antiAtlas Journal #6

L’expographie est une hétérographie : négociations, enjeux et écarts d’écriture

Manoël Pénicaud

Cet article explore de l’intérieur la fabrique d’une exposition de société sur les Lieux saints partagés, dont les commissaires sont aussi anthropologues. En suivant son itinérance internationale, l’expographie (mise en exposition) se construit dans des champs et des rapports de force (scientifiques, politiques, esthétiques, etc.) souvent antagoniques et invisibles pour le public.

Manoël Pénicaud est anthropologue, chargé de recherche au CNRS et
membre de l’Institut d’ethnologie et d'anthropologie sociale (IDEAS, ex-IDEMEC, CNRS, Aix-Marseille Université). Ses travaux portent sur les interactions interreligieuses en Europe et en Méditerranée. Il est aussi l'un des commissaires de l'exposition internationale Lieux saints partagés.

Mots-clés : expographie, hétérographie, chercheur-commissaire, lieux saints partagés, exposition de société, muséographie, anthropologie 
multimodale

Design de l'article : Thierry Fournier
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antiAtlas-Journal
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Directeur artistique et design des articles : Thierry Fournier
Comité de rédaction : Jean Cristofol, Thierry Fournier, Anna Guilló, Cédric Parizot, Manoël Pénicaud

Lieux Saint Partagés, Musée National de l’Histoire de l’immigration (MNHI), Paris, 2017, messages de visiteurs. Dans une installation libre et interactive, une rhétorique irénique de la coexistence et de la paix s’est spontanément déployée. Photo © Manoël Pénicaud.

1 Cet article est le fruit de deux trajectoires entrelacées, celle d’anthropologue des faits religieux d’une part et celle de commissaire d’expositions d’autre part. Au début des années 2010, je suis devenu l’un des commissaires de Lieux saints partagés, conçue avec l’anthropologue Dionigi Albera (IDEAS-CNRS-AMU) et présentée au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille en 2015, première étape d’une itinérance internationale D’entrée de jeu, il faut préciser que nous n’étions ni muséographes, ni historiens de l’art, ce qui a sans doute favorisé certaines initiatives qui seront dévoilées au fil des parties suivantes, notamment sur le plan de la conception et de l’écriture.

Faire connaître des sanctuaires méditerranéens fréquentés par des fidèles de religions différentes

Résultat d’enquêtes approfondies conduites dans le cadre de programmes de recherche depuis une quinzaine d’années, Lieux saints partagés est une exposition qui vise à faire connaître au grand public des sanctuaires euro-méditerranéens fréquentés par des fidèles de religions différentes [BLOC 3]. Par conséquent, il s’agit d’une exposition dite « de société » et non pas d’une exposition « d’art », même si ces catégories peuvent être discutées sachant qu’elles peuvent évidemment se combiner dans la pratique. Quoi qu’il en soit, la fonction du premier type est en partie didactique et pédagogique, visant à « donner à voir pour faire comprendre », selon la distinction établie en 2010 par le sociologue et spécialiste de muséologie Jean Davallon (Davallon, 2010 : 229). Permanentes ou temporaires, ces expositions se déploient dans des musées également dits « de société » dans lesquels « les critères de choix des objets se sont déplacés. Ce n’est plus l’art ou l’histoire qui sont mis en avant et qui sous-tendent la démarche scientifique, mais le rapport d’une communauté aux artefacts. Dans le musée de société prévaut un principe de compréhension totale du fait social, au sens de la mise au jour de l’ensemble des tenants et aboutissants d’un fait de société […] » (Chevallier, 2013 : 15).

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Lieux saints partagés, Mucem, Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille (29 avril-31 août 2015), photo © Mucem

2 Lieux saints partagés, Mucem, Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille (29 avril-31 août 2015)

http://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/lieux-saints-partages


Commissariat Dionigi Albera (IDEAS, CNRS, AMU), Isabelle Marquette (Mucem), Manoël Pénicaud (IDEAS, CNRS, LabexMed)
Scénographie Nathalie Crinière / Agence NC: https://www.agencenc.fr/fr-fr/realisations/lieux-saints-partages,
Production Mucem, Marseille

Artistes et auteurs : Abdallah Akar, Francesco Albani dit l'Albane, Ahmad Al-Biruni, Laurent d’Arvieux, Hoceïn Mohammed Badawy, Benito Badolato & Francesco Badolato & Pasquale Godano, Micha Bar Am, Felice Beato & James Robertson, Pierre Belon, Yacov Ben Dov, Alain Bernardini, Maurice Bismouth, Félix Bonfils, Benji Boyadgian, Marc Chagall , Patrick Chapuis, Magali Corouge, Armand Cultrera, Bernard Dahan, Salvador Dali, Adrien Dauzats, Guy Delisle, Denis Diderot, Jean Doubdan, Louis-Claude Duchesne, Elliot Erwitt, Christophe Goussart, Harry Gruyaert, Pierre-Jérôme Jehel, Naji Kamouche, Georges Lappas, Emile Levy, Ephraïm-Moses Lilien, Marco Maïone, Pierre Malphettes, Jean-Luc Manaud, Adolf von Meckel, Oussama Musleh, Ayse Özalp, Paolo Pellegrin, Manoël Pénicaud, Mordechai Perelman, Jacques Pérez, Franck Pourcel, Zeev Raban, Guillaume-Frédéric Ronmy, Ivo Saglietti, Malek Sahraoui, Henry Sauvaire, David Sauveur, Gildas Sergé, William Henry Smyth, Sozomène, André Suréda, Franco Tuccio

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3 Dans cet article, je propose d’explorer le processus de fabrication de ce projet muséographique multiforme, au sens où il a fait l’objet de plusieurs déclinaisons depuis 2015. Comment s’écrit ou écrit-on une telle exposition en tant que chercheur-commissaire ? Quelles en sont les spécificités et les limites ? En centrant le regard sur la réflexivité, on questionnera notamment les enjeux politiques rencontrés sur le sujet particulièrement sensible du rapport au divin et aux franchissements des frontières dogmatiques, dans des contextes politico-religieux différents. En effet, le contexte laïcisé français de la première édition à Marseille (2015) diffère grandement des situations politiques en Tunisie, au Maroc ou en Turquie par exemple.

L’enjeu du présent essai consiste à dépasser le retour d’expérience pour essayer de contribuer à une réflexion théorique plus large sur la mise en exposition et les innombrables négociations suscitées. L’exercice consiste à se baser sur des cas concrets et pas seulement sur les résultats visibles des expositions finalisées, en valorisant aussi l’arrière-cuisine, les inévitables ratés et les accommodations invisibilisés aux yeux du public.

Sur le plan épistémologique, le terrain est loin d’être vierge. D’autres ont déjà beaucoup réfléchi à cette « mise en exposition », à l’instar d’André Desvallées qui, dès 1993, a forgé la notion centrale d’« expographie » pour signifier l’écriture de l’exposition (Desvallées et Mairesse, 2011) Par « écritures », j’entends ici une palette élargie de dispositifs autres que l’écrit textuel : œuvres d’art dit « classique » ou « contemporain », objets ethnographiques, archives, films, photographies, créations sonores, animations, installations… Chacun de ces formats/supports répond à un registre d’écriture propre qu’il faut savamment assembler aux autres, avec plus ou moins de réussite. Autrement dit, cette variété conduit à faire le pari de l’hétérogénéité, posture qui ne manque pas de heurter parfois certains conservateurs et professionnels de la muséologies attachés à des formes plus homogènes, classiques et convenues.

Quels déplacements avons-nous dû opérer en nous aventurant dans cette entreprise expographique ?

