologues 142-143 (co-édité avec T.Mattelart, J. Peghini et N. Wanono).

Mots-clefs : antiAtlas, arts / sciences, co-production, critique, expérimentation, introduction, médiation, performativité, politique, réflexivité, subjectivité, technologie.

Trevor Paglen, Open Hangar; Cactus Flats, NV; Distance ~ 18 miles; 10:04 a.m., 2007

Pour citer cet article : Amilhat Szary Anne-Laure, Cristofol Jean, Parizot Cédric, 2016, "Explorations arts-sciences à la frontière", antiAtlas Journal 01 | 2016 [En ligne], publié le 13 avril 2016, URL : http://www.antiatlas-journal.net/01-introduction-explorations-arts-sciences-a-la-frontiere, DOI : http://dx.doi.org/10.23724/AAJ.1, consulté le Date.

I. Introduction

1 Créer un journal c'est faire un pari. Celui de l'antiAtlas Journal est double : il fait l'hypothèse que le web offre des formes nouvelles pour articuler autrement textes, images et médias variés et que cette liaison peut renouveler notre approche d’objets aussi complexes que sont les frontières. Celles-ci sont au centre de cette entreprise car elles nous semblent constituer des clés d'accès privilégiées pour comprendre la complexité des enjeux contemporains. Bien qu'il soit désormais scientifiquement établi que les frontières s'ouvrent et se ferment à la fois, la représentation courante de la frontière demeure une ligne ! Longtemps perçues comme des réalités périphériques à nos territoires, elles constituent désormais des dispositifs en réseau de tri et de régulation des flux qui traversent et affectent profondément nos existences. Mieux que tout autre objet politique, les frontières sont à la fois des lieux et des processus incontournables pour analyser la mondialisation et en construire une pensée critique.

Afin de mieux comprendre leur fonctionnement, le collectif antiAtlas des frontières s’est efforcé depuis quelques années de problématiser les formes par lesquelles nous les appréhendons et les étudions. Parler d'antiAtlas ne signifie pas que nous renions les cartes comme mode d'accès au monde, mais que nous les envisageons, de même que tout autre dispositif, comme des appareillages s’appuyant sur des techniques spécifiques de représentation. Constitué à une certaine période de l’histoire et dans un contexte européo-centré, ce savoir a largement contribué à construire la réalité dont il prétendait rendre compte : l’espace, les territoires, les frontières, etc. Face à ce que nous diagnostiquons comme une crise des représentations, nous nous sommes efforcés de repenser les manières dont nous appréhendons les frontières. Jusqu’à présente cette réflexion a été menée dans des espaces que nous avons déployés (séminaires, performances, colloques/expositions, site internet) pour permettre aux chercheurs en sciences humaines, aux chercheurs en science dures, aux artistes, aux experts et aux habitants de confronter leurs pratiques et leurs expériences.

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Affiche colloque et exposition antiAtlas des frontières, Aix-en-Provence 2013,
conception graphique Myriam Boyer, d'après les travaux de Alberto Campi et Forensic Oceanography.

Exposition antiAtlas des frontières #2, La Compagnie, Marseille, 2014, photographie Myriam Boyer

II. Un espace numérique exploratoire

2 Notre journal souhaite prolonger cette initiative dans un espace éditorial exploratoire qui conduira les auteurs et les lecteurs à partager des réflexions épistémiques autour d’expérimentations sciences/arts, dans une démarche dialogique. Le recours à des corpus articulant textes, images, vidéo, son, etc. engagera l'émotion et élargira la performativité des dispositifs mis en œuvre. Nous nous positionnons bien dans une démarche qui pose le dissensus esthétique comme voie d'accès à des formes d'émancipation politique.