Force est de préciser que Dionigi Albera et moi n’avons rien inventé. Nous avons hérité d’une tradition bien ancrée dans la muséographie française depuis le milieu du 20e siècle. Dans un article de référence, François Mairesse a retracé un demi-siècle d’expographie en soulignant différentes périodes, dont l’émergence des musées de société, à travers le cas emblématique du Musée National des Arts et Traditions Populaires (MNATP) fondé en 1937 à Paris par Georges-Henri Rivière (Mairesse, 2010). Marqué par l’influence de l’ethnographie et de l’anthropologie, ce dernier a en quelque sorte révolutionné le monde de la muséographie en France au 20e siècle. Il a significativement valorisé l’importance de la culture matérielle pour témoigner de la vie sociale en général (et religieuse en particulier). Sans en avoir pleinement conscience, nous étions pétris de ce courant muséographique qu’a perpétué le Mucem à Marseille dès son projet de reconfiguration au début des années 2000. Notre laboratoire (Institut d’ethnologie méditerranéenne européenne et comparative) a été un partenaire de la première heure du Mucem et c’est donc en toute logique que notre mode expographique s’est avéré sensiblement distinct des expositions dites d’art ou de Beaux-Arts. Il relève de ce que les muséographes appellent « expositions documentaires » ou « de société » dont l’objectif vise à transmettre un savoir et des connaissances au public. Le point décisif est qu’au départ comme au cœur du projet, se trouve un propos et une intention qui sont le fruit de travaux scientifiques. Après quoi, plusieurs couches d’écritures s’enclenchent jusqu’à la fabrication de l’exposition en trois dimensions. Si nous n’avons rien inventé de nouveau, en revanche, nous avons sans doute innové dans le processus d’élaboration et de réécriture de l’itinérance de Lieux saints partagés, qui s’est développée selon des modalités peu communes [voir bloc 8].

D’une part, cet article vise à démontrer que l’expographie ou la mise en exposition est un processus « hétéro-graphique », réflexion mûrie au sein du séminaire de l'IDEAS (ex IDEMEC) où le concept est travaillé depuis 2016, y décelant tantôt des écritures différenciées et différentielles, tantôt un processus d’écriture alternatif et/ou complémentaire à l’écrit textuel D’autre part, l’objectif consiste à questionner l’exercice du commissariat par des chercheurs, ce qui produit d’inévitables tensions et induit des écarts avec leurs pratiques de recherche habituelles. Jusqu’à quel point la mise en exposition n’est-elle pas qu’une succession de choix et d’arbitrages (scientifiques, esthétiques, politiques, juridiques, financiers) effectués dans des champs de force souvent contradictoires ? Autrement dit, quels déplacements avons-nous dû opérer en nous aventurant dans cette entreprise expographique ?

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I. Les lieux saints partagés : un thème de recherche

4 Depuis le début des années 2000, plusieurs équipes internationales étudient le phénomène de sanctuaires affiliés à une religion mais qui sont aussi fréquentés et/ou revendiqués par des fidèles de religions différentes, lesquels n’hésitent pas à franchir la frontière confessionnelle pour obtenir une grâce ou une guérison (Albera et Couroucli, 2009 ; Albera, Kuehn et Pénicaud 2022 ; Albera, Marquette et Pénicaud, 2015 ; Barkan et Barkey, 2014 ; Bowman, 2012 ; Zarcone et Hobart, 2017). Nul n’ignore ni ne conteste les conflits entre les religions monothéistes, souvent liés à des rivalités théologiques et/ou politiques, mais ces enquêtes scientifiques démontrent que lorsque certaines conditions sont réunies, des croyants peuvent se rendre et prier dans le lieu de l’autre, sans que cela soit synonyme d’une quelconque conversion. Souvent apparentés à des chemins de traverse, ces pratiques dévotionnelles s’inscrivent dans le champ d’une religiosité hétérodoxe et informelle qui déborde les registres institutionnalisés et normatifs des grands systèmes religieux structurés autour du judaïsme, du christianisme et de l’islam.

Peu connu du grand public, ce phénomène des lieux saints partagés est attesté dans la longue durée dans le monde méditerranéen. En effet, la littérature regorge de témoignages, à l’instar des récits de pèlerins voyageant vers la Terre sainte qui, dès le haut Moyen-Âge, décrivent ces comportements « inattendus » de prime abord. Mais c’est au début du 20e siècle que les travaux du savant britannique Frederick W. Hasluck ont ouvert la voie à ce champ de recherche. Témoin de l’émiettement de l’Empire ottoman, il s’est penché sur des situations de mixité interconfessionnelle et relativement banale dans les Balkans et en Anatolie, autour de ce qu’il considérait comme des « sanctuaires ambigus » (Hasluck, 1929). Malgré les bouleversements géopolitiques des 20e et 21e siècle, marqués du sceau des nationalismes qui ont remodelé les frontières et le paysage interreligieux en Méditerranée, ledit phénomène s’est maintenu et/ou s’est recomposé, quand il n’a pas disparu sous la poussée des fondamentalismes.

Ce phénomène est attesté dans la longue durée dans le monde méditerranéen

Aujourd'hui encore, des situations de coexistence interreligieuse sont observables d’une rive à l’autre de la Méditerranée. C’est en règle générale le cas de sanctuaires qui ne revêtent pas une importance théologique centrale et qui peuvent dès lors devenir des espaces d’interface qui rappellent les « contact zones » étudiées par Mary Louise Pratt (Pratt, 1991). La notion de coexistence doit quant à elle être questionnée, afin de ne pas verser dans le registre iréniste qui ne veut voir que des relations fraternelles et bienveillantes entre les systèmes religieux, tous unis par un supposé « même Dieu » (Lamine, 2004). Une précision sémantique s’impose : la notion de partage inclut aussi l’idée de partition et de séparation. Ainsi, ces lieux sacrés peuvent diviser autant qu’ils fédèrent, selon un large éventail de situations qui dépendent la plupart du temps d’enjeux politiques et géopolitiques. L’exposition met certes en exergue des cas d’inclusivité, mais des situations d’exclusivisme interreligieux sont aussi présentées, sachant que ces espaces sont sujets à d’inévitables variations à travers l’histoire.

À l’issue de cette première partie, retenons que les soubassements de ce projet muséal – dont je vais désormais tacher de rendre compte dans sa globalité et sa complexité – reposent sur des travaux scientifiques qui constituent désormais un champ de recherche à part entière.

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Visite guidée de Lieux saints partagés par ses commissaires, Mucem, Marseille, 2015

II L’émergence d’une exposition de société

Musulmans au monastère de Saint-Georges, Manoël Pénicaud, Mucem-Idemec, 2015. URL : https://youtu.be/H_qhMP64Kug

5 Au début des années 2010, ce champ de recherche a attiré l’attention d’opérateurs culturels qui ont pris attache avec notre équipe. Initialement prévue dans le cadre de l’événement Marseille-Provence Capitale européenne de la culture en 2013, Lieux saints partagés a finalement vu le jour deux ans plus tard au Mucem, un musée de société où l’anthropologie est censée jouer un rôle de premier plan, héritage direct du Musée National des Arts et Traditions Populaires. Entre 2012 et 2015, ma fonction de chercheur postdoctoral (Mucem-LabexMed) a consisté à approfondir l’étude des sanctuaires partagés et à co-concevoir l’exposition avec Dionigi Albera et les équipes du musée. Trois ans de travail ont été nécessaires.

Un chercheur-commissaire doit réinventer sa façon d’écrire et de travailler

En général, une recherche en sciences humaines et sociales atteint rarement le grand public et demeure cantonnée à la sphère universitaire. La traduction de nos travaux en exposition les a dès lors mis en lumière, processus hétérographique qu’il a fallu apprendre à maîtriser. Un chercheur-commissaire doit réinventer sa façon d’écrire et de travailler. L’un des changements est qu’en touchant potentiellement un grand nombre de personnes, il s’expose. Cette démarche est une prise de position dans le débat public, d’autant plus sur un sujet de société aussi sensible que le religieux, l’année même (2015) des attentats terroristes dits « de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher » à Paris, dans une époque hantée par le spectre du choc des civilisations, si souvent associé à celui des religions. En exploitant le medium exposition dans un musée national à fort rayonnement culturel et symbolique comme le Mucem, on s’engage plus dans la cité que par nos habituels articles qui ne sont lus (ou pas) que par nos pairs. Avoir la possibilité de s’exprimer dans une telle institution a permis de bénéficier de ses réseaux, ce qui s’est notamment traduit par une forte caisse de résonnance. Cela a permis de sensibiliser des gens de conditions et de formations disparates, sans parler de leur croyance religieuse (ou non). L’exercice consiste à essayer de décentrer le regard du public, à l’inviter à faire un pas de côté par rapport aux représentations stéréotypées largement répandues et à emprunter ces fameux chemins de traverse pour appréhender le fait religieux dans sa complexité, sans céder aux raccourcis ni aux stéréotypes clivants. Notre position a donc été d’essayer de traiter des interactions interreligieuses en adoptant autant que possible le parti-pris de la nuance et de la contextualisation. Ainsi avons-nous tâché d’adopter une approche à taille humaine, incarnée, sensible, et non pas seulement réduite à la seule dimension objectivante des comportements religieux.