La création de l’antiAtlas-Journal est également motivée par le constat mitigé que nous avons opéré à propos du champ des études sur la frontière (border studies). Depuis une vingtaine d'années, la multiplication des travaux universitaires sur ce thème, ainsi que la création de grandes revues (Journal of Borderland Studies, Geopolitics – dont le premier nom, en 1996-97, fut Geopolitics and International Boundaries, L’Espace Politique, etc.) ont contribué à structurer un champ de recherche très riche. Cette dynamique a d’ailleurs encouragé des recherches pluridisciplinaires, c’est-à-dire la convergence de plusieurs épistémologies autour d’un même objet, mais elle n'a que rarement entrainé des emprunts et des déplacements entre et au sein de ces différentes disciplines. Récemment, de nouvelles publications ont tenté de renouveler les réflexions au sein de ce champ en cours de consolidation scientifique. C’est le cas de la nouvelle revue Movements qui revendique une approche très critique. Chassez la discipline, elle revient au galop, ces nouvelles études de la frontière sont tranquillement en train de se circonscrire institutionnellement.

Enfin, la confrontation entre des démarches multiples, la production de connaissances et les pratiques des chercheurs en sciences humaines (anthropologues, politistes, sociologues, économistes, géographes, historiens, juristes, etc.), de ceux provenant des sciences exactes et expérimentales (biométrie, intelligence artificielle, etc.), des artistes (net.art, hackers, tactical geographers, plasticiens, etc.), des experts (douaniers, industriels, etc.) et enfin des habitants (migrants ou pas, puisque les frontières nous traversent tous), présents en tant que porteurs d'une parole non experte, nous semble d’autant plus nécessaire que les frontières contemporaines sont devenues des objets de plus en plus complexes sur le plan technologique, politique, économique, social et juridique. Outre une réflexion critique, l’antiAtlas-Journal propose donc de jouer et de profiter de la complémentarité des savoirs et des pratiques.

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Benoit Tadié, conférence-exposition antiAtlante delle frontiere, Festival Internazionale, Ferrara, 2014

Myriam Boyer, Ateliers de recherche antiAtlas, IMéRA, Marseille, 2012

III.

L’antiAtlas-Journal s’efforce de promouvoir cette démarche transdisciplinaire à deux niveaux. Notre revue privilégie tout d’abord des contributions opérant un retour critique sur des explorations sciences/arts autour des mutations des frontières contemporaines afin de repenser la manière dont nous construisons et nous pensons la (géo)politique, ce qui nous engage sur le chemin de la transformation de nos pratiques. Ces expérimentations sont prolongées au cours du processus d’édition des articles qui est pris en charge par un artiste dont le travail se confronte à la question des médias et de l’édition numérique : Thierry Fournier.

Et c'est bien en tant qu'artiste et concepteur qu'il est interpellé ici. Il s'agit d'instaurer un dialogue dans le processus même de l'élaboration de la revue, de ne pas concevoir le design graphique comme une intervention seconde, destinée à mettre en valeur et à illustrer un texte. L’édition constitue un acte majeur, qui fait jouer les uns par rapport aux autres les images, les sons et les écrits pour produire du sens en même temps que de la forme. Il s'agit de permettre au sens de circuler et de ne pas régler à l'avance les clés institutionnelles de l'interprétation, le jeu de la hiérarchie entre textes et images, entre œuvre et commentaire. Cela suppose qu'un débat puisse s'établir entre les auteurs des articles, l'équipe éditoriale et l'artiste-designer qui, à un moment donné du processus, est amené à prendre en charge la revue comme une forme et à proposer un geste en réponse aux éléments qui lui sont proposés. Nous espérons donc que ce travail permette de proposer des formats d’édition inédits en sciences humaines et sociales.

En bref, chaque publication constitue une unité éditoriale qui confronte texte et médias dans une volonté de perturbation créatrice. Ce face-à-face entre texte, image et son participe de la dénaturalisation des pratiques de représentation en sciences sociales. Le processus éditorial prend une valeur performative dans la mesure où il prolonge une expérimentation entre chercheurs et artistes, par l'invention d'une production inédite. La médiation d'un tiers sujet, lecteur ou spectateur, auquel ce travail est ainsi présenté se trouve donc partie constitutive de cette construction dialogique des écarts entre les points de vue, les énoncés, les formes.