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Vitrine d’objets de religiosité populaire, LSP, Mucem, Marseille, 2015, photo © Manoël Pénicaud

III. L’expographie ou l’écriture de l’exposition

6 N’étant ni muséographes ni historiens de l’art, nous sommes devenus commissaires de façon empirique, au fil des étapes de ce projet polymorphe. Il a fallu apprendre à « écrire » une exposition, ce qui est une entreprise fort distincte – sur le fond et sur la forme – de nos écrits scientifiques. Ce type de conception a été défini en 1993 par la notion d’« expographie », définition publiée dans le Dictionnaire encyclopédique de muséologie :

« Expographie (angl. Expography, Exhibition design, esp. Expografía). n. f.—L’expographie est l’art d’exposer. Le néologisme a été proposé par André Desvallées en 1993, en complément du terme “muséographie” pour désigner la mise en exposition et ce qui ne concerne que la mise en espace et ce qui tourne autour, dans les expositions (à l’exclusion des autres activités muséographiques, comme la conservation, la sécurité, etc.), que ces dernières se situent dans un musée ou dans un lieu non muséal. L’expographie vise à la recherche d’un langage et d’une expression fidèle pour traduire le programme scientifique d’une exposition. En cela, elle se distingue à la fois de la décoration, qui utilise les expôts en fonction de simples critères esthétiques, et de la scénographie dans son sens strict, qui, sauf certaines applications particulières, se sert des expôts liés au programme scientifique comme instruments d’un spectacle, sans qu’ils soient nécessairement les sujets centraux de ce spectacle. » (Desvallées et Mairesse, 2011 : 599)

Ce registre d’écriture expographique se déploie sur un temps significativement long, si bien que l’on peut définir des phases dont l’ensemble formerait la « chaîne opératoire » (Buob, Chevallier et Gosselain, 2019) d’une exposition de société, ce qui revient à y déceler une chaîne d’écritures emboîtées. Sans inclure les enquêtes scientifiques qui constituent la partie immergée de l’iceberg-exposition, tout commence par une écriture-papier du projet, en définissant des idées directrices et une structure narrative qui va évoluer dans le temps. Cette esquisse revient à concevoir le plan d’un article ou d’un ouvrage, mais les contenus formels, leurs agencements et leurs articulations l’en démarquent en fait. En résumé, vient ensuite l’élaboration d’une liste d’œuvres et d’objets qui vont matérialiser les idées conductrices. Cela implique des recherches dans les collections (privées ou publiques), ainsi que des demandes de prêts dont rien ne garantit qu’ils seront octroyés. Autrement dit, les premières listes d’œuvres sont idéales. Seul le chiffrage financier et la disponibilité des œuvres permettront d’élaborer le projet de façon plus concrète et réaliste.

Des phases distinctes dont l’ensemble forme la chaîne opératoire d’une exposition de société

En parallèle, l’une des marques de fabrique du Mucem est l’« enquête-collecte », qui consiste à envoyer des chercheurs sur le terrain pour ramener des objets et des ressources documentant une pratique sociale donnée (Viatte et Calafat, 2018 ; Dassié et al, 2021). Selon un ex-conservateur en chef dans cette institution : « Dans un musée de société, on ne collecte pas tant pour protéger, garder une trace, une mémoire, “patrimonialiser”, que pour mieux comprendre et faire comprendre le monde » (Chevallier, 2013 : 15). Pour Lieux saints partagés, nous sommes partis dans plusieurs pays méditerranéen (Maroc, Turquie, Tunisie, Israël-Palestine, Italie, Macédoine, etc.) pour collecter de la matérialité ethnographique : artefacts, ex-voto, cierges, chapelets, etc. Cette démarche inclut aussi des éléments sonores et visuels destinés à immerger les visiteurs dans certains sanctuaires par des procédés scénographiques ou le visionnage de films ethnographiques réalisés pour l’exposition.

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7 Dans tout musée national français, le phasage de conception d’une exposition est strictement normé et contraint : à l’« esquisse » de départ (l’intention du projet), succèdent l’« avant-projet sommaire » (APS), puis l’« avant-projet détaillé » (APD). La troisième étape, qui concerne particulièrement le département de la production, aboutit au « dossier de consultation des entreprises » (PRO-DCE) puis à la formalisation des contrats de travaux qui conduiront au chantier de l’exposition. Derrière ce jargon technique, retenons que chaque phase implique plus de réécritures, de corps de métiers et de services du musée. La transcription spatiale advient dès l’esquisse mais se formalise lors de l’avant-projet sommaire et surtout de l’avant-projet définitif, avec l’intervention d’un scénographe professionnel recruté sur appel d’offre. Son rôle est essentiel pour penser la mise en espace du propos, selon un parcours cohérent, équilibré, et surtout compréhensible par le plus grand nombre. La marge de manœuvre du chercheur-commissaire est donc formatée par une série de protocoles et de cadres établis en amont. La créativité doit s’exprimer autrement.

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Façade du Mucem, Marseille, 2015, photo © Manoël Pénicaud

8 L’expographie se caractérise par l’emboitement de formats et de registres d’écritures différenciés : textes, images, sons, œuvres et objets en trois dimensions, etc. Cette multimodalité rejoint le courant en plein essor de l'anthropologie multimodale qui consiste à utiliser des médias multiples à la fois sur le terrain et dans la restitution de la recherche, tout en promouvant l'anthropologie participative et collaborative (Collins, Durington & Gill, 2017). Pour revenir au questionnement sur le processus hétérographique, il faut s’arrêter sur l’articulation de l’écrit textuel aux formes non-textuelles, en affirmant que les deux ne sont pas exclusifs, loin s’en faut, mais complémentaires. On a parfois tendance à vouloir les opposer, à les mettre en concurrence. Au contraire, ils doivent fonctionner de concert, en tachant de trouver le meilleur équilibre. Nous autres chercheurs, pratiquants professionnels de l’écrit scientifique, peinons souvent à nous en détacher au bénéfice d’autres formats. Nous voulons souvent tout expliquer par l’écrit ; or le médium exposition n’est pas un ouvrage ni un article scientifique. Il faut admettre que trop de textes écrits (textes d’introduction, de salle, de sections, cartels d’œuvres) peut paradoxalement nuire à la compréhension de l’exposition.

Trop de textes écrits peut paradoxalement nuire à la compréhension de l’exposition

Après que des études des publics ont démontré que les visiteurs lisent peu les textes d’exposition – en tout cas rarement dans leur intégralité –, cette idée s’est tellement imposée que l’écrit textuel est drastiquement limité et contrôlé par le « service des publics » du musée, ce qui peut engendrer une certaine frustration chez le chercheur-expographe. Les textes ne pouvant pas être les seuls véhicules de signification et d’explication, on doit donc distiller et suggérer autrement les idées à transmettre. Toutefois, il me semble essentiel de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, car le recours au texte est primordial pour transmettre – au moins via le texte d’introduction – l’intention centrale de l’exposition de société.

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Manoël Pénicaud, LSP, texte d’introduction, Marseille, 2015

9 Cela rejoint le point de vue de Daniel Jacobi, auteur d’un manuel pratique pour les professionnels en charge de la rédaction/supervision des textes d’exposition : « Les textes affichés, parce qu’ils prennent appui sur notre plus performant outil de communication et d’échange – notre langue –, constituent depuis toujours la première des aides à l’interprétation. On peut même affirmer que le texte affiché est la meilleure et la plus sûre interface entre le projet d’un concepteur et le désir de culture d’un visiteur » (Jacobi, 2016 : 7 ; 2017). L’une des difficultés est qu’un certain nombre de visiteurs déambulent à leur guise, attirés par tel ou tel élément, sans tenir compte du parcours établi. Le sens de visite a beau être orienté (ou pas), l’expérience du visiteur est unique, fragmentaire. La bonne méthode consiste, selon moi, à concevoir une écriture spatialement délinéarisée et susceptible de s’adapter au plus grand nombre de personnes. La répétition d’idées-clés est certes recommandée, mais la variation des régimes d’expression est aussi efficace en la matière.