Le processus éditorial prend une valeur performative dans la mesure où il prolonge une expérimentation entre chercheurs et artistes, par l'invention d'une production inédite.

En articulant des textes et des médias, l’antiAtlas-Journal ouvre également d’autres possibilités d’écriture et de collaboration dans l’élaboration des articles. Co-signer une publication de l’antiAtlas-Journal recouvre une série de collaborations dont les participants ne souhaitent pas détisser tous les implicites pour privilégier le statut collaboratif. C’est le cas dans cette livraison de Recherche, art et jeu vidéo : ethnographie d’une exploration extra-disciplinaire qui est co-signée par Cédric Parizot et Douglas Edric Stanley. Alors que le premier a rédigé le texte à la première personne pour rendre compte de son expérience, le second s’est concentré sur la réalisation et le montage des images, des vidéos et d’un scénario interactif. Ce type de contribution ouvre des questions sur les formes d’auctorialité dans le cadre des pratiques sciences-arts, également liées au fait que les processus collaboratifs dont chaque numéro rendra compte impliquent souvent un nombre de personnes plus important que la liste finale des auteurs d'un article. Nos articles respectent la consigne de l'évaluation scientifique par les pairs, de façon à garantir la qualité de leurs contenus, cependant le souhait de renouveler les formes et les styles impose finalement, dans ce domaine aussi, une réflexion sur la longue durée !

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Amy Franceschini, Finger Print Maze, exposition antiAtlas des frontières, Musée des Tapisseries, Aix-en-Provence, 2013, photographie Dominique Poulain

Ken Rinaldo, Paparazzi bot, exposition antiAtlas des frontières, Musée des Tapisseries, Aix-en-Provence, 2013, photographie Dominique Poulain

IV. Prolonger les réflexions et les expérimentations menées dans le cadre de l'antiAtlas des frontières

4 Cette première livraison du journal, Explorations et pratiques sciences-arts à la frontière, propose de montrer l’intérêt heuristique des interactions entre pratique artistique et recherche dans le champ des études sur les frontières (border studies). En réunissant les contributions d’auteurs qui ont participé aux travaux de notre collectif, elle prolonge des réflexions et des expérimentations qui ont été initiées au cours des années de compagnonnage des séminaires et des colloques-expositions de l'antiAtlas des frontières. Les numéros ultérieurs ouvriront bien sûr la plateforme de l'antiAtlas journal à des contributeurs extérieurs. Il s'agit pour tous de confronter la recherche à ses formes et aux formes dans lesquelles l'expérience se construit comme une réalité à la fois sensible et signifiante.

Les trois premières contributions s’engagent dans une réflexion générale pour mieux situer la place des interactions sciences/arts dans l’histoire de la recherche et de l’art. Elles font varier les points de vue, leurs auteurs étant chercheurs et/ou artistes : ils témoignent tous, à leur façon, du franchissement de cette frontière institutionnelle. Leur intérêt est aussi de déconstruire cette dichotomie sciences/arts, arts/sciences pour repenser l'évolution de ces relations. On ressort de leur lecture avec d'une part une vision beaucoup plus nuancée de ces collaborations, ainsi qu'une meilleure perception des différents enjeux que représentent ces croisements et ces déplacements, mais on se trouve d'autre part mieux outillé pour percevoir les dimensions politiques de la mise en place de telles relations.

Dans son article, Jean Cristofol souligne que jusqu’à une époque récente, les interactions sciences-arts étaient considérées comme des aventures marginales et des spéculations hasardeuses, sans réelle portée. Le développement des technologies de l’information et de la communication, et notamment du numérique, au cours des trente dernières années en ont fait un réel enjeu. Et pour cause, combinés aux transformations économiques, sociales, culturelles et politiques, ces technologies n’ont pas uniquement confronté les artistes et les scientifiques à de nouveaux médiums, elles ont aussi modifié radicalement les relations entre les domaines de l’industrie, de la science et de la culture.