Tel un compositeur, l’expographe essaie de concevoir une partition harmonieuse et multimodale à partir d’éléments hétérogènes, comme autant d’instruments d’un orchestre. Comme s’il devait rédiger un récit avec des mots de langues ou de natures différentes : objets en trois dimensions, photographies, projections, installations sonores, etc., ce qui nécessite la prise en compte d’une syntaxe et d’une grammaire appropriée.

L’expographie est une activité structurellement collective

Peut-être avons-nous adopté une démarche iconoclaste pour certains, en faisant le pari de l’hétérogénéité des œuvres et des objets présentés, mais cela est pleinement assumé : œuvres d’art et objets des collections muséales, mais aussi objets du quotidien que manipulent les pèlerins du 21e siècle, ce qui traduit le souci de donner à voir le vécu des croyants, par l’entremise d’objets dévotionnels, photographies, témoignages directs, entretiens et films collectés sur le terrain.

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Visite virtuelle de Lieux saints partagés au Mucem, Manoël Pénicaud, Marseille, 2015  : https://youtu.be/-_8cT4ksArw ; la bande sonore est un montage d’éléments collectés autour de la Méditerranée.

Manoël Pénicaud, Calligraphie des Sept Dormants par Abdallah Akar, LSP, MNHI, Paris, 2017

Manoël Pénicaud, entretien avec Paolo Dall’Oglio, Mucem-Idemec, 2015. URL : https://youtu.be/5aRUD2tJU78

10 A la différence de l’écriture textuelle, l’expographie est une activité structurellement collective. Sa chaîne opératoire requiert l’intervention de plusieurs personnes spécialisées, de la conception à la mise en œuvre, ce qui me permet de parler de co-écriture. Dès le départ, la première esquisse est conçue par le commissariat, puis rapidement étayée par l’expertise de chercheurs spécialistes de tel ou tel aspect. Puis, chaque idée devra être traduite et matérialisée dans l’espace, ce qui implique plusieurs intervenants et corps de métiers : architecte-scénographe, ingénieur lumière, graphiste, designers sonores, etc. A travers les œuvres exposées, des artistes sont également impliqués à des degrés divers, ce qui conduit à de nouveaux dialogues et ajustements dans l’orchestration générale de l’exposition. Cette co-écriture englobe aussi les multiples initiatives mises en œuvre par les services de la communication ou de la programmation culturelle. Au Mucem, ce dernier service avait décidé d’inviter des personnalités (Leila Shahid, André Azoulay, Elie Barnavi), des artistes ou des chercheurs afin qu’ils partagent in situ leur expérience et leur lecture de l’exposition, distincte de celles des commissaires, devant un public restreint et une caméra qui permettait de diffuser la visite en ligne.

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Thierry Fournier, Ecotone, installation en réseau, LSP, Thessalonique, Istanbul, Ankara, 2017, 2019, 2021. « Un paysage est généré en direct par des messages envoyés sur Twitter, lus par des voix de synthèse et qui ont tous en commun d’exprimer des désirs : j’aimerais tellement, je rêve de, mon souhait le plus cher… Une caméra se déplace au ralenti et à l’infini dans ce paradis artificiel. » https://vimeo.com/122249270

Ci-dessous: Visite guidée de Lieux saints partagés par André Azoulay, Mucem, Marseille, 2015, 12 min 27. https://youtu.be/RJk3iXGKvnw

IV. Itinérances et modularité

11 La première édition a connu un certain succès avec plus de 120 000 visiteurs en quatre mois. Bien qu’aucune itinérance n’ait été prévue, plusieurs institutions ont manifesté leur intérêt. Dans les règles de l’art, la circulation d’une exposition doit être anticipée en amont, ce qui conditionne la liste d’œuvres et les prêts dès le départ. Ici, nous avons inversé le processus en repensant totalement le projet à chaque fois. Une première adaptation a vu le jour au Musée du Bardo à Tunis (19 novembre 2016-12 février 2017) Puis, une version a été conçue en Grèce pour trois institutions de Thessalonique : le Museum of Photography, le Macedonian Museum of Contemporary Art et Yeni Cami (23 septembre 2016-17 février 2017). En parallèle, l’exposition a été présentée au Musée national de l'histoire de l'immigration à Paris (24 octobre 2017-21 janvier 2018) ainsi qu’à Dar El Bacha-Musée des Confluences à Marrakech (18 décembre 2017 au 19 mars 2018). Après quoi, nous avons développé une nouvelle version dans trois lieux à Manhattan : The New York Public Library, The Morgan Library and Museum, et la James Gallery de la City University of New York (27 mars-30 juin 2018). Le projet a ensuite été décliné à la galerie Depo à Istanbul (20 avril-28 juillet 2019) et à CerModern à Ankara (1er juillet-30 septembre 2021). Enfin, d’autres projets sont en cours d’élaboration dans d’autres villes européennes tandis que certains ont été abandonnés en chemin.

Chaque étape est une réécriture complète, axée sur les spécificités des institutions-hôtes

De cette itinérance hors-normes, il faut retenir deux types d’innovation. Le premier est d’avoir accentuer la modularité du projet, afin de l’adapter sur mesure au pays et aux collections du musée-hôte. Cela a d’ailleurs permis de le démultiplier, puisqu’en fin 2018, il était simultanément présenté dans trois pays. De plus, cette modularité a permis de déplier l’exposition dans trois lieux d’une même ville (Thessalonique et New York), ce qui démultiplie les contraintes. Lié au premier, le second type d’innovation est que chaque étape est une réécriture complète, axée sur les spécificités des institutions-hôtes (art contemporain, photographie, bibliothèque, aire géographique, etc.). A chaque fois, c’est un nouveau parcours composé d’éléments communs et de nouvelles œuvres, ce qui implique un travail de réécriture.

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Extrait du livre d’or, LSP, Mucem, Marseille, 2015.

Manoël Pénicaud, messages de visiteurs, LSP, MNHI, Paris, 2017. Dans une installation, une rhétorique de la coexistence et de la paix s’est spontanément déployée.

Lieux saints partagés, Musée du Bardo, Tunis (19 novembre 2016-12 février 2017)

12 Lieux saints partagés, Musée du Bardo, Tunis (19 novembre 2016-12 février 2017)

Commissariat : Dionigi Albera (IDEMEC-CNRS), Nejib Ben Lazreg (INP), Isabelle Marquette (Mucem), Manoël Pénicaud (IDEMEC-CNRS)

Scénographie : Amani Ben Hassine Khadraoui, INP

Artistes et auteurs : Abdallah Akar, Benito Badolato & Francesco Badolato & Pasquale Godano, Maurice Bismouth, Olfa Chakroun & Dionigi Albera, Guy Delisle, Jean Doubdan, Louis-Claude Duchesne, Noha Ibrahim Jabbour, Marco Maïone, Oussama Musleh, Ayse Özalp, Manoël Pénicaud, Jacques Pérez, Franck Pourcel, Malek Sahraoui, Gildas Sergé, Franco Tuccio

Informations : https://youtu.be/xpGK5qYOIgI


Production : Institut National du Patrimoine (INP), Tunis ; Mucem, Marseille

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Visiteuse musulmane, Musée du Bardo, Tunis, 2016, photo © Manoël Pénicaud

Κοινοί Ιεροί Τόποι. Shared Sacred Sites in the Balkans and the Mediterranean, Museum of Photography, Macedonian Museum of Contemporary Art et Yeni Cami, Thessalonique (23 septembre 2016-17 février 2017), photo © Manoël Pénicaud

13 Κοινοί Ιεροί Τόποι. Shared Sacred Sites in the Balkans and the Mediterranean, Museum of Photography, Macedonian Museum of Contemporary Art et Yeni Cami, Thessalonique (23 septembre 2016-17 février 2017), photo © Manoël Pénicaud

Commissariat :
Dionigi Albera (IDEMEC-CNRS), Karen Barkey (University of California, Berkeley), Stergios Karavatos (ThMP) assisté de Danae Tezapsidou, Thouli Misirloglou (MMCA), Dimitris Papadopoulos (Western Michigan University), Manoël Pénicaud (IDEMEC-CNRS)