Ainsi de son point de vue, la question qui se pose à travers l’étude des relations entre art et science, est moins de savoir quelle place l’art peut occuper dans les pratiques scientifiques, et inversement, mais plutôt de comprendre comment ces interactions rendent compte des nouvelles articulations qui se dessinent entre des domaines que nos cultures avaient jusque-là constitués comme des espaces séparés. Le changement de la place de l’artiste dans la société et de ses relations avec la technique et les sciences avait déjà été perçu dans la première moitié du 20e siècle par un certain nombre de philosophes (Paul Valery, Walter Benjamin, John Dewey) et d’artistes (Moholy-Nagy). En revenant sur ces écrits ainsi que sur des travaux plus récents, Jean Cristofol revient sur le caractère résolument exploratoire des pratiques artistiques, qui « engagent l'expérience que nous pouvons faire d'un environnement qui s'est profondément transformé, qui s'est technicisé et qui s'est médiatisé. »

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James Bridle et Einar Sneve Martinussen, Drone Shadow 002, Istanbul, Turquie, 2012.
Peinture blanche de signalisation des routes, 15 x 9 m.

5 À titre d’illustration, Anna Guilló examine comment depuis les vingt dernières années, les artistes ont investi massivement la cartographie, à la fois comme un champ de recherche et d’expression, pour construire un lieu relationnel inédit. En se saisissant des questions du rapport à l’espace et à la frontière, elle montre comment le Border art, au même titre que la géographie expérimentale, conduisent à redéfinir les frontières de l’art tout comme la figure de l’artiste. À travers les motifs récurrents de la carte et de la limite dans l'art contemporain, elle poursuit son détournement de la rhétorique plastique dominante, et les façons dont les artistes questionnement à travers leurs productions le statut du visible et de l'invisible ou le positionnement de l'auteur vis-à-vis de son travail dont il se proclame à la fois à l'intérieur et à l'extérieur. Elle explore également ces contradictions dans les œuvres qu'elle a elle-même créées sur ces thèmes et qui ponctuent ici son texte. S'inspirant de la proposition du critique Brian Holmes, elle propose enfin de recourir à la notion parfois trompeuse d'« extradisciplinarité ». Il s'agit en effet d'un outil que ce dernier propose de mettre à disposition des artistes de façon à ce qu'ils puissent enfin mettre à profit le potentiel émancipateur de l'apport théorique. Permettre à la critique d'art de ne plus se situer en dehors de la création, autoriser par conséquent l'art à se défier des frontières que les institutions et les marchés lui enjoignent de respecter, c'est là l'enjeu de ce vocable. Son utilisation ici est d'autant plus intéressante qu'il est facile pour les sciences sociales de s'en saisir de façon plus ou moins littérale. Pour autant, il pose bien, du point de vue des artistes, les enjeux ambigus des coopérations ouvertes : travailler avec des concepts dont on se saisit ou avec leurs producteurs ne produit pas le même type de processus.

C'est bien au cœur de la nature des dynamiques sciences-arts que se situe la discussion engagée par Anne-Laure Amilhat Szary dans « Revendiquer le potentiel critique des expérimentations arts / sciences sociales ? Portrait du chercheur en artiste ». En posant la spécificité de la collaboration entre artistes et chercheurs en sciences sociales, elle entre dans l'interrogation des évidences attendues désormais des rapprochements dits arts-sciences. Dénonçant la quête d'innovation et la récupération par les logiques de marché, elle tente de mettre en évidence les modalités esthétiques et scientifiques des partenariats possibles entre ces domaines. Cela l'amène à démontrer qu'il est grand temps de sortir d'un binarisme artificiel (et finalement très historiquement situé) entre arts et sciences pour questionner de façon commune le statut de la recherche d'une part, et pour finalement, d'autre part, aboutir à une proposition forte : la revendication par le chercheur d’un statut d'artiste. Au-delà des questions de medium et de conditions de production, d'œuvre et de texte, il s'agit bel et bien de promouvoir la nécessité d'une composante réflexive au cœur des processus de production de connaissances. Les sciences sociales, en tant qu'elles travaillent une matière qui ne leur est pas extérieure, et que les concepts qu'elles créent sont amenés à potentiellement pouvoir être utilisés puis transformés par ceux qu'ils qualifient, se trouvent aujourd'hui face au mur de leur subjectivité. Le fait de l'aborder à travers la notion de frontière, d'une frontière mobile qui plus est, permet sans doute mieux de comprendre le potentiel de la relation qui peut exister entre les mondes artistiques et scientifiques. Sortir de l'instrumentalisation réciproque des arts par les sciences, des sciences par les arts, permet en effet de produire ensemble des dispositifs émancipateurs qui incitent leurs destinataires à se mettre en actes au travers du rapport sensible qu'ils déclenchent comme de leur capacité à transmettre des idées justes.

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Ina Wudtke, Portrait de l'artiste en Chercheur (A Portrait of the Artist as a Researcher), installation, MuHKA, Anvers, 2006, photographie 414vzw, avec l'aimable autorisation de l'artiste.

V.

6 Les trois contributions suivantes proposent une approche plus empirique puisqu'elles reviennent chacune sur le processus d’élaboration d’œuvres sciences-arts traitant de la question des frontières à partir de trois mediums : une ethno-fiction filmée (Nicola Mai), un ensemble de cartes participatives sur papier et tissu (Sarah Mekdjian et Marie Moreau) et un jeu vidéo (Cédric Parizot et Douglas Edric Stanley). Ces explorations ont soit été menées par un chercheur/artiste (Nicola Mai) soit dans le cadre de processus collaboratifs engageant chercheurs et artistes, c'est à dire des co-productions. Si leur objectif est bien d'explorer de nouvelles formes de restitution de la recherche, leurs auteurs n'envisagent pas pour autant ces médiums comme étant plus efficaces que ceux qui dominent aujourd'hui les sciences sociales ou la pratique artistique. Leur engagement avec ces techniques demeure résolument problématisé. En jouant sur les perturbations créatrices et les déplacements occasionnés par ces expérimentations, ils proposent de réfléchir à l'intérêt que représentent réellement ces nouvelles formes de recherche et de création, tout en opérant un retour critique sur celles qui dominent leurs disciplines et leurs pratiques.

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7 Nicola Mai, dans Agencer Samira : comprendre l’humanitarisme sexuel à travers la réalisation d’un film, propose un retour sur son travail de création vidéo-documentaire à partir d'une enquête ethnographique menée auprès de migrants qui travaillent dans l'industrie du sexe. Tiré d'une longue enquête, le film Samira approfondit le cas d'une personne qui, plusieurs fois dans son existence, va accompagner son périple de part et d'autre des frontières internationales par la traversée des frontières des genres. Il s'agit du troisième volet d'une trilogie autour de la déconstruction de la figure de la victime dans le travail sexuel. Nicola Mai y pousse encore plus loin ses méthodes dites « mobiles », notamment celle de construire la prise d'image autour des verbatim des entretiens qu'il a réalisés sur le terrain. Cette fois, il endosse son propre rôle, pénétrant dans son monde fictionnel pour proposer une auto-ethnographie au statut hybride. Le texte présenté ici, accompagné d'un appareil iconographique qui rend toute sa justice à la beauté de Samira, développe un questionnement réflexif complexe sur les façons dont un processus de recherche évolue quand leur auteur assume désormais son statut d'artiste. Cela le conduit en effet à produire des résultats extrêmement convaincants sur les relations entre corps et normes à la frontière, mais aussi à proposer des pistes théoriques pour l'évolution de la prise en compte du corps du chercheur en sciences sociales dans les dispositifs qu'il met en place.