Artistes et auteurs : Alexis Akrithakis, Alexandros Avramidis, Manolis Baboussis, Gianni Berengo-Gardin, Félix Bonfils, Benji Boyadgian, Faraj Chammas, Marios Chatziprocopiou, Elli Chryssidou, Manuel Çitak, Dimitris Condos, Magali Corouge, Lydia Dambassina, Eva Darara, Yiannos Economou, Thierry Fournier, Harris Georgoussis, Filippos Gkoutzos, Christophe Goussard, Nele Guelck & Nikolai Antiniadis, Noha Ibrahim Jabbour (reproduction), Robert Jankuloski, Izzet Keribar, Maria Kompatsiari, Elizabeta Koneska, Sara Kuehn, Cynthia Madansky, Ludovic Maisant, Marco Maïone, Natassa Markidou, Jean-Luc Manaud, Lino Mannocci, Diàna Markosian, Cécile Massie, Virginia Mastrogiannaki, Giorgos Mavrommatis, Andrea Merli, Ilias Michalakis, Ayse Özalp, Paris Petridis, Leda Papaconstantinou, Theodoros Papagiannis, Avraam Pavlidis, Manoël Pénicaud, James Porter, Franck Pourcel, Antonio Pusceddu, Siyah Qalam (reproduction), Guy Raivitz, Nana Sachini, Ivo Saglietti, Malek Sahraoui, Niki de Saint-Phalle, Fanny Sarri, David Sauveur, Gildas Sergé, Ahikam Seri, Laramie Shubber, Ragna St Ingadottir, Marios Teriade Eleftheriadis, Yorgos Tsakiris, Franco Tuccio, Nikoletta Tzianoudaki, Jeff Vanderpool, Marios Ververis, Tassos Vrettos

Informations : https://www.thmphoto.gr/?p=6721&lang=EN
(ThPM)

Production  et sponsors : Macedonian Museum of Contemporary Art (MMCA), Thessaloniki Museum of Photography (ThMP), Municipalité de Thessalonique, The Stavros Niarchos Foundation, The Nicholas J. and Anna K. Bouras Foundation

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Lieux saints partagés. Coexistences en Europe et en Méditerranée, Musée national de l'histoire de l'immigration, Paris (24 octobre 2017-21 janvier 2018), photo © MNHI

14 Lieux saints partagés. Coexistences en Europe et en Méditerranée, Musée national de l'histoire de l'immigration, Paris (24 octobre 2017-21 janvier 2018), photo © MNHI

Commissariat :
Dionigi Albera (IDEMEC-CNRS), Manoël Pénicaud (IDEMEC-CNRS), avec la collaboration de Magdalena Ruiz-Marmolejo (MNHI) et Isabelle Magnan (MNHI)

Scénographie : Atelier Maciej Fiszer: https://www.ateliermf.com/fr/projets/lieux-saints-partages/


Artistes et auteurs : Laurent d’Arvieux, Don Daisy Attali, Gianni Berengo-Gardin, Alain Bernardini, Maurice Bismouth, Félix Bonfils, Catherine Catella & Shu Aiello, Marc Chagall, Faraj Chammas, André Chouraqui, Guy Delisle, Denis Diderot, Louis-Claude Duchesne, Andreas Duscha, Marie Eleonore Godefroid, Emma Grobois, Kuehn & Malvezzi Agency, Le Corbusier, Fernand Léger, Kalliopi Lemo, Ephraim Moses Lilien, Cécile Massie, Ossama Musleh, Ayse Özalp, Manoël Pénicaud, Pierre Lanith Petit, Michelangelo Pistoletto, Pierre Roche, Ivo Saglietti, Malek Sahraoui, Henry Sauvaire, Henry Smyth, Franco Tuccio, Horace Vernet

Informations : https://www.histoire-immigration.fr/lieux-saints-partages

Production : Musée national de l'histoire de l'immigration (MNHI)

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Lieux saints partagés. Au croisement des trois monothéismes, Dar El Bacha-Musée des Confluences, Marrakech (18 décembre 2017 au 19 mars 2018), photo © FNM

15 Lieux saints partagés. Au croisement des trois monothéismes, Dar El Bacha-Musée des Confluences, Marrakech (18 décembre 2017 au 19 mars 2018), photo © FNM

Commissariat :
Dionigi Albera (IDEMEC-CNRS), Abdelaziz El-Idrissi (FNM, Musée Mohammed VI), Isabelle Marquette (Mucem), Manoël Pénicaud (IDEMEC-CNRS)

Artistes et auteurs : Leila Alaoui, al-Jâzouli, Al-Idrissi (reproduction), Henry de Castries, Nasser Ellefi, James Grey Jackson, Alexandru Iachimovsky, Mehdi-Georges Lahlou, Lamalam Lamali, Fouazi Laatiris, Touhami Ennadre, Ghezoini Mol Laksour, Marco Maïone, Khamis Mesbah, Vlasta Mikundova, Abdel Mouzi, Oussama Musleh, Ayse Özalp, Manoël Pénicaud, Zeev Raban, Guy Raivitz, Malek Sahraoui, Abou Abbas Sebti, Gildas Sergé, Mohamed Tabbal, Abdelaziz Tebbâa, Louis Voinot

Informations : https://fnm.ma/lieux-saints-partages-au-croisement-des-trois-religions-monotheistes-a-dar-el-bacha-musee-des-confluences-a-marrakech/


Production : Fondation Nationale des Musées (FNM), Mucem

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Manoël Pénicaud, vitrineLSP, Marrakech, 2017-2018.

Shared Sacred Sites. A Contemporary Pilgrimage in Manhattan, The New York Public Library, The Morgan Library and Museum, et la James Gallery du CUNY Graduate Center (27 mars-30 juin 2018), photo © NYPL

16 Shared Sacred Sites. A Contemporary Pilgrimage in Manhattan, The New York Public Library, The Morgan Library and Museum, et la James Gallery du CUNY Graduate Center (27 mars-30 juin 2018), photo © NYPL

Commissariat :
Dionigi Albera (IDEMEC-CNRS), Karen Barkey (University of California, Berkeley), Manoël Pénicaud (IDEMEC-CNRS)

Artistes et auteurs : Thomas Allom, Albrecht Altdorfer, Al-Nīshāpūrī, Al-Zarīr, Bernadino Amico, Laurent d'Arvieux, Ya'akov ben Yehuda, Félix Bonfils, Bernhard von Breydenbach, Adrien Hubert Brue, Cornelis de Bruyn, Giovanni Francesco Camocio, Pietro Coppo, Denis Diderot, Pedanios Dioscorides, Alexandre Dumas & Adrien Dauzats, Francis Frith, Bartholomeus Greenbergh, Wenceslas Hollar, Noha Ibrahim Jabbour (reproduction), Muhammad Kazwini, Léon de Laborde, Marco Maïone, Lino Mannocci, John Martin, Cécile Massie, Henry Maundrell, Luigi Mayer, Antonio Medin, Andrea Merli, Ayse Özalp, Manoël Pénicaud, Nira Pereg, Ermete Pierotti, Siyah Qalam (reproduction), Guy Raivitz, Anna-Marie Rockwell, André du Ryer, Gildas Sergé, Fedor Grigorʹevich Solntsev, Henry Smyth, Andre Thevet, Giovanni Domenico Tiepolo, Franco Tuccio, Charles W. Wilson, Zamakhshari, Zangaki

Informations : https://www.nypl.org/events/exhibitions/shared-sacred-sites
;
https://www.centerforthehumanities.org/james-gallery/exhibitions/shared-sacred-sites

Production et sponsors : The New York Public Library, The Morgan Library and Museum, New York, The CUNY Graduate Center, The Carnegie Corporation of New York, The Achelis and Bodman Foundation, The Bertha and Isaac Liberman Foundation, Inc. in memory of Ruth and Seymour Klein, The Doris Duke Charitable Foundation for Islamic Art’s Building Bridges Program, The Nicholas J. and Anna K. Bouras Foundation.