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Nicola Mai, Samira (installation), exposition antiAtlas des frontières, Musée des Tapisseries, Aix-en-Provence, 2013, photographie Dominique Poulain

8 Dans Redessiner l'expérience : art, sciences et conditions migratoires, Sarah Mekdjian et Marie Moreau réalisent une performance à quatre mains, en hommage aux voyageurs, personnes en situation de demande d'asile, comme aux collaborateurs artistiques et scientifiques avec lesquels elles ont mené un travail de cartographie participative. L'enjeu, là encore, est à la fois scientifique, esthétique, mais surtout politique. Elles reviennent d'abord sur leur choix du dessin pour partager des conditions de rencontre hospitalière en réfléchissant aux parcours migratoires, une décision fondée sur l'exigence de ne pas reproduire la violence des situations d'entretiens auxquels les personnes qui demandent l'asile se trouvent soumises par les administrations qui doivent vérifier leurs histoires pour déterminer leur statut administratif et l'octroi éventuel de papiers d'identité. Dans une perspective de contre-cartographie des conditions migratoires, où il s'agit de mieux comprendre comment migrer ne se résumera jamais à parcourir un segment de la planète en suivant le trait d'une flèche sur une carte, elles ont proposé à des demandeurs d'asile de dessiner. Poser, à la fois sur du papier et du tissu, non pas uniquement leurs voyages, mais les émotions ressenties en chemin : des éléments d'expérience d'exil, vécues, entendues, imaginées. Sarah Mekdjian a suggéré, de façon à pouvoir mettre en lien ces expériences, de construire ensemble une légende commune aux cartes produites. Le résultat est fascinant dans la façon dont il documente une réalité multiforme que les citoyens sédentaires ont du mal à saisir dans ses nuances, dont il réinvente aussi, en partie, les codes classiques des cartographies migratoires… tout en ouvrant de nouvelles questions sur le statut des productions issus de ces ateliers : ces dessins sont-ils des cartes ? Des œuvres d'art ? Comment rendre compte des asymétries de statut dans leur fabrication, entre personnes demandant l'asile, artistes intermittents et chercheurs fonctionnaires ? Sarah Mekjian et Marie Moreau présentent ici une nouvelle carte, dessinée ensemble par les deux auteures, et qui revient sur leur expérience de co-production. Ce dessin invite paradoxalement à se perdre dans les interrogations qu'elles soulèvent, pour mieux sans doute entrer dans le débat de ce qu'explorer les confins de l'art et de la science veut dire aussi du point de vue de l'engagement.

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Sarah Mekdjian, Marie Moreau et et Anne-Laure Amilhat Szary, Cartographies traverses, exposition antiAtlas des frontières, Musée des Tapisseries, Aix-en-Provence, 2013, photographie Myriam Boyer

9 Enfin, dans Recherche, art et jeu vidéo : ethnographie d’une exploration extra-disciplinaire, Cédric Parizot et Douglas Edric Stanley proposent de restituer le processus de conception et de développement d’un jeu vidéo documentaire et artistique, A Crossing Industry, qu’ils élaborent en collaboration avec Jean Cristofol et des étudiants de l’École d’art d’Aix-en-Provence depuis 2013. A Crossing Industry a pour but de rendre compte d’une enquête de terrain ethnographique menée au cours de plusieurs années par Cédric Parizot entre le sud de la Cisjordanie et Israël. En ayant recours au simulateur du jeu, ses auteurs envisagent de modéliser les formes d’interactions qui se mettent en place entre les multiples acteurs (Palestiniens et Israéliens) qui interagissent à l’ombre du mur et contribuent, chacun à leur niveau, à affecter le fonctionnement du régime de séparation imposé par les Israéliens aux Palestiniens entre 2007 et 2010. L’objectif de l’article est d’analyser comment la technologie vidéo-ludique peut permettre d’articuler une démarche ethnographique avec une démarche artistique animée par ses propres enjeux esthétiques et poétiques. Étant donné que A Crossing Industry est en cours d’élaboration, il ne s’agit pas d’évaluer sa capacité à communiquer un message à l’intention d’un public défini, mais plutôt d’appréhender ce que provoque cette expérimentation sciences-arts chez ses concepteurs. Envisageant leur collaboration à travers le concept de dispositif artistique et documentaire critique, ils rendent compte des réflexions qu’ont suscitées les écarts entre leurs démarches et leurs propositions. C'est bien dans cette intersubjectivité (documentée tout au long par le chercheur dans un processus réflexif dont il n'a pris conscience qu'au fil du temps) que se situe la matière du jeu dont l'objectif est certainement, pour son futur utilisateur, autant de se mettre dans la peau du travailleur illégal comme le déroulé d'une partie l'y invite, que de mettre à distance sa pratique, notamment à travers les choix graphiques mis en œuvre dans A Crossing Industry et son usage intrigant des blancs. Cette analyse ne prétend pas véritablement apporter de contribution aux débats des Games Studies ; elle relève en priorité d’un exercice d’extra-disciplinarité, au sens où la définit Brian Holmes (2007) intéressant en premier lieu l’anthropologie et la création artistique.