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Paylaşılan Kutsal Mekânlar. Shared Sacred Sites, Depo à Istanbul (20 avril-28 juillet 2019), photo © Anadolu Kültür

17 Paylaşılan Kutsal Mekânlar. Shared Sacred Sites, Depo à Istanbul (20 avril-28 juillet 2019), photo © Anadolu Kültür

Commissariat : Dionigi Albera (IDEMEC-CNRS), Manoël Pénicaud (IDEMEC-CNRS), avec la collaboration de Veli Başyiğit (Anadolu Kültür)

Scénographie : Karşılaşmalar, Sevim Sancaktar, Deniz Uludağ, Mert Zafer Kara

Artistes et auteurs : Thomas Allom, Al-Nishapuri (reproduction), Saima Altunkaya, Hüsniye Ateş, Gentile Bellini (reproduction), Benji Boyadgian, Breydenbach (reproduction), Hera Büyüktaşçıyan, Manuel Çitak, Sébastien de Courtois, Dilşa Deniz, Ekrem Ekşi, Thierry Fournier, Giampaolo Galenda, Emrah Gökdemir, Nele Gülck & Nikolai Antoniadis, Engin Irız, Noha Ibrahim Jabbour (reproduction), Robert Jankuloski, Izzet Keribar, Elizabeta Koneska, Jens Kreinath, Sara Kuehn, Marion Lecoquierre, Cynthia Madansky, Marco Maïone, Jean-Luc Manaud, Diàna Markosian, Cécile Massie, Andrea Merli, Ossamah Musleh (reproduction), Yael Navaro, Ayse Özalp, Manoël Pénicaud, Nira Pereg, Antonio Pusceddu, Guy Raivitz, Sarkis, Gildas Sergé, Aylin de Tapia, Cemal Taş, Hale Tenger, Franco Tuccio, Gençer Yurttaş

Informations :
https://www.depoistanbul.net/en/event/shared-sacred-sites/


Production & sponsor : Anadolu Kültür, Institut Français de Turquie, Ambassade de France en Turquie, The Calouste Gulbenkian Foundation

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Paylaşılan Kutsal Mekânlar. Shared Sacred Sites, CerModern, Ankara (1er juillet-30 septembre 2021), photo © Anadolu Kültür

18 Paylaşılan Kutsal Mekânlar. Shared Sacred Sites, CerModern, Ankara (1er juillet-30 septembre 2021), photo © Anadolu Kültür

Commissariat : Dionigi Albera (IDEMEC-CNRS), Manoël Pénicaud (IDEMEC-CNRS), avec la collaboration de Veli Başyiğit (Anadolu Kültür)

Scénographie : Karşılaşmalar, Sevim Sancaktar, Deniz Uludağ, Mert Zafer Kara

Artistes & auteurs : Thomas Allom, Saima Altunkaya, Hüsniye Ateş, Benji Boyadgian, Hera Büyüktaşçıyan, Thierry Fournier, Giampaolo Galenda, Emrah Gökdemir, Nele Guelck & Nikolai Antiniadis, Engin Irız, Noha Ibrahim Jabbour (reproduction), Robert Jankuloski, Izzet Keribar, Elizabeta Koneska, Jens Kreinath, Sara Kuehn, Cynthia Madansky, Marco Maïone, Jean-Luc Manaud, Diàna Markosian, Cécile Massie, Andrea Merli, Ossamah Musleh (reproduction), Ayse Özalp, Manoël Pénicaud, Nira Pereg, Antonio Pusceddu, Guy Raivitz, Sarkis, Gildas Sergé, Aylin de Tapia, Cemal Taş, Hale Tenger, Franco Tuccio, Gençer Yurttaş

Informations : https://www.anadolukultur.org/EN/35-announcements/1347-shared-sacred-sites-exhibition-in-ankara/
 ; https://www.ifturquie.org/fr/etkinlik/sergi-paylasilan-kutsal-mekanlar/

Production & sponsors : Anadolu Kültür, Institut Français de Turquie, Ambassade de France en Turquie, The Calouste Gulbenkian Foundation.

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Enjeux politiques de la réécriture expographique

19 Derrière le tableau – apparemment lisse et sans accrocs – de ces multiples éditions, d’innombrables contraintes et compromis émaillent le processus expographique/hétérographique. D’abord conçu dans l’idéal et dans l’abstraction par le commissariat, ce n’est jamais le même projet que le public découvre en définitive, car le principe de réalité vient infléchir la version idéalisée. Autrement dit, la mise en exposition est une succession de choix, d’arbitrages et de compromis qui ne relèvent pas directement du commissariat. Ces décisions, parfois prises à contrecœur, peuvent être dues à l’indisponibilité d’une pièce, au coût de son transport, à la réalisation ou non d’une enquête-collecte, ou à la mise en espace du projet, ce qui exige de remanier sans cesse la liste d’œuvres.

L’itinérance polymorphe précédemment brossée permet d’expliquer plus avant les déplacements et les écarts d’écritures opérés en fonction des pays-hôtes. En effet, chaque version a été politiquement située et par conséquent conditionnée. De fait, nous avons toujours veillé à nous adapter au contexte de réception, quitte à limiter notre liberté d’expression. Car la portée politique et sociale de l’écriture d’une telle exposition est telle que cela peut avoir des conséquences inattendues. D’ailleurs, dès la première expérience en 2015, nous avions compris que nous serions à chaque fois pris et empêtrés, parfois à nos dépends, dans de multiples champs et rapports de force superposés et parfois antagoniques.

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20 Par souci de clarté, je propose de distinguer deux échelles d’enjeux politiques (qui sont imbriqués dans les faits). Le premier type dépend éminemment du contexte politico-religieux du pays-hôte. En effet, on n’écrit/réécrit pas une exposition sur un tel sujet de la même manière dans des pays où le rapport au religieux et la question des rapports inter-religieux se posent différemment. Si le principe de laïcité règne en France, l’islam est religion d’État au Maroc et il est majoritaire en Tunisie. Quant à la Turquie, où le régime de laïcité est inscrit dans la Constitution depuis Atatürk, l’islam politique y est très largement dominant. Dans ces différents contextes, la place et le rapport aux minorités religieuses est sensiblement différent. Conscients des enjeux et des spécificités, nous avons à chaque fois porté une attention particulière à donner des clés de compréhension sur la « religion des autres » ou sur le fait religieux en général. Dans une France profondément déchristianisée, où l’islamophobie est lancinante, il a fallu faire preuve de pédagogie. De même, dans des pays majoritairement musulmans, évoquer la situation en Israël-Palestine a parfois représenté un défi en soi.

Limitons le regard à quelques situations concrètes, car il n’est pas possible d’entrer en profondeur dans la description et la contextualisation de chaque édition. Un article par version serait nécessaire pour saisir tous les enjeux. Au Mucem, l’exposition s’est tenue quelques mois après les attentats de janvier 2015. Ainsi, la direction du musée nourrissait une certaine appréhension sur le plan sécuritaire et de la réception d’un tel sujet, en souhaitant ne pas cliver ou ne pas générer de scandale, ce dont nous étions très conscients. Mais alors que nous avions sciemment décidé de montrer une vidéo YouTube montrant un combattant de Daech (« État Islamique » ou ISIS) briser une statue de la Vierge Marie, le service juridique du musée a prétexté – pour éviter d’éventuelles réactions violentes – que nous ne possédions pas les droits pour diffuser cette vidéo. Nous avons dû insister auprès de la direction pour justifier notre choix en faisant valoir que nous ne pouvions évidemment pas demander l’autorisation au détenteur djihadiste de ce document. Finalement, le dispositif a été présenté sans incident. De façon générale, l’exposition n’a pas suscité d’hostilité. Les livres d’or témoignent même de la demande et du besoin pressant du public de mieux comprendre les interactions interreligieuses.

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Destruction et espoir, installation vidéo, Mucem, Marseille, 2015. Extrait 01: « Le 23 octobre 2013, une vidéo de propagande du pseudo 'État islamique' (Daech) en Syrie, postée sur Internet, met en scène un djihadiste condamnant le culte de Marie. » Extrait 02: « Le 1er novembre 2013, les habitants du village de Kaframbel en Syrie répondent sur Internet avec un dessin réalisé par des enfants musulmans. » URL : https://youtu.be/gaIzzcD-6ag

21 A Tunis, la deuxième version a marqué la réouverture du Musée du Bardo après le tragique attentat qui l’avait ciblé le 18 mars 2015. J’avoue que nous avons été quelque peu dépassés par la portée et la récupération politiques par l’État tunisien. Placé sous le patronage de la Présidence de la République, l’événement a été l’occasion pour le Président Béji Caïd Essebsi d’énoncer la Déclaration de Tunis contre le terrorisme et pour la tolérance et la solidarité entre les peuples, les cultures et les religions, en présence de ministres, de diplomates, d’artistes, de familles de victimes du terrorisme en Tunisie et en France. Devant le Parlement Européen, il évoquera ce même texte le 1er décembre : « En ouvrant cette exposition en présence des familles des victimes du terrorisme, je voulais également rappeler que la Tunisie est une terre ancestrale de tolérance, d’hospitalité et de pluralité culturelle et religieuse ». Jusqu’à l’inauguration du 18 novembre, nous ignorions même l’existence de ce dispositif. Nous étions donc pris dans un champ de force politico-médiatique encore plus imposant qu’en France. Au niveau des contenus, on peut rapporter le choix audacieux de mettre en regard, dans une même vitrine, un feuillet du célèbre Coran bleu (10e siècle) mentionnant Jésus, ainsi qu’un carreau de céramique chrétienne du 6e siècle à son effigie. Pareille association était loin d’être chose commune dans un pays musulman, alors que c’est banal en France, par exemple.

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VIDEO Extrait du discours du Président de la République tunisienne, Béji Caïd Essebsi, devant le Parlement Européen, le 1er décembre 2016, dans lequel il évoque l’exposition Lieux saints partagés. https://youtu.be/HSgbVC-HCtg

A droite, feuillet du Coran Bleu, joyau des collections tunisiennes, Bibliothèque de la grande mosquée de Kairouan, 10e siècle. Cet extrait de la sourate 43 (L’Ornement), versets 54-63 relatifs à la nature de ‘Isa (Jésus). A gauche, carreau chrétien de terre cuite à l’effigie du Christ, Musée national du Bardo, 6e-7e siècle. LSP, Musée du Bardo, Tunis, 2016.

22 A Thessalonique, le projet – plus axé sur les Balkans – avait reçu le soutien de Yiánnis Boutáris, maire de la ville très engagé sur les enjeux du dialogue interculturel et la cause des minorités (Sintès et Givre, 2015). Sans m’attarder sur les difficultés d’une exposition tri-localisée, je rappelle que l’extrême-droite était très forte en 2017. Si bien qu’au lendemain du vernissage, les visuels de l’exposition – combinant les symboles des trois monothéismes – avaient été vandalisés et marqués d’inscriptions antisémites et islamophobes.

A Marrakech, le projet était co-porté par la Fondation nationale des Musées du Maroc et par le Mucem. L’exposition ouvrait un nouveau musée dans un palais de la médina. Elle devait confirmer l’ouverture et la reconnaissance par l’État de l’héritage pluriel de la culture marocaine, notamment celui du judaïsme. Dès l’entrée du musée, le préambule de la Constitution de 2011 allant en ce sens trônait à gauche du portrait de Mohammed VI, prônant « l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures et les civilisations du monde ». Le roi devait d’ailleurs officiellement inaugurer l’exposition, ce qui n’est finalement jamais arrivé. Une ouverture a eu lieu en décembre 2017, mais sans le dispositif politico-médiatique escompté par les deux institutions organisatrices. En a découlé une exposition en demi-teinte, en attente d’un lancement qui n’est jamais advenu.

A Istanbul, l’exposition était commanditée par Osman Kavala, figure de l’opposition au Président Recep Tayyip Erdoğan. Mécène et philanthrope, il avait fondé la célèbre galerie Depo, étape de la Biennale d’art contemporain, où se tenaient des événements impliquant notamment des artistes arméniens et kurdes. Sauf que cet opposant a été soudainement arrêté en octobre 2017 et est toujours emprisonné à ce jour. Notre exposition a eu lieu à Depo en 2019, en pleine procédure judiciaire qui l’a par la suite condamné à la prison à vie. Il va de soi que nous avons veillé à ce que l’exposition ne compromette pas sa situation. L’Institut Français était impliqué dans le projet, si bien que les services diplomatiques français ont aussi été attentifs. Il a en été de même pour la version à Ankara en 2021, portée par l’Institut Français et par Anadolu Kültür, la structure culturelle fondée par Osman Kavala,
mécène et philanthrope qui est emprisonné à vie depuis l’automne 2017.

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Affiche vandalisée de l’exposition Κοινοί Ιεροί Τόποι, LSP, Thessalonique, 2017, photo © Manoël Pénicaud

Manoël Pénicaud, Portrait du Roi Mohammed VI et préambule de la Constitution de 2011, LSP, Marrakech, 2018

23 Le second type d’enjeux et de contraintes politiques se mesure à l’échelle, non plus de la société réceptrice, mais de l’institution-hôte. Il est arrivé que l’on nous incite à développer tel aspect ou à retrancher tel autre, pour des raisons financières ou politiques. Cela fait partie du jeu, car qu’on le veuille ou non, l’établissement-hôte participe aussi à l’écriture de l’exposition. L’un des cas emblématiques a eu lieu au Musée national de l'histoire de l'immigration à Paris lorsque la direction nous a demandé d’essayer de contourner la sphère religieuse, ce qui était antinomique avec le projet. Nous avons su toutefois axer le parcours sur des problématiques migratoires à travers la Méditerranée et dans le contexte français. Puis, on nous a demandé d’intégrer en introduction un dispositif monumental en 3D sur la destruction de Palmyre par l’État Islamique. Cette injonction politique ne correspondait pas au sujet scientifique de l’exposition, si bien qu’elle a heureusement été abandonnée. Cela révèle en tout cas le type de tensions et de négociations qu’il a fallu traverser.

À Thessalonique, le choix du graphiste a généré une tension entre les commissaires extérieurs (nous) et les commissaires grecs, chaque équipe estimant avoir le final cut. A Marrakech, j’avais proposé d’évoquer plusieurs cas impliquant des chrétiens installés au Maroc, mais le commissaire marocain a insisté pour ne pas plus évoquer le christianisme car cela était un sujet politiquement sensible, au contraire du judaïsme marocain largement mis à l’honneur, comme depuis plusieurs années au plus haut niveau de l’État. Là encore, nous n’avons pas eu le dernier mot. Enfin, la version new-yorkaise a été sans doute l’édition la moins contraignante sur le plan politique, si ce n’est qu’il a fallu encore plus qu’ailleurs – que les textes soient revus et validés par le service dédié de la New York Public Library, en privilégiant un style lisse et consensuel.

Dans nos deux expériences d’expographie dans des musées nationaux, à Marseille et Paris, le projet initial passe tôt ou tard « à la moulinette » des différentes phases (avant-projet sommaire, avant-projet définitif, etc.) qui le modifient, le transforment, l’amputent de telle œuvre ou telle sous-section. Sur le plan interne de l’institution, la complexité des relations inter-services peut devenir concurrentielles. Ainsi, les services de la production (finances) ou des publics (lisibilité, accessibilité), voire la direction (enjeux sécuritaires, politiques), peuvent infléchir le projet du commissariat. Sans épiloguer, il a fallu négocier âprement et parfois se résigner, cela est inhérent à ce type de projet collectif de grande ampleur et aux coûts colossaux, où les rapports de force sont structurels.

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24 En conclusion, à travers ce projet multicéphale, multivocal et multimodal, cet article se veut un essai réflexif et de réflexion sur le processus expographique qui sous-tend une exposition de société conçue par des chercheurs. En tant qu’anthropologues, nous avons tenu à maintenir la centralité de la dimension ethnographique, en documentant les pratiques pèlerines – relevant d’une religiosité ordinaire souvent théologiquement hétérodoxe – mais qui constituent le cœur du phénomène observé. Nous avons veillé à contextualiser, y compris sur le plan historique en prêtant attention aux sources qui documentent les franchissements de frontières religieuses dans le passé. Enfin, le parti-pris de l’hétérogénéité des supports (œuvres d’arts, films, photographies, installations, objets collectés, archives, textes, etc.) a conduit à une logique de combinaison et d’emboîtement de formats, de discours et de registres différents. Comme dit plus haut, la mobilisation d’une telle hétérogénéité n’est pas une nouveauté mais s’inscrit dans un courant identifié de la muséographie. Par contre, une certaine originalité réside dans l’itinérance qui repose sur la réécriture, l’adaptation et la modularité. Ainsi, ça n’a jamais été la même version de Lieux saints partagés qui a été présentée, pour correspondre à l’espace et aux collections disponibles, aux spécificités des institutions, mais aussi et surtout aux contextes politico-religieux des pays-hôtes. En effet, notre propos a toujours été situé pour s’adapter à des situations contrastées.