Ces trois œuvres, Samira, Cartographies traverses et A Crossing Industry fonctionnent un peu comme des médias tactiques, c'est-à-dire qu'elles ne produisent pas uniquement un discours alternatif et critique sur des processus, sociaux, économiques et politiques aux frontières, elles nous conduisent également à repenser de manière critique nos modes d'accès et de construction du réel à la fois dans la pratique artistique et dans la recherche en sciences humaines.

Notes...

Exposition antiAtlas des frontières #2, La Compagnie, Marseille, 2014, photographie Myriam Boyer

Colloque-exposition The Art of Bordering, Maxxi, Rome, 2014, photographie Myriam Boyer

Notes

10    

1. Lancé en 2011 à partir de l’Institut méditerranéen de recherches avancées de Marseille (IMéRA), ce projet a permis de structurer un collectif de chercheurs, d’artistes et d’experts qui bénéficient du soutien institutionnel de l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM, CNRS/Aix Marseille Université), de l’École supérieure d’Art d’Aix-en-Provence, du laboratoire PACTE (CNRS/Université de Grenoble-Alpes) membre du consortium de l'UE (FP7) EUBORDERSCAPES, et du projet Labexmed. Il a publié son manifeste théorique en 2015 : The antiAtlas of Borders, A Manifesto, DOI:10.1080/08865655.2014.983302.

2. Moins usité que son antonyme, « consensus », le mot « dissensus » exprime la diversité de points de vue ou de façons de ressentir ou juger. Mis en lumière par la psychologie sociale (Moscovici, S & W. Doise, 1992, Dissensions et consensus. Une théorie générale des décisions collectives, Paris, Presses universitaires de France, 296 p.), l'usage du terme va connaître un grand succès dans les travaux de J. Rancière qui mettent la relation esthétique au cœur des mécanismes politiques, et notamment Le Partage du sensible : Esthétique et politique, 2000, Paris, La Fabrique et Dissensus. On Politics and Aesthetics, 2010, New York, London, Continuum.

3. http://www.antiatlas.net​

4. http://movements-journal.org/issues/01.grenzregime, mis en ligne en 2015, consulté le 20/3/2015.

5. Jean Cristofol, ce numéro, paragraphe 3.

6. Sur la définition de ce terme, voir les articles de Cédric Parizot, Sarah Mekdjian et Marie Moreau et Anne-Laure Amilhat Szary.

7. « Si le mot de tropisme exprime bien le besoin ou le désir de se tourner vers quelque chose d’autre, vers une discipline extérieure, la notion de ré-flexivité indique le retour critique au point de départ, qui cherche à transformer la discipline initiale, à la désenclaver, à ouvrir de nouvelles possibilités d’expression, d’analyse, de coopération et d’engagement en son sein. C’est cette circulation à double sens, ou plutôt cette spirale transformatrice, que l’on peut appeler l’extradisciplinaire. »

http://www.antiatlas-journal.net/pdf/01-Amilhat-Szary-Cristofol-Parizot-introduction-explorations-arts-sciences-a-la-frontiere.pdf

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