L’expographie n’est pas un long fleuve tranquille

En dépit des apparences, l’itinérance de Lieux saints partagés révèle que l’expographie n’est pas un long fleuve tranquille. Au contraire, il s’agit plutôt d’un cheminement ponctué de défis et semé de règles relevant de champs de forces potentiellement antagoniques (muséographique, scientifique, esthétique, politique, financier, sécuritaire, etc.). En découle un lot de contraintes qui détermine et conditionne jusqu’à la possibilité d’écriture du commissariat qui n’a finalement pas le dernier mot sur bien des aspects. Certes, les choix et arbitrages sont collectifs mais en cas de litige, c’est la direction de l’institution qui tranche. Dans les musées nationaux français, les dispositifs normatifs sont si omniprésents qu’ils impactent le processus d’écriture du commissariat, continuellement pris dans un flux d’injonctions parfois contradictoires.

En tant que chercheur et commissaire, l’exercice se complexifie puisque l’on n’écrit pas de la même façon dans les deux cas. Ce sont même deux pratiques distinctes, avec des niveaux d’exigence différents. Pour qui écrit-on ? Un universitaire le fait principalement pour ses pairs, tandis qu’un commissaire s’adresse à une vaste entité hétérogène dite « grand public » qui rassemble des citoyens aux connaissances et de conditions très disparates. Il lui faut donc trouver un langage offrant différents niveaux de lecture. Cela revient à dire que l’on écrit pour les autres. En cela, l’expographie est une expérience relationnelle, et l’hétérographie un mode d’écriture de l’altérité et de la différence.

L’expographie est un processus hétérographique et multimodal qui conduit son auteur à opérer de multiples déplacements dans ses pratiques d’écritures, à partir d’éléments composites emboîtés les uns aux autres pour faire récit. Dans le cas d’un chercheur-commissaire, cette démarche peut le conduire à sortir de sa zone de confort et même le pousser dans certains retranchements. C’est finalement peut-être souhaitable de faire l’expérience de ce décentrement et de ce changement de perspective par rapport au cadre classique (et aussi normé) de la recherche académique. En effet, malgré les tensions et les écartèlements, le processus expographique/hétérographique ouvre de nouveaux horizons de créativité au chercheur qui se met à écrire autrement et en trois dimensions.

Exposer, c’est suggérer sans imposer

Sur le plan réflexif, ce nouveau mode opératoire est susceptible de transformer la pratique de recherche du commissaire-expographe. Personnellement, je peux témoigner que ma pratique sur le terrain a évolué au sens où j’accorde une importance beaucoup plus grande aux objets et aux matérialités en général, depuis mes expériences d’enquêtes-collectes. Dorénavant, je pense (aussi) en termes d’objets pour rendre compte de tel ou tel phénomène social. Il en va de même pour mon rapport aux images qui s’est considérablement aiguisé : une « bonne » image capturée sur le vif peut remplacer bien des discours et ne surtout pas demeurer cantonnée au sort de simple illustration. Tout cela contrebalance le monopole jaloux et sans partage de l’écrit textuel par rapport à d’autres écritures. Pour une exposition de société, je ne prône pas l’exclusion du texte, mais plutôt sa combinaison avec d’autres formats. Il ne s’agit pas d’opposer les registres et les formes les uns aux autres, mais au contraire de de tisser une fresque polychrome, susceptible de transmettre un message. Le commissaire-expographe essaye d’orchestrer une partition polyphonique avec laquelle il doit sans cesse composer, dans le double sens de création et d’accommodation. Par « écrire en trois dimensions », j’entends le déploiement dans l’espace d’un récit modulaire et délinéarisé à destination d’un public qui arpentera à sa guise un espace organisé à cette intention. En définitive, nous avons cherché à ce que le visiteur puisse faire sa propre synthèse sur le phénomène des sanctuaires partagés, en lui laissant sa propre interprétation. Car exposer, c’est suggérer sans imposer.

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Ci-contre, Les Pèlerins, installation vidéo, Mucem, 2015. Création graphique par Gilda Sergé,L’œil Graphique. Création sonore réalisée dans le cadre d’un partenariat pédagogique avec le département SATIS (Sciences Arts et Technologies de l’image et du Son) et le laboratoire ASTRAM (Arts Sciences Technologies pour la Recherche Audiovisuelle Multimédia ) d’Aix-Marseille Université. URL : https://youtu.be/LcNzqPvGeIM

Références

25

« Chaîne opératoire », Techniques & Culture, sous la direction de Buob B., Chevallier D. et Gosselain O.-P., vol. 71, n°1, 2019, pp. 204-204

Albera D., Couroucli M. (dir.), Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée, Arles : Actes Sud/MMSH, 2009 

Albera D., Marquette I., Pénicaud M. (dir.), Lieux saints partagés, Arles, Actes Sud/Mucem, 2015 

Albera, D., Barkey K., Pénicaud M. (dir.), Shared Sacred Sites, TheNew York Public Library, CUNY Graduate Center, The Morgan Library & Museum, New York, 2018, URL : https://www.idemec.cnrs.fr/IMG/pdf/shared_sacred_sites_nyc-2018.pdf

Albera D., Kuehn S., Pénicaud M., (dir.). Religiographies, Special Issue: « Holy Sites in the Mediterranean, Sharing and Division », vol. 1, no. 1, 2022. URL : https://www.cini.it/pubblicazioni/religiographies-vol-1-n-1-2022


Albera D., Pénicaud M., « Writing in Three Dimensions: Heterographies of Shared Sacred Sites », Religiographies, vol. 1, 1, 2022, pp. 134-155. URL : https://www.cini.it/wp-content/uploads/2022/12/Albera-Penicaud-2022-Heterography-2-1.pdf


Barkan E., Barkey K. (dir.), Choreographies of Shared Sacred Sites. Religion, Politics, and Conflict Resolution, New York, Columbia University Press, 2014 

Bowman G. (dir.),
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Notes

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1. Nous avons par la suite assuré le commissariat des versions ultérieures (Tunis, Thessalonique, Paris, Marrakech, New York, Ronchamp, Istanbul, Ankara), parfois en collaboration avec d’autres commissaires.

2. André Desvallées a inventé ce néologisme, complémentaire à la notion de muséographie, dans le cadre du projet de thésaurus de muséologie qui a pris forme en 1993 au sein du Conseil international des musées (ICOM) et du Comité international pour la muséologie (ICOFOM).

3. Entre 2016 et 2022, l’axe 3 de l’Idemec s’est intitulé : « Hétérographies des mondes contemporains » : URL :https://www.idemec.cnrs.fr/spip.php?article1244


4. Voir le projet d’Humanités numériques Visual Hasluck : Mapping Christianity and Islam in the Mediterranean : http://vh.dimaterialist.net/


5. Site internet dédié : https://www.histoire-immigration.fr/musee-numerique/expositions-temporaires/lieux-saints-partages

6. Par exemple, une version photographique intitulée Luoghi Sacri Condivisi a été présentée à l’École Française de Rome, du 6 décembre 2022 au 19 janvier 2023.

7. Signalons le site Internet www.sharedsacredsites.net, élaboré par l’Université de Stanford, Bard College et l’IDEAS, qui est consacré à ce phénomène. Il offre une série de contenus, notamment aux multiples versions de Lieux saints partagés.

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https://www.antiatlas-journal.net/pdf/06-penicaud-expographie-est-une-heterographie.pdf

Pour citer cet article : Manoël Pénicaud, "L'Expographie est une hétérographie : négociations, enjeux et écarts d'écriture", publié le 28 avril 2024, antiAtlas Journal #6 | 2024, en ligne, URL: https://www.antiatlas-journal.net/anti-atlas/06-penicaud-expographie-est-une-heterographie, dernière consultation le Date

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